« Du conseil en stratégie pour 100 % de notre activité. Pas 10 % »
Estin & Co, marque historique du conseil en stratégie français, fêtera ses 30 ans en 2027. Son fondateur éponyme, Jean Estin, figure du patronat français, livre sa vision d’un demi-siècle de conseil en stratégie. Il répond aux questions de Consultor.
À 70 ans passés, Jean Estin a pratiqué le métier sous toutes ses formes : participation à la création du bureau du BCG à Paris en 1974 ; direction générale à Paris et Londres d’un spin-off du BCG, Strategic Planning Associates (SPA), revendu à Marsh & McLennan ; là, il présidera Mercer Management Consulting (futur Oliver Wyman) en Europe et ses activités de general management consulting dans le monde ; puis Estin & Co, en 1997, sa propre maison, à un moment où le diplômé de HEC perçoit une resegmentation croissante entre grands cabinets généralistes et spécialistes de la stratégie.
Les clés de la croissance de long terme : voilà la promesse faite par Estin & Co au quart du CAC 40, aux grands groupes et holdings familiaux et aux fonds de private equity que le cabinet indique servir.
Un des pivots de cette croissance longue : la Chine dès les années 2000. Jean Estin met la croissance chinoise, avec l’émergence d’une classe moyenne et d’un marché critique à l’échelle mondiale, au rang de l’événement majeur de l’évolution économique des 30 dernières années, et toujours l’un des viviers des années à venir. Dès ses débuts dans le conseil, il amène ses clients, notamment dans l’industrie, à ingérer le morceau chinois dans leur stratégie (délocalisations, acquisitions). Il n’a plus cessé depuis.
Figure du conseil en stratégie, Estin & Co s’est développé à travers plusieurs phases de croissance, connaît un plateau depuis 2019, et doit assurer la succession de son fondateur. Dans ce contexte, Jean Estin est confiant : la succession est organisée, et Estin & Co, avec ou sans lui, est là, bien là, et pour longtemps.
Consultor : Professionnellement, pourquoi avoir opté pour le conseil en stratégie au début de votre carrière professionnelle ? Métier alors quasi inexistant en France…
Jean Estin : Je sortais de HEC. Je voulais faire des choses intéressantes. Les propositions des grands groupes me paraissaient limitées. Le management me semblait être un art très empirique avec des outils limités à l’organisation, aux processus et à la gestion des talents. Le conseil en stratégie était naissant et proposait une approche novatrice, avec une vision rationnelle et cohérente de la dynamique concurrentielle et des choix majeurs des entreprises.
Quand vous entrez dans le conseil, en 1974, McKinsey est présent dans l’Hexagone depuis dix ans déjà. Pourquoi rejoindre le BCG qui se lançait dans la capitale française ?
À mes débuts, moins d’une centaine de personnes étaient présentes dans le conseil de direction générale à Paris. Il y avait McKinsey, Booz Allen & Hamilton, Arthur D. Little… Pour le reste, le conseil était essentiellement une dérivée de l’audit – à l’instar d’Arthur Andersen. Le BCG créait son bureau à Paris, avec un esprit pionnier et une petite équipe qui apportaient une approche nouvelle aux entreprises.
Ce fut à la hauteur de vos attentes ?
Ce fut passionnant et nous étions très efficaces. Depuis, le BCG a fait école au sein de l’économie française et a converti le top management à deux concepts de stratégie industrielle extraordinairement puissants qui sont aujourd’hui des classiques : la valeur de la part de marché et l’allocation de ressources. Nous les avons déployés en France, en Italie, en Allemagne, en Asie, pour de grands groupes dans l’automobile, l’aluminium, le textile, la chimie et bien d’autres, dans un contexte où les industries européennes subissaient déjà des vagues de délocalisation. La compétitivité industrielle était au cœur des préoccupations. Le BCG était une micro boutique quand je l’ai rejointe ; c’était déjà une institution quand je l’ai quitté.
Pourtant, au bout de dix ans, vous choisissez de prendre les manettes d’une partie des activités européennes et africaines du groupe américain de réfrigération, chauffage et ventilation Carrier. Pourquoi quitter le BCG ?
J’ai fait comme beaucoup, j’ai suivi un de mes clients pour acquérir une expérience managériale.
Vous ne resterez que trois ans. Les sirènes du conseil étaient-elles trop fortes ?
Le conseil évoluait. Strategic Planning Associates (SPA), un spin-off du BCG, développait des approches reliant stratégie et finance et vulgarisait les nouveaux concepts de « création de valeur » très adaptés au cycle des affaires de l’époque. Il était difficile de ne pas les rejoindre. SPA a été cotée au Nasdaq, avec un beau parcours boursier.
Entre SPA, puis vos responsabilités ultérieures chez Mercer Management Consulting, vous avez géré des petits cabinets comme des plus gros. Où va votre préférence ?
