« Partir chez le client » : mode d’emploi
Ils sont quelques-uns par cabinet et par an à rendre leur tablier de consultant et à rejoindre les rangs de leur client : parce qu’ils en ont marre des slides PowerPoint, parce qu’ils veulent mettre en œuvre leurs propres recommandations, parce qu’ils seront mieux payés.
Ces départs sont étonnamment peu conflictuels et franchement assumés. Encore faut-il en saisir les enjeux.
Mars 2020. Fabrice Richard attaque sa quatorzième année chez Kea, qu’il a rejoint à sa sortie de Supélec après un saut de puce chez Schlumberger. Au sein du cabinet, il est à présent directeur.
Seulement, depuis trois ans, les choses ont beaucoup changé. Fabrice Richard a eu son premier enfant. Sa famille et lui ont choisi de quitter la région parisienne pour s’installer dans le Sud-Ouest.
Sa chance est d’avoir rapidement pu développer des liens avec un client dans la région : le Crédit Agricole. Des missions à échéances régulières qui limitent à deux ou trois jours par semaine ses déplacements à Paris, mais surtout ailleurs en province.
De Malakoff à Bayonne
Deux à trois jours tout de même. Alors quand son deuxième enfant arrive, ce rythme ne lui convient plus et, en parallèle, les missions avec le Crédit Agricole se multiplient. Au point qu’un de ses interlocuteurs au sein du groupe bancaire lui fait de l’œil et lui propose de monter à bord à plein temps.
La décision n’est pas facile à prendre, au terme d’une décennie et demie d’effervescence et de défis chez Kea. « J’en ai parlé au sein du cabinet. On est tombé d’accord pour dire que c’était la meilleure décision pour moi à ce moment de ma vie », se souvient-il.
Dans la foulée, il devient officiellement en charge des projets de l’organisation et de la transformation au Crédit Agricole Pyrénées Gascogne.
Ces mouvements de consultants en stratégie vers leurs clients sont nombreux, sans constituer la principale source des départs des cabinets de conseil en stratégie.
Des départs plus ou moins marginaux
Chez Kea, on en compte quatorze en tout et pour tout depuis la création du cabinet en 2001 – vingt-cinq en incluant celles et ceux partis chez des clients du cabinet pour lesquels ils n’intervenaient pas directement.
Il y a par exemple Frédéric Hosotte Seillier, diplômé de Sciences Po et de HEC qui, en 2016, arrivé au grade de manager, rejoint Swiss Life France en tant que responsable de l’expérience client. Plus récemment, Nicolas Watelet, diplômé de l’ESCP en 2009, qui avait été promu directeur en début d’année, a pris un poste à la direction de la transformation d’Air Liquide.
Les départs chez les clients représentent un à deux départs par an, sur dix à quinze au total chaque année en incluant les moves vers la concurrence et les créations de start-up.
Une cause donc plutôt marginale de départs. Ce que confirme Éric Dupont, le cofondateur de PMP, qui fait état de chiffres similaires à ceux de Kea : un cinquième des départs – sur un total de dix à quinze tous les ans – est dû à des consultants qui rejoignent leur client. Comme cette manager, dont il tait le nom et la destination, qui collaborait de manière très suivie avec un client du cabinet depuis quatre ans, et qui est en train d’en devenir la secrétaire générale.
Cette proportion n’est pas fixe sur le marché. Chez GSG par exemple, Jean-Charles Ferreri, senior partner TMT, mobilités & digital, fait des départs chez les clients « une cause significative » de turnover, devant les moves à la concurrence et au même niveau que les créations de start-up.
Quel qu’en soit le nombre, ces démissions se dérouleraient sans heurts dans leur immense majorité. A fortiori à visage découvert : dans la plupart des cas, elles font l’objet d’une discussion ouverte entre le consultant et le cabinet, et parfois entre le client et le cabinet.
Un jeu où tout le monde gagne
Pour la simple et bonne raison que tout le monde y trouverait son compte. Pour le consultant, c’est une porte de sortie dans la continuité de missions de conseil en stratégie, donc a priori à bon niveau, et s’offre une nouvelle évolution professionnelle qui peut être vivement attendue par nombre de stratèges après quelques années de turbin. Le client met la main sur des profils de prime abord de bonne qualité. Le cabinet déploie ses anciens à des postes souvent intéressants dans de plus ou moins grandes entreprises françaises et internationales.
