Frémissement de Grande démission dans le conseil en stratégie ?
L’impressionnante vague de démissions outre-Atlantique n’a pas (encore) atteint les rivages des cabinets de conseil français. Du moins, pas dans les proportions qu’ont pu connaître les entreprises américaines, avec 38 millions de personnes démissionnaires, dont 40 % sans perspective de trouver un autre emploi derrière.
Mais les départs se sont accélérés au sortir des confinements, exacerbant davantage la guerre des talents qui fait rage. Des consultants majoritairement jeunes, qui décident de sortir du conseil après peu d’années passées en poste, et sans forcément avoir de projets précis en tête. Côté recruteurs, on doit s’adapter.
Le 10 janvier 2022, le consultant Raphaël Pitarque explique sur LinkedIn pourquoi il a claqué la porte du Boston Consulting Group. « J’ai toujours été profondément triste dans cette entreprise. Je ne me suis jamais senti à ma place », écrit-il, avant de donner quelques exemples de missions « peine perdue » sur lesquelles il a travaillé pendant presque trois ans, de mars 2019 à novembre 2021. Et de conclure : « Le BCG vous ment, vous ne débloquez pas le potentiel de ceux qui font avancer le monde, bien au contraire. »
Un effet covid…
Comme lui, d’autres consultants décident de quitter le conseil, de plus en plus tôt et parfois sans avoir d’autres perspectives derrière. Et c’est ce qui déconcerte le plus la profession.
« Des départs soudains, il y en a eu. Des gens de la génération covid pour qui humainement cela a été très compliqué. Souvent, il peut y avoir des départs pour des start-ups, ce que je peux comprendre : chacun fait ses choix. Mais, là, la nouveauté, c’est que des consultants partent sans aucun projet professionnel. Ils partent pour rien. Personnellement, je le vis comme un échec », confie un partner sous couvert d’anonymat.
Avec les confinements à répétition, l’arrêt des séminaires aux quatre coins du monde et le développement du travail à distance, le métier du conseil a perdu de sa superbe. « Tout ce côté exaltant s’est arrêté avec la crise. On voyage moins, c’est certain. Et cela risque d’être durable pour des questions environnementales », reconnaît David Mahé, fondateur de Human & Work, et président de la commission métier du Syntec dédiée au conseil en stratégie & management (lire notre article sur le nouveau conseil d’administration du Syntec).
Même constat chez cet ancien de McKinsey parti pour l’industrie : « La proposition de valeur de devenir consultant est très détériorée. Tout le plaisir qu’il pouvait y avoir à participer à la vie d’une équipe, aux événements, à la vie sociale, tout cela a été mis à l’os par le covid et le télétravail. C’est ce qui rendait acceptables les gros horaires et la charge de travail. Maintenant, c’est ordi, slides et maison. »
D’autant qu’en parallèle, la charge de travail n’a pas diminué. Bien au contraire : avec des besoins en recrutement plus pressants, un turnover plus élevé que la normale et une activité qui repart à la hausse, le consulting est en surchauffe (relire notre article).
… mais pas que
Si la crise sanitaire a en effet profondément bouleversé les modes d’organisation du travail dans le conseil, au point de convaincre certains de changer de métier, elle n’explique qu’une partie des départs observés en 2021. « Comme souvent, les crises servent d’accélérateur de tendances déjà existantes dans la société », analyse Émilie Couvreur, directrice du management de transition chez Robert Half.
Pour cette spécialiste du recrutement, ces nouvelles tendances touchent surtout les générations Y et Z, qui nourrissent un autre rapport au travail. « Ces jeunes actifs ont besoin que leurs valeurs s’alignent sur celles de l’entreprise qui les emploie. Sinon, ils partent, sans crainte particulière de trouver un autre job », assure-t-elle.
Ce ne sont donc pas tant les conditions de travail que le travail en lui-même qui jouent. En particulier lorsqu’il s’agit de profils très recherchés, comme c’est le cas dans le conseil de direction générale. Un phénomène renforcé par le fait que le CDI ne fait plus forcément rêver, et les profils cadres ne craignent pas d’enchaîner les missions. « Au contraire, c’est même très prisé par toutes ces personnes lassées du côté politique que peut avoir le développement d’une carrière dans le top management, et qui recherchent davantage l’exaltation du mode mission », reprend Émilie Couvreur.
Gravir les échelons, grade après grade, ne séduit plus autant qu’avant. Et malgré des salaires qui explosent (relire notre article), les cabinets de conseil en stratégie peinent à garder leurs talents.
Quête de sens
L’un des principaux objectifs pour ces profils : exercer un métier qui a du sens. Et le secteur du conseil ne fait pas exception. D’après une étude Audencia/Jobs that makesense, réalisée en décembre 2021, 92 % des actifs interrogés se posent des questions sur le sens de leur activité, et 42 % ont même déjà entrepris une transition professionnelle. En tête des priorités, l’envie de contribuer aux enjeux de la transition écologique et/ou sociale, pour 57 % des répondants, le besoin de se sentir utile (53 %) et d’appartenir à une organisation à impact positif sur la société et la planète (42 %).