Aux deux ! Cela dépend du métier que vous voulez faire. Ce sont des entreprises de natures différentes, toutes les deux attractives et efficaces vis-à-vis de leurs clients, dans des métiers différents. Il est difficile de faire du conseil en organisation, amélioration de processus et de performances opérationnelles, sans atteindre une certaine taille et avoir de la visibilité dans la gestion des équipes. À l’inverse, il est difficile de faire du conseil en stratégie à un haut niveau avec des armées de consultants. Notre industrie se structure comme une courbe en « U » : les grands généralistes d’un côté, les petites boutiques spécialisées de l’autre, et au centre des cabinets avec des positionnements moins évidents. Le passage entre les deux extrêmes n’est pas aisé.
N’est-ce pas un chemin que vous avez envisagé pour Estin & Co ?
Non, ce n’est ni utile ni intéressant. Passer d’un côté à l’autre du « U » était possible dans les années 1970 ou 1980. Ce n’est plus possible aujourd’hui, la segmentation en « U » de l’industrie est devenue trop pentue. Il y a des barrières dans les deux sens.
N’avez-vous jamais envisagé d’en passer par la croissance externe ?
Nous recrutons régulièrement des partners. Mais nous ne faisons pas d’acquisitions, à la différence d’un grand cabinet généraliste. Elles sont difficiles à intégrer. Dans notre métier, le conseil en stratégie, nous privilégions la cohérence et nous évitons la dilution.
Après une forte croissance, Estin & Co semble sur un plateau depuis 2019. À quoi cela est-il dû selon vous ?
Nous croissons régulièrement - avec des fluctuations - depuis notre création. Nous avons atteint un pic transitoire en 2019. Nous digérons les suites de la période du COVID qui ont entrainé des mouvements dans les équipes. L’année 2023 se présente comme une année normale de reprise de la croissance après ce plateau.
Pourquoi ce plateau ?
Nous sommes dans un métier qui ne peut consister uniquement à faire des analyses derrière un ordinateur en télétravail. Il faut pouvoir échanger en face à face avec nos clients. Les périodes de confinement ont modifié certains modes de travail et déstabilisé certains consultants. Le retour à la normale permet de redévelopper et remobiliser nos équipes.
Quel est votre objectif de ce point de vue ?
Nous avons un potentiel pour atteindre 200 à 250 consultants à l’échelle mondiale, avec notre modèle de boutique spécialisée dans le conseil en stratégie. Cela reste petit à l’échelle de l’industrie du conseil, et donc très pointu et efficace vis-à-vis de nos clients. Nous n’avons pas besoin de sortir de notre métier. Nous sommes positionnés sur un segment passionnant du secteur du conseil, parfaitement identifié par les grands clients, qui est a fortiori difficilement attaquable, et dont les barrières à l’entrée restent très importantes.
Qui dit croître dit recruter. Quels arguments faites-vous valoir sur les campus ?
Nous sommes un cabinet de conseil en stratégie pour 100 % de notre activité. Pas à 10 %. Nos consultants ne pratiquent qu’une seule activité, sans dilution. Nous avons une grande réputation sur les campus comme « école » de formation dans notre métier. Notre petite structure permet une exposition forte et rapide aux directions générales des grands groupes. C’est un parcours idéal pour les plus ambitieux.
Les profils « Estin compatibles », à quoi ressemblent-ils ?
Des oiseaux rares que nous trouvons plus facilement, car nous n’avons que 10 à 15 recrutements à faire par an, pas 300 ou 400. Nos critères restent très classiques : fortes capacités analytiques et conceptuelles, que l’on trouve dans les meilleures écoles de commerce et d’ingénieurs, bonnes capacités de communication, beaucoup d’énergie et d’ambition et une capacité à descendre une courbe d’apprentissage tout au long de sa carrière. C’est le mélange de ces qualités qui importe. Cela reste un métier passionnant et exigeant.
Beaucoup des anciens passés par votre cabinet jugent que la culture chez Estin & Co y est pour le moins très rude.
La réalité est que notre métier est exigeant et difficile. Nous nous efforçons de ne pas en rajouter. Certains y trouvent leur compte et y restent plus de vingt ans.
Ce caractère exigeant et difficile peut ne plus convenir à des générations récentes de diplômés qui souhaitent davantage d’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Comment vous adaptez-vous à ces attentes ?
Recruter reste un exercice difficile, ainsi que motiver et développer des équipes. C’est vrai dans tous les métiers. Une petite frange de gens continue à vouloir s’investir dans sa carrière professionnelle. D’autres souhaitent des équilibres plus importants avec leur vie privée. Dans notre métier, comme dans la banque d’affaires, les cabinets d’avocats, le private equity, mais également au plus haut niveau des entreprises, il est difficile de ne pas s’investir de manière importante. C’est la raison pour laquelle nous avons des taux de rotation importants de nos effectifs : certaines personnes font ce métier pour longtemps, d’autres pour une étape seulement, dans une perspective de formation complémentaire. Et c’est bien ainsi. Nous nous adaptons aux deux types de profils.
Avez-vous opéré des ajustements du point de vue de la gestion des ressources humaines ?
