Le staffing, ou l’art consommé d’essayer de satisfaire tout le monde
Souvent complexe, toujours délicat, le staffing est une fonction sensible au sein des cabinets de conseil. Tour d’horizon des mille et une façons de résoudre la quadrature du cercle. C’est un process qui consomme beaucoup de temps et d’énergie et génère pas mal de tensions au sein des cabinets de conseil en stratégie.
Le staffing des missions – et des équipes en charge de l’élaboration des propositions commerciales – est d’ailleurs une fonction très spécifique au secteur des services professionnels et que l’on ne retrouve pas dans les autres entreprises.
Tout l’enjeu consiste à concilier les besoins des clients avec les compétences des consultants et leur disponibilité à un instant T, leurs besoins en matière de développement professionnel, leurs aspirations en termes de types de missions, et la contrainte économique que constitue pour un cabinet de conseil le taux d’occupation des équipes.
Autant de leviers qu’il faut actionner simultanément pour obtenir le casting sinon idéal du moins optimal. Et autant de tensions entre les besoins et les ressources avec lesquelles il faut savoir composer.
Des process sur mesure et évolutifs
Divers et variés, les process de staffing sont intimement liés à la taille des cabinets. Chez Eleven, qui regroupe quarante-cinq consultants, « ce sont des partners qui s’en occupent parce que nous n’avons pas la taille critique pour dédier quelqu’un à cette seule activité, explique le CEO, Bertrand Semaille. C’est en général moi qui m’en charge, à raison d’une à deux heures par jour, en étroite collaboration avec les autres partners du cabinet ».
Chez Vertone, qui compte aujourd’hui près de 120 consultants, « nous avons mis en place un nouveau process en début d’année, car nous avions atteint les limites du précédent système », explique Raphaël Butruille, un des directeurs du cabinet. Désormais, « nous avons une réunion de staffing toutes les deux semaines, à laquelle participent au moins un partner de chacun de nos trois pôles et le “référent staffing”, une fonction dévolue à un consultant manager qui assure le suivi en consolidant les besoins et les décisions prises lors des réunions ».
Et pour recueillir les souhaits des consultants, « nous leur communiquons chaque semaine un tableau qui recense et présente toutes les propositions en attente de staffing, et ils peuvent alors se positionner sur les missions qui les intéressent ». Encore en phase de rodage, ce nouveau process, « beaucoup plus transparent que le précédent », fonctionne « assez bien » et « les premiers retours sont très positifs », se félicite Raphaël Butruille.
Un dispositif qui continue de prendre pas mal de temps aux associés « mais c’est un temps d’échange et de concertation important pour nous » ; « en CODIR, nous parlons des sujets liés au développement du cabinet et très peu des missions ; en réunion de staffing, nous parlons vraiment des missions de chacun des pôles, et c’est un temps de consolidation très utile pour le cabinet ».
Chez Bain, « les fonctions PD [personnal development, NDLR] et staffing sont totalement intégrées » et assurées, à Paris, « par une équipe de trois personnes et moi – j’y consacre environ un quart de mon activité », explique Séverine Leca. Cette ancienne consultante et chasseuse de têtes a rejoint le cabinet à Paris il y a un peu plus de trois ans en qualité de talent director, pour piloter l’ensemble des fonctions RH, dont le recrutement, le développement professionnel et le staffing.
Un poste habituellement confié à d’anciens consultants, et ce sont d’ailleurs « d’anciens partners qui tiennent ce rôle-là (dans les bureaux de Bain) en Angleterre et en Allemagne », souligne-t-elle. À Paris, les décisions de staffing sont prises lors des comités dédiés : « Nous en avons deux par semaine, un pour le staffing des managers et des principals, et un autre pour les équipes plus juniors. »
Les systèmes d'information, la pierre angulaire du staffing
La pierre angulaire de ces processus est le système d’information permettant de disposer de toutes les données liées aux projets en cours, à venir ou en attente, à la disponibilité des ressources internes, aux besoins et aux attentes des consultants…
« C’est le nerf de la guerre dans notre métier, et il nous faut des outils qui permettent à tout moment d’avoir une information à jour et disponible pour prendre des décisions », relève Séverine Leca. Une problématique dont l’ampleur est proportionnelle à la taille du cabinet et à la masse des informations à collecter.
