Intelligence artificielle : les consultants ne font-ils que surfer sur le buzz ?
Quelle place occupe aujourd’hui l’intelligence artificielle dans la trajectoire de la transformation numérique des entreprises et quel rôle peuvent jouer les cabinets de conseil en stratégie sur ce terrain ? Tour d’horizon des réalités économiques qui se cachent derrière cette avancée technologique très médiatique, et du rôle que les consultants peuvent jouer.
Après deux longs hivers, dans les années soixante-dix puis quatre-vingt-dix, c’est un nouveau printemps que connaît aujourd’hui l’intelligence artificielle. La saga d’AlphaGo, le programme de jeu de go développé par DeepMind (filiale d’Alphabet), dont les exploits font régulièrement la une des médias, illustre assez bien le rebond de cette technologie.
Il n’a fallu ainsi que trois jours d’entraînement à AlphaGo Zero, la toute dernière version du logiciel, pour vaincre son prédécesseur AlphaGo Lee (qui a battu le numéro 3 mondial Lee Sedol en 2016) et vingt et un jours pour battre AlphaGo Master (vainqueur du numéro 1 mondial Ke Jie en mai dernier).
AlphaGo Zero est donc devenu le meilleur joueur de go de la planète après avoir appris ce jeu en autodidacte et s’être entraîné en jouant contre lui-même pendant un peu plus d’un mois. Les seules informations dont disposait en effet le programme étaient les règles du jeu et la position des pierres sur le plateau : il a donc appris, sans utiliser de données humaines. Une performance qui suffit à elle seule à nourrir bien des peurs et des fantasmes.
AlphaGo, la pointe émergée de l'iceberg
Les enjeux de cette technologie ne se limitent toutefois pas au jeu de go. Alors que les géants du web américains et chinois ont déjà pris une longueur d’avance et qu’un certain nombre de pays, dont les États-Unis, la Chine et la Corée du Sud, ont adopté des plans stratégiques en matière d’intelligence artificielle, la France travaille actuellement à l’élaboration d’une stratégie nationale en la matière. Six mois après la remise du rapport « France IA », qui dresse un état des lieux du sujet dans l’Hexagone, le mathématicien et député Cédric Villani a été chargé en septembre dernier d’une nouvelle mission pour aider le gouvernement à établir sa feuille de route pour les années à venir.
Épaulée par Marc Schoenauer, directeur de recherche à l’Inria, la « Mission Villani », qui a prévu de consulter une centaine d’experts, doit remettre son rapport en janvier. En quoi consiste précisément cette technologie ? En quoi un « système intelligent » diffère-t-il des autres programmes informatiques ? Où est la frontière entre « informatique avancée » et « intelligence artificielle » ?
Techniquement, l’intelligence artificielle repose sur l’utilisation combinée de grandes quantités de données numériques (pour nourrir les algorithmes) et des technologies de traitement automatique du langage naturel (traduction et génération automatiques de textes, reconnaissance vocale…) et d’apprentissage automatique (par exemple des programmes tels que Deep Dream ou AlphaGo de Google, et Watson d’IBM).
Cette combinaison permet de créer des modèles algorithmiques auto-apprenants qui vont améliorer leurs performances au fil du temps en ingérant des données en continu de manière automatisée ou semi-automatisée. La valeur créée par ces systèmes intelligents dépend davantage de la qualité et de la quantité des données qui alimentent l’apprentissage que des algorithmes, développés en open source.
Voiture autonome, imagerie médicale, drones... des applications dans tous les domaines
Encore immature, cette technologie continue de faire l’objet de nombreuses expérimentations. La plupart de ces applications pratiques consistent à intégrer des « briques » d’intelligence artificielle dans l’automatisation des process.
Des solutions exploitant les technologies de reconnaissance d’images sont ainsi utilisées dans le secteur automobile (voitures autonomes), l’imagerie médicale (diagnostic), les drones (pour l’agriculture et le bâtiment, notamment, ainsi que dans l’industrie de l’armement) ou la reconnaissance d’œuvres d’art, par exemple.
Celles qui reposent sur la reconnaissance du langage naturel (texte et voix) sont utilisées dans les assistants personnels, tels que Google Assistant, Siri (Apple), Alexa (Amazon), Cortana (Microsoft), et les chatbots, tels que Julie Desk (l’assistante virtuelle qui prend les rendez-vous) et les applications destinées à gérer la relation client (accueil, information, assistance, conseil…).