Nous avons du télétravail comme tout le monde, nous accordons des congés sabbatiques, et nous adaptons les horaires pour les parents. Notre avantage est que nos effectifs ne sont pas gigantesques, et que nous n’avons pas besoin, comme dans un grand groupe de codifier de façon trop rigide des politiques. Nous nous adaptons en fonction des individus. Nous avons toujours été dans une logique d’adaptation à des gens brillants qui ont des rythmes de travail différents.
Comment percevez-vous les deux années de polémique qui viennent de s’écouler en France sur le rôle des consultants dans la cité ?
Le conseil a une histoire longue. Des événements de ce type apparaissent régulièrement.
Tout de même, une commission parlementaire sur le sujet, c’est une première, non ?
L’État fait appel à du conseil de haut niveau depuis toujours. La question revient régulièrement sur la table.
Vous avez 50 ans d’expérience dans le conseil en stratégie : en quoi ce métier a-t-il changé ?
Cela dépend de quoi on parle.
S’il s’agit du conseil de direction générale, le métier a considérablement évolué et couvre une palette beaucoup plus large de sujets et de compétences. C’est à présent une profession importante, qui n’a plus rien à voir avec la collection de petits cabinets et de talents individuels qu’elle a été.
S’il s’agit du conseil en stratégie au sens propre, le métier s’est beaucoup sophistiqué. Voilà 30 ou 40 ans, les fondamentaux étaient plutôt simples : on « vendait » des parts de marché, des courbes d’expérience, des portefeuilles d’activités, et c’était très efficace dans 80 % des cas. Aujourd’hui, quand on le fait bien, c’est un métier où un lien beaucoup plus fort doit être fait entre des facteurs beaucoup plus nombreux, en stratégie, finance et économie. Nous traitons avec des clients qui, au-delà d’être très compétents, achètent du conseil depuis plusieurs décennies et savent pourquoi et quand ils font appel à un grand généraliste ou à une boutique spécialisée. Le degré d’exigence et de sophistication est monté, il est beaucoup plus fort aujourd’hui qu’il ne l’était.
Longtemps, on disait qu’un consultant doit avoir un quart d’heure d’avance sur ses clients. Partagez-vous cet adage ?
À mon sens, la règle est plutôt que le client a un quart d’heure d’avance sur certains sujets, le consultant a un quart d’heure d’avance sur d’autres, et qu’à eux deux ils gagnent une heure. C’est d’ailleurs le problème des consultants qui ne vendent que de l’expertise. Ils ont toujours une demi-heure de retard. Le client reste toujours le meilleur expert de son sujet. En tant que consultants, nous devons être experts des industries dans lesquelles nous travaillons, mais ce n’est pas suffisant. Ce que nous apportons, c’est une combinaison d’analyses et de points de vue qui permettent de modifier la vision et les actions de nos clients.
Estin & Co compte, comme chez Mars & Co, comme chez Corporate Value Associates, parmi ces cabinets dont la figure fondatrice occupe une place centrale. Connaissez-vous leurs fondateurs, Dominique Mars et Paul-André Rabate ? Considérez-vous que vos cabinets sont identiques ou presque ?
Nous étions tous les trois au BCG en même temps, nous nous connaissons bien. Bien sûr, il y a des différences sur la façon de faire, sur la façon de conduire nos activités. Vues de loin, ces différences doivent paraître ténues. Vues de près, il y a des approches différentes, et ces différences sont reconnues et valorisées par les clients. Dans chaque grand pays, vous trouverez une ou deux boutiques comme les nôtres, très fortes sur le segment du conseil en stratégie.
Un de vos points communs est aussi d’avoir rapidement constitué un réseau de bureaux internationaux.
Sauf à rester dans des niches franco-françaises, le métier que nous faisons est international par nature. Nous avons ouvert des bureaux en Suisse pour couvrir les pays alémaniques et au Royaume-Uni dès nos débuts. Nous avons été un des premiers à ouvrir un bureau en Chine et à mettre ce pays dans l’équation stratégique de nos clients.
Cela veut-il dire que des étudiants qui vous rejoignent peuvent escompter un parcours international au même titre que dans des cabinets de plus grande taille ?
Je crois même pouvoir dire qu’il sera plus international chez nous. La règle dans les grands cabinets est plutôt d’être rattaché à un bureau, voire une région, là où chez nous 75 % des missions impliquent des équipes croisées entre différents bureaux dans le monde.
Autre point commun entre vous : les successions. Elles ne sont pas toujours évidentes à gérer. Par ailleurs, un groupe de partners est récemment parti monter sa propre activité. Estin & Co sans Jean Estin, que cela donnera-t-il ?
Nous avons régulièrement des mouvements de partners, comme dans les autres cabinets. Comme vous le savez, les cabinets de conseil en stratégie se sont toujours constitués autour de fondateurs qui ont souvent donné leur nom à leur cabinet. Et cela ne les a pas empêchés de réussir des transitions. Estin & Co gère l’enjeu important de la première transition. C’est une étape parmi d’autres évolutions futures.
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