Les freelances surnagent
Selon les secteurs de spécialisation, les carnets de commandes antérieurs à la crise, les réseaux des uns et des autres, le confinement a été plus ou moins ardu pour les consultants en stratégie à leur compte. Mais le plus dur est peut-être à venir.
Témoignages de plusieurs d’entre eux qui ont choisi de sortir des sociétés historiques du secteur pour exercer à leur compte.
Si les cabinets de conseil en strat’ ont connu une chute assez généralisée, en moyenne de 40 %, de leur activité durant le confinement lié à la crise du covid-19, le sort des consultants indépendants a été, lui, plus diffus.
Deux tiers des stratèges indépendants disent avoir perdu du chiffre d’affaires
Le cabinet Monitor Deloitte, via son programme Open Talents dédié aux indépendants, a réalisé un sondage mi-avril auprès de 136 d’entre eux : si 48 % se disaient inquiets, 30 % s’affirmaient sereins dans ce contexte incertain. Les deux tiers des répondants déclaraient avoir subi une baisse de leur chiffre d’affaires, alors qu’un tiers ne subissaient aucun impact de la crise.
Et selon Mathieu Colas, le responsable du programme Open Talent, « les indépendants les plus affectés par la crise sont ceux intervenant sur les métiers de la data et de la stratégie ».
Une analyse pas vraiment partagée par Leslie Garçon, une ancienne du BCG (2008-2013), consultante free jusqu’en 2018, qui a lancé WEEM en 2018, une communauté regroupant 950 indépendants.
Des situations très variables
Selon elle, justement, les consultants en strat’ indépendants ont été plutôt moins impactés, des profils de consultants recherchés et chassés, particulièrement en période de crise.
« Nous avions tous très peur au début du confinement que tout s’arrête. En fait, 95 % des missions initiées avant le confinement ont été maintenues, même si un de nos clients, du secteur du tourisme, évidemment très fortement impacté, a tout cessé. Je pense que les indépendants ont été beaucoup moins touchés que les cabinets de conseil traditionnels, car faire appel à des free est une solution palliative, agile, flexible, moins coûteuse. »
Individuellement, pour les indépendants, la réalité a été très variable. Ceux déjà engagés dans des missions ont pu les continuer dans la grande majorité des cas ; en revanche, pour ceux en intermission, la période a été rude.
« J’avais effectivement environ une dizaine de coups de fil par jour de consultants inquiets de ne pas retrouver de missions avant septembre, sans pouvoir, par ailleurs, démarcher directement. Ils étaient d’autant plus prêts à faire des efforts financiers sur leurs taux horaires et très réactifs aux sollicitations », ajoute Leslie Garçon.
Une vision générale contrastée que confirment les différents consultants en stratégie freelances que nous avons pu contacter. Leur situation durant cette crise a été avant tout liée à deux facteurs essentiels : leur expérience comme consultant et leur activité (ou non) à l’annonce du confinement.
Des missions commencées avant le confinement ou des spécialisations très à-propos
C’est le cas de Damien Aimon, Centrale Lyon/Paris (2005), quinze ans d’expérience pro, dans le conseil en stratégie, chez Bain & Company entre 2005 et 2011 à Paris, San Francisco et Dubaï, mais aussi dans de grandes entreprises (groupe SEB, Lennox International), consultant free depuis 2019. Ses spécialités : stratégie, marketing, transformation et digital. Damien Aimon était engagé, juste avant le confinement, sur une mission de transformation marketing dans le secteur des produits de consommation pour trois mois au départ à temps plein.
« J’étais payé à la journée, je leur ai donc proposé de facturer en mars trois à quatre jours par semaine, et en avril, seulement un à deux jours en fonction du travail effectivement réalisé. Le reste du temps, j’ai travaillé pour moi sur les changements des consommateurs pendant et après la crise et à la redéfinition des grandes tendances stratégiques qui vont en découler, mais aussi aux grandes transformations des fonctions marketing. Cela m’a permis par ailleurs de travailler au développement de mon réseau LinkedIn, de réaliser des webinaires sur la crise et de suivre des MOOC sur des sujets digitaux et marketing. »
Depuis mai, la mission du consultant, sur laquelle il est chef de projet, est repartie à 100 % et a même été prolongée de trois mois.
Même cas de figure pour celui qui n’est freelance que depuis octobre 2019, Côme Devilder, ESSEC (2012), ancien analyste financier chez GE puis à la BNP, associate chez Kearney Paris en 2019 au sein de la practice banque où il n’est resté que quelques mois.