On retrouve également ces logiciels qui se nourrissent de données en continu dans le retail et l’e-commerce, avec la publicité programmatique et les algorithmes de recommandations sur Internet, ou le pricing dynamique, qui permet d’établir le « meilleur prix » en temps réel (comme chez Amazon, où le prix d’un produit peut changer plusieurs fois par jour).
Ils alimentent aussi des systèmes experts, souvent conçus comme des outils d’aide à la décision, dans le secteur de la banque et de la finance (trading algorithmique, robots de gestion de portefeuille…), des assurances (détection des fraudes à l’assurance), des transports et de la logistique (circulation, gestion des stocks…) ou de l’énergie (performance énergétique, distribution…), par exemple.
Data scientists, data architects et data engineers arrivent en nombre chez les consultants
Au-delà du buzz médiatique, quelle place occupe véritablement l’intelligence artificielle aujourd’hui dans la trajectoire de transformation numérique des entreprises ? « Au cours des dix-huit derniers mois, les sujets liés aux données, à la data science et à l’intelligence artificielle sont devenus des sujets clés, observe Nicolas de Bellefonds, directeur associé en charge de l’activité de BCG Gamma à Paris, l’entité du BCG dédiée à la data science.
« C’est un très gros sujet pour les entreprises, elles s’en sont emparées et demandent beaucoup de conseils, confirme Morand Studer, chez Eleven Strategy. Il y a beaucoup de buzz sur le sujet en ce moment et une prise de conscience face à ces nouveaux outils digitaux qui sont susceptibles de faire évoluer les anciennes façons de travailler dans un grand nombre de métiers et de secteurs. »
« On trouve désormais un volet data et intelligence artificielle dans les plans stratégiques de toutes les grandes entreprises, avec des moyens plus ou moins conséquents », pointe Yves Pizay, chez Kea & Partners. Pour répondre à cette nouvelle demande, un nombre croissant de cabinets de conseil en stratégie intègrent dans leurs équipes des compétences de data scientists, data architects et data engineers, afin de pouvoir assurer l’accompagnement opérationnel de leurs clients.
Concurrence avec les prestataires informatiques et les start-up
Un terrain sur lequel ils côtoient l’écosystème des start-up et sont en concurrence frontale avec les prestataires de services informatiques et numériques. « Nous avons des consultants en stratégie data scientists, capables de comprendre le métier du client, de poser un problème et d’utiliser des outils de data science pour les résoudre, explique Morand Studer. Intégrer ces deux métiers permet d’aller très vite, d’être agile. Plus on est capable de faire des allers-retours de la direction générale au développeur, moins il y a d’intermédiaires, et plus ces boucles sont efficaces.»
La même efficacité de gestion des data est promue chez Kea & Partners dont les data scientists « réalisent les projets de nos clients eux-mêmes. Cela montre que nous avons déjà cheminé et que nous pouvons accompagner leurs premiers pas », explique Yves Pizay, chez Kea & Partners.
Quid du rôle des prestataires de services informatiques et numériques ? « Nous sommes en effet en concurrence directe avec eux sur ce terrain, poursuit-il. Mais pour le client, il s’agit de faire le choix entre l’indépendance et la vente de services : nous, nous vendons du conseil ; eux, ils vendent leurs solutions maison. »
"10 % d’algorithme, 20 % de technologie et 70 % de gestion du changement"
Et les start-up ? « Il faut les connaître parce qu’elles sont très focalisées sur les usages et que la réflexion stratégique doit être connectée à l’opérationnel, et puis il faut aussi les surveiller pour voir si elles ne développent pas des solutions qui peuvent menacer le business model de nos clients. »
L’exigence de mixité entre les consultants et les data scientists est présente également au BCG. « On a l’habitude de dire que la réussite d’un projet d’intelligence artificielle c’est 10 % d’algorithme, 20 % de technologie et 70 % de gestion du changement, et c’est pourquoi les compétences traditionnelles d’un cabinet de conseil en stratégie sont essentielles. »
Et si le cabinet reste en contact avec l’écosystème des start-up, « ces dernières développent des solutions sur étagère [produit en série et non pour un projet en particulier, NDLR], déployables chez n’importe quel client, poursuit-il. Or, dès qu’une solution peut constituer un avantage concurrentiel stratégique, nos clients ont besoin d’outils qui leur sont propres, pensés pour l’entreprise et qui sont sa propriété. C’est pourquoi les solutions que nous développons pour eux leur appartiennent à 100 %, nous ne conservons aucune propriété intellectuelle. Mais pour les outils moins stratégiques, d’optimisation de process par exemple, on peut tout à fait prendre les solutions sur l’étagère proposées par une start-up, SAP, Google ou Amazon… »
Des impacts plus ou moins rapides, plus ou moins faciles à justifier
Le champ technologique de l’intelligence artificielle présente également d’autres particularités. « Pour les sujets de réinvention, qui visent à améliorer la performance d’une activité clé en utilisant l’intelligence artificielle, les impacts se voient très vite et sont très significatifs, jusqu’à 20 ou 30 % d’amélioration de la performance, estime Nicolas de Bellefonds.
