Le « juste à temps » popularisé par McKinsey a-t-il mené les entreprises à l’impasse ?
La crise pandémique a fait prendre conscience des faiblesses du lean management sur la supply chain. Peter S. Goodman, journaliste au New York Times, se montre sévère dans son dernier livre. Pour lui, ce modèle – qui doit en grande partie sa généralisation à McKinsey – est perdant à tous les coups.

Disponible depuis le 11 juin dernier, l’ouvrage How the World Ran Out of Everything : Inside the Global Supply Chain du journaliste Peter S. Goodman du New York Times expose un plaidoyer sévère sur le lean management et ses effets sur la supply chain. Il pointe en particulier McKinsey & Company, premier cabinet de conseil à avoir adapté, dans les années 1980, les méthodes de production de Toyota à de multiples secteurs sous la stratégie dite « just in time ».
Pour cela, le journaliste multiplie les exemples et analyse des conséquences. À chaque fois, le même constat : un retard inévitable dans les commandes, des salariés sous tension et des clients qui n’ont d’autres choix que de patienter, mais un rendement des actifs des entreprises nettement amélioré à court terme. Par exemple, il évoque le cas de la société Onan Corp., basée dans le Minnesota et spécialisée dans les générateurs industriels. Pour une tôle d’une valeur de 5 dollars en rupture de stock, l’entreprise voyait ses commandes retardées de plusieurs semaines ou mois, et ratait de nombreuses ventes, car la production ne pouvait pas être finalisée. Ce qui pouvait représenter en réalité un manque à gagner de plusieurs centaines de milliers de dollars sur une année. « Toyota n’avait jamais envisagé d’étendre ses chaînes d’approvisionnement au-delà des océans, explique Peter S. Goodman à Consultor. Combiner lean et grandes distances était une erreur. »
Un appel à une remise en question des stratégies prônées par les cabinets de conseil
Il aborde aussi le cas d’Apple, dont le patron, Tim Cook, a procédé à un virage à 180 degrés face à la panique des clients américains lors de la pandémie de COVID-19 : ils ne pouvaient plus acheter de smartphones de la marque à la pomme en raison des longues périodes de fermeture des usines chinoises, dont était dépendant Apple. Ici, Peter S. Goodman illustre l’erreur d’avoir placé la Chine dans un rôle d’usine du monde, ou d’autres pays comme Taiwan pour les puces informatiques. Non seulement, parce qu’elle expose chaque entreprise à une rupture de la chaîne d’approvisionnement à tout moment, mais aussi parce que « de nombreux risques réels ne sont pas pris en compte dans les modèles, qu’il s’agisse du changement climatique ou des orientations géopolitiques. Cela doit changer », confie-t-il à Consultor.
La crise du COVID-19 et l’impact des ruptures d’approvisionnements devraient amener les entreprises et les sociétés de conseil à se remettre en question, avec « moins d’attention portée au prochain trimestre ; davantage d’importance accordée à la résilience à long terme, estime Peter S. Goodman. Les consultants qui se concentrent uniquement sur la valorisation des actions à court terme constituent une menace pour la pérennité à long terme ».
« À son origine, le lean management vient du Japon. Dans les usines automobiles, l’objectif était d’éliminer la non-valeur ajoutée en cherchant à éliminer la “minute perdue”, se défend Matthieu Maudelonde, partner chez Avencore. Ce principe est davantage un sujet d’actualité dans certains secteurs que dans d’autres, qui sont déjà très matures dans ce domaine. À ce titre, les constructeurs automobiles sont déjà très bons, quand, par exemple, l’industrie nucléaire commence à découvrir les bienfaits du lean. »
Chercher l’organisation la plus fluide possible
Sébastien Degueldre, spécialiste de la performance industrielle qui a rejoint Avencore en début d’année comme partner associé, complète : « D’où l’intérêt dans certains cas d’attendre le besoin du client, pour ne produire que ce qui est nécessaire. Dans un environnement à peu près stable et réactif, une entreprise arrive à anticiper les besoins du marché et sait adapter rapidement toute sa chaîne de valeur. » Seule une organisation fluide peut aider à atteindre cet objectif.