Un consultant indépendant qui n’a pas connu la crise. Sa force : son réseau pro créé au fil des années dans le secteur financier qui lui a permis de trouver rapidement des clients. « Ma spécialité en gestion de portefeuilles et gestion des systèmes d’information est assez peu courante. Je n’ai jamais eu autant de travail que pendant cette période de confinement, mon budget a même explosé. La crise a, en effet, eu de gros impacts sur mes clients qui ont eu besoin de réponses rapidement pour y faire face. J’ai travaillé à des sujets de régulation bancaire, de processus comptables, de reporting. Ce sont des fonctions protégées avec des budgets sanctuarisés. »
En revanche, pour d’autres consultants en stratégie indépendants, la crise liée au covid-19 a été professionnellement difficile.
Travailler le réseau, notamment avec son ancien cabinet
Léopold Albert, qui n’avait pas de mission en cours, a pris la crise de plein fouet. Un consultant qui a pourtant un beau CV : ESCP (2005), consultant chez Bain entre 2006 et 2011, une expérience entrepreneuriale, cofondateur de MoncoachingMinceur.com (2011-2016), avant de revenir au conseil, comme indépendant en tant que business sparring-partner (stratégie et digitale) auprès de dirigeants et cadres dirigeants. « J’ai vécu la crise financière chez Bain, c’est évidemment très différent, on a moins de pression, on est moins désœuvré. J’en ai profité pour m’occuper de mes enfants, je n’aurais pas pu être staffé à temps plein ! J’ai également effectué une remise à niveau de mon réseau pro. J’ai aussi eu une petite activité pour mon ancien cabinet de conseil, chez Bain, dans le cadre de l’accompagnement du processus de recrutement. Cette période creuse m’a aussi permis de m’impliquer dans Le Collectif Solidaire. Avec un ami chef cuisinier, nous avons préparé des dizaines de repas pour des hôpitaux. Ça m’a permis de prendre du temps pour une bonne cause et faire quelque chose de concret ! J’ai réussi à me positionner sur une petite mission de retail, une biscuiterie en Bretagne, mais pour l’instant, on ne sait pas quand elle va débuter. »
Si l’année risque d’être compliquée pour Léopold Albert, l’été approchant à grands pas, il n’attend – et n’espère – rien de tangible d’ici septembre, ce consultant fait cependant le pari que ce qui s’est passé va être positif pour les consultants indépendants, rodés à la flexibilité. « Cela me conforte plutôt que les indépendants, avec une grande souplesse pro et un mode de vie pro/perso sympa, vont assez bien dans le monde d’après. »
Faire le dos rond sur les fees et muscler son jeu digital
Idem pour Stéphanie Ortis, Science Po Aix (2001), spécialiste des organisations de la santé, consultante indépendante en stratégie et management depuis dix ans, qui, comme de nombreux autres collègues de son entourage, a subi reports et annulations de missions.
Au début du confinement, elle a répondu à un appel à projets du ministère des Armées sur des actions d’accompagnement améliorant les conditions de vie durant le confinement et pour préparer le déconfinement. Une mission qu’elle n’a pas obtenue.
Stéphanie Ortis a un point de vue bien personnel sur la problématique des consultants indépendants et leur avenir au regard de la crise sanitaire et économique inédite. « Le confinement a mis en lumière un point clé du métier. La plupart des consultants indépendants en management et en stratégie que je côtoie sont plutôt en fin de carrière. Ils ont, certes, de l’expérience, mais ils ne font pas partie des geeks des jeunes générations. Ce travail à distance est plus complexe à mettre en œuvre pour eux, ils n’ont pas l’habitude de ces outils virtuels. À 42 ans, dans ce secteur, je fais plutôt partie des juniors indépendants. Le métier de consultant est en train de changer. Fini les prestations à 2 000 euros par jour ! Il faudra être plus digeste et efficient. Cela passera également par un pilotage performant à distance avec, je pense, 80 % des missions qui pourront s’effectuer en télétravail. Et donc une formation nécessaire aux outils. »
Pour faire de ce moment de crise une opportunité, Stéphanie Ortis a développé avec quelques collègues une plateforme (Shifumi.org) qui permet une totale digitalisation des interventions.
Mauvais timing
Une difficile épreuve. Tel est le cas de E. (qui souhaite rester anonyme), ingénieure Centrale Paris, devenue consultante dans un grand cabinet de la place de Paris au sortir de ses études, qui a rejoint près de trois années plus tard un gros groupe industriel en Afrique, avant d’entrer dans un bureau du BCG en Afrique francophone. Mauvais hasard du calendrier pour la consultante, elle choisit d’être indépendante quelques semaines seulement avant le confinement pour avoir « le luxe de pouvoir bien choisir les missions sur lesquelles on a vraiment envie de travailler ».