En revanche, pour les sujets d’innovation, consistant à développer un nouveau service alimenté par l’intelligence artificielle, il est plus compliqué d’avoir une visibilité sur la rentabilité à très court terme puisque l’on est sur des champs exploratoires. C’est pourquoi les entreprises développent souvent ce type d’innovations un peu en dehors de leur gouvernance habituelle, en s’appuyant sur des incubateurs externes et des partenariats dédiés. »
Pour les dirigeants, « cela demande d’investir sans savoir ce qui va se passer, ni quand, alors qu’il faut justifier cet investissement et rassurer les actionnaires tous les trimestres, ajoute Yves Pizay. Nous essayons de construire ces stratégies d’investissement avec les dirigeants, de réfléchir à la façon d’en parler aux administrateurs et aux actionnaires. »
Pourquoi les entreprises n'en parlent pas ?
Autre spécificité : « Les entreprises ne communiquent pas beaucoup sur leurs projets d’intelligence artificielle, et cela pour plusieurs raisons, reprend Yves Pizay. Parce qu’elles tâtonnent, expérimentent, et parce que cette technologie a la caractéristique d’être très facilement copiable : toutes les techniques sont en open source sur Internet. Mais aussi parce que l’implémentation de solutions d’intelligence artificielle c’est potentiellement 30 % en moins de personnel et c’est donc très anxiogène pour les collaborateurs. Et cela peut aussi l’être pour les clients dans la mesure où le fait de discuter avec une machine n’est pas vraiment intégré aujourd’hui. Au final, les entreprises marchent sur des œufs. Celles qui en parlent beaucoup, ce sont les start-up, parce qu’elles n’ont pas ces enjeux-là et parce qu’elles ont besoin de se faire connaître pour vendre leurs solutions. »
De fait, l’impact sociétal de cette technologie en matière d’emploi et de protection de la vie privée et, plus globalement, d’éthique et de gouvernance fait partie des réflexions dont les entreprises et leurs dirigeants ne peuvent faire l’économie.
« La technologie n’est pas bonne ou mauvaise en soi, tout dépend de l’usage que l’on en fait, rappelle Yves Pizay. On a eu les mêmes débats quand les premiers ordinateurs sont arrivés. Reste que si l’intelligence artificielle tient toutes ses promesses, on va avoir beaucoup de consommateurs, mais très peu de salaires… Le débat est aujourd’hui sur la place publique et il faut bien entendu en parler avec les clients. »
« L’entreprise doit se demander à quel moment elle passe du mauvais côté de la barrière, elle devient “Big Brother” »
Chez Gamma, « nous parlons beaucoup de la protection des données personnelles avec nos clients pour des questions réglementaires, d’éthique et de confiance des consommateurs : l’entreprise doit se demander à quel moment elle passe du mauvais côté de la barrière, elle devient “Big Brother” », pointe Nicolas de Bellefonds.