Cette approche inquiète le journaliste new-yorkais. « Cet état d’esprit a été très préjudiciable, transférant les risques sur les employés et rendant leur vie un enfer, réagit-il lors de son échange avec Consultor. C’est dans ce contexte que se sont produites les récentes “pénuries de main-d’œuvre”. » La position de Peter S. Goodman n’est pas idéologique, c’est une critique des politiques industrielles et leur conséquence sur les conditions de travail et l’emploi. « La gestion allégée des stocks est une bonne idée et un moyen de réduire les déchets, reconnaît-il. Mais combinée à une focalisation étroite sur les cours boursiers à court terme, elle est destructrice de capital. »
Rupture d’approvisionnement : des trésoreries fragilisées par un « sur-stockage »
Si le COVID-19 a créé une prise de conscience, en raison des conséquences à l’échelle planétaire et économique provoquant un mouvement inflationniste d’ampleur, la question des ruptures de chaînes d’approvisionnement était déjà un enjeu avant. Par exemple, en 2017, une étude de Business Continuity Institute établissait une cartographie des perturbations et constatait que la première cause était les pannes des systèmes de télécommunication, suivie par les cyberattaques, le manque de main-d’œuvre qualifiée et la défaillance des sous-traitants.
Ce dernier aspect semble mal évalué par les grands groupes. Denis Le Bossé, fondateur du cabinet ARC, spécialisé dans le recouvrement de créances, constate un avant et un après COVID-19 dans l’impact des stratégies de gestion de stock. « Avant le COVID, il y avait une activité porteuse avec du matériel à disposition, des taux d’intérêt bas, des banques qui finançaient relativement bien, se souvient-il. Puis, il y a eu cette période difficile. On a eu une sortie de pandémie avec une pénurie de matériel et de matières premières pour tous les domaines, suivie d’une hausse des coûts et le remboursement du PGE. »
Cette période de pénurie contraint les entreprises à reconstituer leurs stocks, voire à surstocker pour ne pas décevoir leur clientèle, quitte à fragiliser leur trésorerie et finalement « ne pas pouvoir répondre aux besoins de leurs clients », observe-t-il, car il manque une pièce précise. La conséquence est immédiate pour certaines : « Malgré des carnets de commandes qui étaient pleins, à partir de la fin 2021, des entreprises ont dû se placer sous la protection du tribunal parce qu’elles n’ont pas pu faire face à leur besoin de trésorerie », raconte le dirigeant.
Les grands groupes ne connaissent pas assez leurs fournisseurs
« Cette situation dépend de la taille des entreprises, réagissent Matthieu Maudelonde et Sébastien Degueldre. Les grands groupes ne connaissent pas forcément ces défaillances et ne mettent pas la clé sous la porte parce qu’ils sont indispensables. Au contraire, ils sont plutôt supportés par leurs clients finaux qui essaient de les aider à augmenter la cadence. Par contre, il peut y avoir des sous-traitants de rang 1, de rang 2 qui impactent nos clients. Ils ne sont pas prioritaires, par rapport à un grand groupe mondial, potentiellement, ils peuvent être en difficulté. »
De son côté, Peter S. Goodman relève : « La crise récente nous a appris que les grandes entreprises ne connaissent pas suffisamment leurs fournisseurs. » C’est peut-être là où les grands groupes se trouvent avec un angle. « Il faut que toute la filière se coordonne dans l’application du lean, reconnaît Sébastien Degueldre. Si chacun essaie, à son niveau, de faire du lean management, mais sans interagir avec les autres membres de sa chaîne de valeur, toute la filière se trouve désorganisée. »
Les ruptures géantes d’approvisionnement ne remettent pas en question la traque de la non-valeur ajoutée. Si cette dernière méconnaît la gestion du risque, elle s’adapte aux aléas qu’elle rencontre sur son chemin. « Une entreprise doit avoir plusieurs sources d’approvisionnement différentes, si possible dans deux zones géographiques différentes, conseille Matthieu Maudelonde. Idéalement, l’une de ces sources doit être proche de l’entreprise pour réduire l’impact carbone. » Peter S. Goodman confirme cette évolution, tout en restant critique : « Une certaine diversification est en effet en cours, la production étant délocalisée hors de Chine et plus proche des clients. C’est une bonne chose. Mais les mêmes incitations financières demeurent pour les entreprises cotées en bourse, ce qui maintient la pression pour s’en tenir aux coûts les plus bas. »
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