Chez Bain, l’équipe dispose, aux côtés de l’outil de staffing, d’une solution « de gestion de la performance des consultants dans laquelle figurent toutes les informations issues des revues de fin de projet et des réunions d’évaluation » et d’une autre base, baptisée « MyMe », qui présente « une page de synthèse des expertises et besoins de développement alimentée par les consultants et partagée avec leurs PD advisors et leurs superviseurs sur les projets. Les consultants y expriment également leurs souhaits de carrière et leurs préférences sur les modes de travail ».
En parallèle, sur un modèle analogue à celui récemment instauré par Vertone, l’équipe transmet toutes les semaines aux consultants « les informations extraites du “pipeline”, l’outil de gestion commerciale qui permet de suivre toutes les propositions en cours », afin que ces derniers puissent se positionner et exprimer leurs préférences.
« On passe beaucoup de temps à expliquer »
« Le staffing implique beaucoup d’anticipation, et ce, alors que l’on maîtrise assez rarement la date de démarrage d’un projet », pointe Bertrand Semaille, chez Eleven. Un travail « d’alchimie », de « fine tuning », « pas du tout évident », et « qu’on est parfois un peu obligé de passer au chausse-pied entre deux missions », reconnaît le CEO. Rentabilité oblige, un consultant peut être staffé sur une mission qui ne répond pas à ses attentes parce qu’il n’y en a pas d’autres disponibles.
Dans ce cas, « il faut être en mesure de lui expliquer, ainsi qu’au manager et au partner, et étudier ensuite comment redimensionner son intervention pour qu’elle corresponde mieux à ses aspirations ». Au final, si le staffing « demande une très grande séniorité dans le métier et pas mal de leadership parce qu’il faut constamment faire des arbitrages », elle implique surtout « de l’écoute et de l’empathie, et on passe beaucoup de temps à expliquer », résume Bertrand Semaille.
Or selon lui, « ces explications sont plus faciles à fournir dans un petit cabinet parce qu’on agit pour le bien de l’entreprise, qu’il n’y a pas de jeu d’acteur et de clientélisme. C’est plus difficile dans un grand cabinet où il y a des effets de silo et où chacun œuvre pour sa paroisse ».
« Le propre du métier »
L’autre grande subtilité de cet exercice qui consiste à essayer de satisfaire tout le monde vise à gérer au mieux les inévitables insatisfactions des uns et des autres. À commencer par les déceptions des consultants qui n’ont pas décroché le projet qui leur tenait à cœur et les frustrations de ceux qui ont été staffés sur la mission à laquelle ils espéraient bien échapper.
Mais aussi les insatisfactions des managers, qui n’ont pas réussi à constituer l’équipe dont ils auraient aimé disposer sur une mission, ou celles des associés qui, après avoir fait pression pour transférer un consultant d’une mission à une autre, n’ont pas obtenu gain de cause.
« Un consultant ne peut pas être tout le temps satisfait par le staffing, c’est le propre du métier, pointe Raphaël Butruille, chez Vertone. C’est un métier de prestations de services et il est normal que des sujets intéressent plus ou moins un consultant. On fait tout pour prendre ce critère en compte, mais ce n’est pas un marché où chacun prend ce qui lui plaît. S’ils ne sont pas servis comme ils auraient souhaité, on leur fournit toujours une explication. Et ceux qui n’ont pas eu ce qu’ils voulaient deviennent prioritaires sur la mission suivante. »
Et quand deux partners ou managers bataillent pour un même consultant ? « On en discute, parfois de manière un peu robuste, c’est vrai, mais on finit par se mettre d’accord, observe-t-il. Sinon, c’est le directeur général qui arbitre en dernier ressort, mais on en arrive très rarement à cette extrémité. »
Hors de question de refuser une mission alors ? « Cela peut arriver, mais c’est moyennement apprécié, et surtout, tout dépend de la raison invoquée », reprend Raphaël Butruille. Il ne faut pas compter échapper à une mission sur laquelle on a été staffé « s’il s’agit seulement de préserver une certaine forme de confort ».
Reste que s’il est important d’expliquer aux consultants les arbitrages opérés lors des comités de staffing, « moins que la décision de staffing en elle-même, c’est surtout l’objectif de développement – d’une expertise, d’un secteur ou d’une compétence particulière – justifiant cette décision qu’il faut expliquer, souligne Séverine Leca. Sinon, il ne s’agirait que d’ajuster des ressources interchangeables. Or, elles ne sont pas du tout interchangeables. »
Miren Lartigue pour Consultor.fr
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