Les consultants sont des Lobbyistes comme les autres
Pas un mois ne s’écoule sans qu’un cabinet de conseil en stratégie ne publie un rapport destiné à « éclairer » le débat public, avec le soutien plus ou moins implicite d’un protagoniste dont les intérêts sont en jeu.
Si ces contributions peuvent s’avérer utiles, elles flirtent souvent avec les frontières du lobbying – voire les transgressent parfois. Dès lors, un code déontologique et une transparence accrue s’imposent.
« Trafic d’influence »
Mai 2014 : en symbiose avec le MEDEF, McKinsey avance des propositions pour créer un million d’emplois en France. Quelques semaines plus tard, c’est le BCG qui s’affiche en ardent promoteur de l’exploration des gaz de schiste, avec l’Institut Montaigne, un think tank indépendant, mais financé entre autres par GDF Suez, Total ou Vallourec. À la rentrée, c’est au tour de Roland Berger de vanter les mérites de la transformation numérique de l’économie française, pour le compte cette fois de Google. On pourrait multiplier les exemples à l’envi.
Pourquoi de grandes entreprises ou des organisations généralement reconnues comme des ténors du lobbying sollicitent-elles de la sorte les cabinets de conseil en stratégie, alors même qu’elles disposent pour cette fonction de nombreuses ressources internes, ainsi que du soutien d’agences spécialisées en « affaires publiques » ? Pour deux raisons principalement. La première : ces entreprises appliquent un principe fondamental de « l’advocacy ». Cette technique de lobbying consiste à montrer que vos intérêts particuliers convergent avec l’intérêt général, afin de renforcer votre position dans les discussions avec le régulateur ou le décideur public. Or cette technique n’est jamais aussi puissante que lorsqu’une partie tierce, perçue comme indépendante, en réalise la démonstration à votre place. La seconde raison : les cabinets de conseil en stratégie jouissent d’une forte crédibilité en matière d’analyse quantitative. Dès lors, leurs chiffrages et leurs scénarios apparaîtront plus convaincants, plus « objectifs » aux décisionnaires.
De leur côté, que gagnent les cabinets de conseil en stratégie à s’exposer ainsi, eux dont on sait le naturel prudent et taiseux ? « De l’argent » serait une explication rapide et, au mieux, incomplète. Un certain nombre de ces rapports sont en effet produits pro bono, c’est-à-dire qu’ils relèvent du mécénat de compétences : le travail des consultants n’est pas facturé. (« Un certain nombre » – donc pas tous – et on notera que les cabinets rivalisent de formulations nébuleuses pour éviter de clarifier le statut – payé ou non – de leurs travaux : « réalisé avec le soutien de… », « nous remercions pour leur précieuse contribution… », etc.) En fait, les cabinets de conseil en stratégie apparaissent avant tout motivés par le « bénéfice relationnel » : ils espèrent qu’en mettant leur influence au service de leurs clients, en affichant une forme de « loyauté », ils pourront renforcer leurs liens avec ces derniers. Des opportunités commerciales peuvent en découler dans un second temps : davantage de dialogues avec les clients, à un plus haut niveau dans l’organisation. Et enfin, l’influence des cabinets, réelle ou autoproclamée, apparaît en dernier ressort comme une valeur ajoutée différente à offrir aux clients, face à la menace de « commoditisation » de certains services de conseil.
L’image des cabinets en jeu
Mais la multiplication des activités relevant du lobbying n’est pas sans poser plusieurs problèmes.
Pour commencer, ces activités pourraient se révéler contre-productives pour les cabinets de conseil en stratégie, c’est-à-dire dégrader les relations avec certains clients, en en chouchoutant d’autres. En effet, lorsque des intérêts économiques s’opposent, sortir de la neutralité induit nécessairement une mise en danger. Par exemple, quand Deloitte produit pour Facebook un rapport saluant la contribution économique de ce dernier, ménager la susceptibilité des firmes technologiques concurrentes n’est pas forcément évident…
Ensuite, l’image des cabinets de conseil pourrait, à force, se trouver écornée. D’abord dans les dimensions de rigueur intellectuelle et d’indépendance qui leur sont aujourd’hui attribuées. Ainsi, un plaidoyer tel que celui du BCG pour les gaz de schiste, minimisant systématiquement les incertitudes ou les risques environnementaux, heurte la représentation d’objectivité associée à ce cabinet. Et paradoxalement, si les cabinets perdaient leur image d’impartialité, leur concours dans le cadre d’une tactique de lobbying n’aurait plus beaucoup d’intérêt. Par ailleurs, la responsabilité sociale et environnementale des cabinets de conseil pourrait finir par être remise en question, et des acteurs de la société civile les prendre à partie ou contester leur « licence d’opérer ». Les marques, employeurs des cabinets, pourraient aussi en pâtir. Les jeunes générations marquées par la crise sont de plus en plus sensibles aux questions d’éthique des affaires. Elles commencent aujourd’hui à se détourner des services financiers. À l’avenir, elles pourraient de la même manière tourner le dos à un secteur du conseil jouant ostensiblement les supplétifs dans les combats les plus impopulaires du « big business ».
Lobbyiste, un métier
Mais au-delà des risques pour les cabinets eux-mêmes, le mélange des genres entre conseil et lobbying interroge aussi sur le bon fonctionnement démocratique.
Le rôle positif du lobbying sur la démocratie est aujourd’hui assez largement reconnu, pour peu qu’il soit pratiqué selon certaines règles. Dans un monde toujours plus complexe et interdépendant, les décideurs publics ont besoin d’expertise pour comprendre les implications de leurs décisions, avant de rendre leurs arbitrages. Mais pour éviter les dérives, ce métier sensible est soigneusement encadré. Ainsi, les lobbyistes eux-mêmes se sont dotés de codes de conduite drastiques : rejet de toute pratique corruptrice, transparence sur les intérêts défendus, intégrité des informations relayées, etc. Leurs associations s’investissent dans la formation déontologique des futurs représentants de la profession et, le cas échéant, dénoncent et expulsent de leurs rangs les moutons noirs. Pour leur part, les institutions publiques (Commission européenne, Parlement français) exigent des lobbyistes qu’ils s’inscrivent sur des registres publics, ce qui permet aux décideurs de savoir « pour qui roulent » leurs interlocuteurs, et d’utiliser leurs rapports avec les précautions requises. Cette transparence est primordiale pour une démocratie saine.
Dans ce cadre, les cabinets de conseil ont certainement une contribution utile à apporter. Ils manient les chiffres avec aisance et savent se projeter à long terme. Ils jouissent d’un point de vue privilégié sur les entreprises et l’économie, y compris sur les liens entremêlés entre différents secteurs ou régions du monde. Ils disposent d’une compétence précieuse : savoir appréhender la complexité et parvenir à l’expliquer simplement. Autant de qualités estimables pour des dirigeants politiques souvent peu familiers des problématiques de l’entreprise.
Mais si les consultants en stratégie entendent exercer des activités de lobbying « comme les autres », il faudra – dans l’intérêt de tous – qu’ils se soumettent sans fausse candeur aux mêmes garde-fous.
Charles René* pour Consultor le 10 novembre 2014.
(*) : Charles René contribuera au gré de ses humeurs au site consultor.fr. Fin connaisseur du conseil de direction générale et encore partie prenante dans le secteur, il signe ses billets d'un pseudonyme.
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