Tout va bien dans le meilleur des mondes ! Concert de louanges en tout cas. « Nous en sommes plutôt fiers : cela prouve qu’on a des équipes de qualité qui savent s’adapter à la culture du client », pousse aussi Stéphanie Nadjarian, senior partner chez Kea. « On considère que cela fait partie de la qualité de la relation avec les clients », dit, enfin, Éric Dupont, chez PMP.
Clauses anti-débauchages, managers débauchés en cours de missions, claquages de porte surprises
Certes, il existe chez certains cabinets des clauses anti-débauchages dans les contrats signés avec les consultants et avec les clients. Chez Kea, elles n’ont jamais été changées depuis leur première rédaction au démarrage du cabinet et n’ont jamais été mises en œuvre.
Évidemment aussi, une personne plus senior en poste d’encadrement au moment où elle envisage de partir est plus difficile à remplacer. Jean-Charles Ferreri chez GSG se souvient d’un encadrant dans une mission de post merger integration sur laquelle dix consultants étaient staffés. « On a géré la transition. L’encadrant nous a dit qu’il souhaitait rejoindre le client. Le client n’aurait pas compris qu’il y ait des freins. Cela génère quelques contraintes pour les projets en cours mais on joue le jeu », explique-t-il.
Quelques leviers sont ainsi à la disposition d’un cabinet qui voudrait retarder un tel départ, comme demander à un consultant d’aller au terme de la mission en cours avant de démarrer sa période d’essai chez le client.
Mais, de manière générale, « c’est le consultant qui est en position de force, leur ancien cabinet ne pouvant pas se mettre à dos l’entreprise cliente qui recrute leur consultant au risque de perdre un client pour l’avenir... », note Philippe Ravisy avocat fondateur du cabinet Astae et spécialiste du secteur du conseil.
Au rang des autres adésagréments de ce turnover à bas bruit, il y a aussi les quelques surprises. Ces profils dont personne n’anticipait qu’ils allaient partir, et encore moins chez les clients. « Peut-être parce que parfois nous avons manqué de perspicacité face à des profils qui avaient au fond le souhait ou passer à une nouvelle étape dans leur carrière », analyse Stéphanie Nadjarian.
Un surplus de chiffre d’affaires à terme et des retours au conseil quelques années après
Au global, si ces départs peuvent générer de petites pertes de chiffre d’affaires, si par exemple une mission ne va pas exactement à son terme dans les conditions fixées à son démarrage, elles sont très largement compensées par les gains que la fuite des cerveaux développe en retour.
« Advancy un jour, Advancy toujours, est une de nos maximes. C’est une bonne chose pour nous, nos anciens partis chez les clients nous font pitcher le plus souvent », témoigne Éric de Bettignies, le fondateur d’Advancy. « C’est une des raisons pour lesquelles nous vivons ces départs positivement : ils initient une autre forme de collaboration. Nos anciens sont allés à bonne école et peuvent être des clients exigeants ! », s’amuse Stéphanie Nadjarian.
Le dernier effet kiss cool de ces départs est le retour, plusieurs années après, des partants, avec une grosse expérience corporate à la clé. Ce dont Firas Mhedhebi, un principal chez GSG, est un exemple typique. Dans son cas, il en est à deux de ces allers-retours cabinet de conseil-client (Bearing Point-Heineken-Roland Berger-Ooredoo-GSG).
« J’avais deux motivations principales à chaque fois : le défi de mettre en œuvre soi-même les recommandations que l’on a formulées, pour voir si elles fonctionnent dans la pratique ; et ces départs constituaient aussi un bond financier. Les clients voient vos taux en tant que consultant et font des packages généreux en conséquence pour vous attirer », témoigne-t-il.
Seulement une fois mise en œuvre la transformation pour laquelle Firas Mhedhebi avait été débauché, les lendemains ne chantent pas nécessairement. Le job d’après était moins taillé sur mesure et une routine peut pointer le bout de son nez. Une forme d’ennui qui, à chaque fois, a poussé le consultant à revenir à ses premières amours. Ce qui ne l’empêche pas d’envisager de tirer pour une troisième fois la carte client si l’occasion se présente !
Fabrice Richard est dans le même état d’esprit, quoique la perspective soit beaucoup plus lointaine. Quand ses enfants seront grands, pourquoi ne pas envisager un retour dans le conseil ? L’option reste ouverte. Dans l’immédiat, il est très heureux de rester dans la boucle des « Kéistes », de se tenir au courant des avancées des uns et des autres autour d’un golf ou d’un barbecue. Avec, qui sait, peut-être une ouverture un de ces jours.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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