Dans le conseil en stratégie, la quête de sens est désormais au cœur des exigences des candidats à l’embauche comme des consultants déjà en poste. « On nous challenge de plus en plus sur nos engagements RSE, confirme Fanny Colette, HR Director de Cylad Consulting. Cela arrive très tôt au cours de l’entretien, souvent dans les trois ou quatre premières questions du candidat. »
Même son de cloche chez Circle, comme le raconte son CEO, Augustin van Rijckevorsel : « Les candidats veulent des jobs inspirants, qui ont de l’impact ». Et cela se retrouve bien plus tôt dans le process, dès la formation des futurs consultants. « Nos étudiants ont beaucoup d’attente et réfléchissent aux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) d’aujourd’hui. Ils souhaitent trouver des entreprises responsables, dont les valeurs entrent en résonnance avec les leurs. Le salaire reste une considération importante, mais moins qu’avant », assure Stéphane Ponce, global associate director, consulting & project lead à l’INSEAD, une école où 52 % des diplômés en 2021 ont rejoint le secteur du conseil, principalement le trio MBB (McKinsey, BCG et Bain).
Rester…
Le conseil est-il incompatible avec le besoin d’avoir de l’impact. Non, répond la profession, pour qui le secteur reste attractif et ne subit pas une « Grande démission » comme cela a été le cas aux États-Unis. « Il y a eu quelques départs, bien entendu, mais aucune vague de démissions », assure Fanny Colette de Cylad. Un constat que confirme David Mahé du Syntec : « Le conseil continue d’attirer les talents, car la dynamique de carrière et d’évolution des rémunérations a peu d’équivalents dans le reste de l’économie. Et puis, notre métier est utile : nous accompagnons les entreprises dans leurs transformations. »
À l’heure de surmonter la crise sanitaire et d’atteindre les objectifs zéro net carbone, les cabinets multiplient les missions délicates en vue de transformer profondément les entreprises clientes. Et mettent les mains dans l’opérationnel, le concret. Exactement ce que cherchent les consultants en quête d’impact.
« Aujourd’hui, les grands cabinets ne se concentrent plus seulement sur les gros clients comme les grandes banques et les grandes entreprises de la tech, analyse Stéphane Ponce de l’INSEAD. Ils ont vu que des licornes pouvaient émerger, réussir à lever des fonds très vite et passer de 0 à 10 000 employés en un temps record. » Des plus petites boîtes, certes, mais qui peuvent changer la donne, et à qui le conseil ne ferme plus ses portes.
Et puis, les missions pro bono et le mécénat de compétences se développent, assure le Syntec. « Les initiatives pour qu’une partie du temps des consultants soit affecté à des missions non rémunératrices pour le cabinet augmentent. Des talents mis au service du bien commun », précise David Mahé.
… ou partir ?
Malgré tout, quelques électrons préfèrent s’éloigner du noyau. Et leur départ peut parfois en inspirer d’autres, comme lorsque Victor Cannilla a quitté BCG Genève après trois ans de bons et loyaux services pour rejoindre la Grève du climat. Avant de partir, en mars 2021, ce jeune Suisse de 28 ans a parlé pendant une heure de sixième extinction de masse face à 250 de ses collaborateurs. Et en a profité pour glisser habilement quelques arguments les encourageant à changer de métier.
« Certains n’ont pas compris mon départ, alors que je n’avais pas de projet précis en tête si ce n’est celui de prendre le temps de réfléchir et de trouver quelque chose qui a vraiment du sens, pour ne plus être “du mauvais côté de l’histoire”. Mais d’autres ont été interpelés : ils m’ont remercié d’avoir été honnête et m’ont posé pas mal de questions », raconte-t-il.
Près d’un an après avoir claqué la porte du BCG, Victor Cannilla continue de recevoir des appels d’anciens collègues, intrigués par sa démarche. Au point de suivre sa voie ? Pas sûr, répond l’intéressé. « Nous sommes beaucoup à penser, comme moi, qu’il y a urgence. Mais j’ai conscience que peu iront jusqu’au bout en renonçant à leurs salaires et le prestige que confère un tel job pour s’investir pleinement dans le changement. » Alors, selon lui, pas mal de consultants finissent par s’accommoder d’un peu de dissonance.
Ironie du sort, le nouveau patron du BCG, Christoph Schweizer, a appelé les activistes du climat à rejoindre le conseil, dans une interview au Financial Times, arguant qu’ils seraient plus utiles à leur cause en conseillant les entreprises à atteindre leurs objectifs de zéro émission nette. Une bouteille à la mer ? En tout cas, Victor Cannilla n’y croit pas. « Il est obligé de délivrer ce genre de message, car les gens comme moi ne veulent plus travailler seulement pour un salaire. Ils veulent du sens, et ce n’est pas dans les grands cabinets de conseil comme BCG qu’ils le trouveront. Les clients nous engagent pour faire de l’argent, pas pour œuvrer pour le climat. »
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