Quant à l’impact sur le travail, qui est un enjeu sociétal majeur, nous y réfléchissons beaucoup avec les entreprises et avec le monde académique. Nous sommes convaincus que ces solutions technologiques seront au service des hommes et ne vont pas forcément les remplacer. La machine est très douée pour trouver des solutions à des problèmes fermés, mais pas pour raisonner sur des problèmes ouverts, elle en est même très, très, loin. »
Et si l’intelligence artificielle ne tenait pas ses promesses et enregistrait un nouveau repli, voire un coup d’arrêt ? « J’ai le sentiment que le train est bel et bien parti, observe Nicolas de Bellefonds. Les entreprises les plus prospères utilisent l’intelligence artificielle et vont l’utiliser de plus en plus ; ailleurs, il y aura, entreprise par entreprise, des échecs et des retours en arrière, mais pas de coup d’arrêt massif. »
Investir dans l'intelligence artificielle ne représentent pas un grand risque pour les consultants
Pour les cabinets de conseil en stratégie qui ont beaucoup investi dans ce champ d’activité, « c’est un pari sur l’avenir qui est à mon avis assez peu risqué, estime Yves Pizay. Si l’usage de cette technologie explose, le pari est gagné. Si jamais les réalisations ne sont pas à la hauteur des promesses, on observera un repli – comme cela s’est passé avec Internet et le digital –, avant qu’une deuxième vague n’emporte tout, dès que les infrastructures et les compétences auront acquis une maturité beaucoup plus forte. »
Le volet réglementaire pourrait-il également constituer un frein ? « C’est possible, poursuit-il. Cette technologie se nourrit d’énormément de données personnelles et la question de la réglementation de l’usage de ces données se pose, tout particulièrement en Europe. Et puis, quand les États vont constater que l’intelligence artificielle est en train de transformer des ETP humains en ETP informatiques, le régulateur va nécessairement réfléchir à comment taxer ce flux de valeur. »
« La réglementation joue un rôle très important dans l’accélération et le ralentissement. Or il n’y a pas d’harmonisation à l’échelle mondiale, et je ne la vois pas arriver, ajoute Nicolas de Bellefonds. Le risque est que les entreprises qui sont sur les marchés les plus régulés prennent du retard sur les autres. »
Miren Lartigue pour Consultor.fr
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commentaires (1)
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France
- 30/10/24
L’automne fait son œuvre au sein de la Firme, les feuilles tombent… et les partners aussi. Les nouveaux départs sont ceux de Flavie Nguyen et Thomas London.
- 29/10/24
Julia Amsellem, qui a rejoint l’entité de conseil en stratégie d’EY en 2017, et Étienne Costes, engagé depuis 2013, font partie des 17 membres du nouveau comex d’EY dans l’Hexagone.
- 23/10/24
C’est une étude coup de poing que le cabinet Oliver Wyman a réalisée à titre pro bono pour le collectif ALERTE (fort de 35 associations, dont Action contre la Faim, Médecins du Monde et ATD Quart Monde) dédié à la pauvreté et à l’exclusion. Elle est intitulée « Lutter contre la pauvreté : un investissement social payant. » L’une des conclusions plutôt contre-intuitive : combattre la pauvreté par des financements serait un investissement gagnant-gagnant, pour les personnes concernées comme pour l’économie nationale. Les analyses du président d’ALERTE, Noam Leandri, et de Jean-Patrick Yanitch, partner à la tête de la practice Service public et Politiques publiques en France.
- 15/10/24
Début octobre, deux nouveaux partners ont disparu de la liste des associés de la Firme : Guillaume de Ranieri, poids lourd du cabinet où il évoluait depuis 24 ans, et Xavier Cimino, positionné sur une activité stratégique.
- 07/10/24
Doté d’un parcours dédié presque exclusivement au conseil (BCG, Kearney, Accenture - entre autres), Mathieu Jamot rejoint le bureau parisien de Roland Berger.
- 03/10/24
Depuis avril 2024, les arrivées se succèdent : après Jean-Charles Ferreri (senior partner) et Sébastien d’Arco (partner), Thierry Quesnel vient en effet renforcer les forces vives, « pure strat » et expérimentées, d’eleven.
- 02/10/24
Minoritaires sont les cabinets de conseil en stratégie à avoir fait le choix de s’implanter au cœur des régions françaises. McKinsey, depuis les années 2000, Kéa depuis bientôt 10 ans, Simon-Kucher, Eight Advisory, et le dernier en date, Advention… Leur premier choix, Lyon. En quoi une vitrine provinciale est-elle un atout ? La réponse avec les associés Sébastien Verrot et Luc Anfray de Simon-Kucher, respectivement à Lyon et Bordeaux, Raphaël Mignard d’Eight Advisory Lyon, Guillaume Bouvier de Kéa Lyon, et Alban Neveux CEO d’Advention, cabinet qui ouvre son premier bureau régional à Lyon.
- 23/09/24
Retour sur la dynamique de croissance externe de Kéa via l’intégration capitalistique de Veltys – et le regard du PDG et senior partner de Kéa, Arnaud Gangloff.
- 23/09/24
Astrid Panosyan-Bouvet, une ancienne de Kearney, et Guillaume Kasbarian, un ex de Monitor et de PMP Strategy, entrent dans le copieux gouvernement de Michel Barnier, fort de 39 ministres et secrétaires d’État. Bien loin des 22 membres du premier gouvernement Philippe ; ils étaient 35 sous le gouvernement Attal.