Elle reconnaît de mauvais choix stratégiques qui lui ont fait passer le confinement sans aucune mission à la clef. « J’étais sur un projet depuis le début de l’année auquel je tenais vraiment, mais qui n’était pas encore vendu et qui a traîné. Pendant ce temps, j’ai refusé les autres opportunités et c’était une erreur, car le confinement est arrivé, sans aucune mission. J’ai vraiment paniqué, sans savoir quel impact aura vraiment cette crise sur l’économie et le consulting. J’ai fait le choix de sécuriser avec un CDI, ce qui n’était pas mon objectif premier. »
Même si le déconfinement est en route, le chemin vers une reprise des missions est encore très long. L’activité reprend peu à peu, mais d’aucuns affirment qu’un retour à la normale n’est pas pour demain. C’est une nouvelle période inconnue qui s’ouvre, peut-être même plus difficile pour les consultants indépendants, comme le confirme Leslie Garçon.
« Tout reste encore à jouer dans les prochains mois. Les missions engagées avant le confinement se terminent progressivement, et bien que nous soyons sollicités sur de nouveaux besoins, il faudra certainement attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant de retrouver un rythme d’activité équivalent à l’avant-covid. »
Barbara Merle pour Consultor.fr
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commentaires (1)
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France
- 18/11/24
L’un des ténors du BCG en France, Guillaume Charlin, 54 ans, patron du bureau de Paris entre 2018 et 2022, serait en passe de quitter le cabinet.
- 15/11/24
Toutes les entités de conseil en stratégie ne subissent pas d’incendies simultanés, comme McKinsey, mais chacune peut y être exposée. La communication de crise dispose-t-elle d’antidotes ? Éléments de réponse avec Gantzer Agency, Image 7, Nitidis, Publicis Consultants - et des experts souhaitant rester discrets.
- 15/11/24
Le partner Retail/Consumer Goods d’Oliver Wyman, Julien Hereng, 49 ans, a quitté tout récemment la firme pour créer son propre cabinet de conseil en stratégie et transformation, spécialisé dans les secteurs Consumer Goods, Luxe et Retail, comme il le confirme à Consultor.
- 13/11/24
À l’heure où les premiers engagements d’entreprises en termes d’ESG pointent leur bout du nez (en 2025), comment les missions de conseil en stratégie dédiées ont-elles évolué ? Toute mission n’est-elle pas devenue à connotation responsable et durable ? Y a-t-il encore des sujets zéro RSE ? Le point avec Luc Anfray de Simon-Kucher, Aymeline Staigre d’Avencore, Vladislava Iovkova et Tony Tanios de Strategy&, et David-Emmanuel Vivot de Kéa.
- 11/11/24
Si Arnaud Bassoulet, Florent Berthod, Sophie Gebel et Marion Graizon ont toutes et tous rejoint le BCG il y a plus de six ans… parfois plus de dix, Lionel Corre est un nouveau venu ou presque (bientôt trois ans), ancien fonctionnaire venu de la Direction du Trésor.
- 08/11/24
Trois des heureux élus sont en effet issus des effectifs hexagonaux de la Firme : Jean-Marie Becquaert sur les services financiers, Antonin Conrath pour le Consumer, et Stéphane Bouvet, pilote d’Orphoz. Quant à Cassandre Danoux, déjà partner Stratégie & Corporate Finance, elle arrive du bureau de Londres.
- 30/10/24
L’automne fait son œuvre au sein de la Firme, les feuilles tombent… et les partners aussi. Les nouveaux départs sont ceux de Flavie Nguyen et Thomas London.
- 29/10/24
Julia Amsellem, qui a rejoint l’entité de conseil en stratégie d’EY en 2017, et Étienne Costes, engagé depuis 2013, font partie des 17 membres du nouveau comex d’EY dans l’Hexagone.
- 23/10/24
C’est une étude coup de poing que le cabinet Oliver Wyman a réalisée à titre pro bono pour le collectif ALERTE (fort de 35 associations, dont Action contre la Faim, Médecins du Monde et ATD Quart Monde) dédié à la pauvreté et à l’exclusion. Elle est intitulée « Lutter contre la pauvreté : un investissement social payant. » L’une des conclusions plutôt contre-intuitive : combattre la pauvreté par des financements serait un investissement gagnant-gagnant, pour les personnes concernées comme pour l’économie nationale. Les analyses du président d’ALERTE, Noam Leandri, et de Jean-Patrick Yanitch, partner à la tête de la practice Service public et Politiques publiques en France.