Pauvreté : l’étude choc d’Oliver Wyman
C’est une étude coup de poing que le cabinet Oliver Wyman a réalisée à titre pro bono pour le collectif ALERTE (fort de 35 associations, dont Action contre la Faim, Médecins du Monde et ATD Quart Monde) dédié à la pauvreté et à l’exclusion. Elle est intitulée « Lutter contre la pauvreté : un investissement social payant. » L’une des conclusions plutôt contre-intuitive : combattre la pauvreté par des financements serait un investissement gagnant-gagnant, pour les personnes concernées comme pour l’économie nationale. Les analyses du président d’ALERTE, Noam Leandri, et de Jean-Patrick Yanitch, partner à la tête de la practice Service public et Politiques publiques en France.
Trois consultants du bureau parisien d’Oliver Wyman, dont Théodore Vauquier, senior manager au sein de la practice Secteur public et Politiques publiques, et leur chef d’orchestre, Jean-Patrick Yanitch, avaient ainsi pour mission de chiffrer les coûts, directs et indirects, de la pauvreté et de l’exclusion en France sur les finances publiques des plus de 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (1 216 € par mois pour une personne seule), soit près de 1 Français sur 6. Mais aussi notamment de présenter différents scénarios sur l’efficacité d’une augmentation de l’effort financier pour la lutte contre la pauvreté.
Des chiffres choc
Le cabinet a ainsi fait les comptes : la pauvreté pèserait au total pour près de 119 milliards d’euros (Mds€) par an à la collectivité, dont 51 Mds€ de dépenses directes, pour la lutte dédiée, et plus de 67 milliards de dépenses indirectes dues à l’inaction : 28 Mds€ de recettes non perçues (montants des cotisations sociales, salariales ou de TVA de ces personnes plus fragiles face à l’emploi et moins consommatrices) et 39 milliards de ce que les auteurs du rapport appellent « d’externalités négatives, les autres surcoûts induits par la pauvreté dans la santé (estimés à 28 Mds€, ndlr), l’éducation, la justice/la sécurité ». En effet, il y aurait un lien direct entre pauvreté et délinquance, chiffré à 14 Mds€ annuels de dépenses pour les finances publiques.
Une première ! « C’est un travail inédit de chiffrer de cette façon les différents coûts. Et nous avons été étonnés de voir que cette analyse n’avait jamais été réalisée en France et que la littérature soit si peu riche et pas agrégée, à la différence des pays anglo-saxons », souligne Jean-Patrick Yanitch, partner à la tête de la practice Service public et Politiques publiques en France, interrogé par Consultor.
Mettre les points sur les i en période d’économies budgétaires
Cette étude avait été programmée par le collectif ALERTE dès le début d’année 2024. « Nous avons vu venir le débat sur la dette publique. Nous voulions rappeler que la pauvreté avait un coût et que, si l’on faisait des économies sur ce poste, les conséquences à long terme seraient désastreuses en termes humains bien sûr, mais également économiques », explicite à Consultor le président d’ALERTE, Noam Leandri. Et « ce n’est malheureusement plus avec des larmes que l’on réussit à convaincre l’exécutif de se préoccuper de la pauvreté », appuie-t-il.
« Dans un contexte où la priorité de lutte contre la pauvreté se heurte régulièrement aux objectifs de réduction de la dette publique, le Collectif ALERTE dévoile les résultats d’une étude qui brise les idées reçues, en montant l’impact économique positif des politiques de lutte contre la pauvreté », soutient aussi la gouvernance de l’Uniopss, l’une des associations membres.
Mettre à mal les préjugés
Premier enseignement majeur de l’étude d’Oliver Wyman : l’inaction coûte plus cher que l’action. « Nous étions très agnostiques sur ces résultats. Mais nous avions l’intuition que, dans la situation particulière des politiques publiques, les masses de traitement et de non-traitement étaient très importantes, c’est un cas particulier de politique publique. Nous avons également fait tourner un modèle sur le sujet et nous avons établi, de manière théorique, qu’avec un investissement annuel additionnel de l’ordre de 8 Mds€ sur 10 ans, l’autofinancement serait possible à cet horizon », pointe Jean-Patrick Yanitch. « Ces montants nous ont aussi surpris, même si nous étions convaincus que l’inaction coûtait plus cher, une analyse qui n’était pas partagée par l’ensemble des chercheurs. Et nous avons eu une donnée supplémentaire qui ne faisait pas partie de la demande initiale, c’est le coût en termes de PIB, à savoir que si la pauvreté disparaissait, nous libérions un potentiel de croissance de l’ordre de 0,5 % de PIB en plus », confirme Noam Leandri du collectif ALERTE.
Deuxième enseignement d’après le partner d’Oliver Wyman : « Nous sommes tous conscients que ce n’est pas parce que l’on infuse de l’argent que les résultats seront là. Nous avons établi des montants théoriques et proposé des scénarios qui nécessitent une nature de traitement beaucoup plus complexe. Ces données sont un premier étage d’analyse. C’est à l’État de se saisir de l’ensemble des leviers proposés, de les analyser et d’étudier les conditions pour que cela fonctionne. »
Une mission pro bono
Comment le cabinet Oliver Wyman a-t-il été choisi pour réaliser cette mission en mécénat de compétences ? Au départ, le collectif s’est d’abord rapproché de chercheurs en économie publics et privés, « mais nous avons ressenti peu d’engouement et une forme d’inquiétude de leur part pour travailler sur ce sujet, explique Noam Leandri, nous nous sommes rendu compte que la recherche française n’était pas encore mûre et ne disposait pas de suffisamment de matière pour cela, et, qui plus est, ne pouvait pas exécuter ce travail dans des délais relativement courts ».
La gouvernance du collectif ALERTE s’est donc tournée vers la solution conseil et a sollicité « 3 ou 4 cabinets de conseil en stratégie, des entreprises pour lesquelles il ne pourrait pas y avoir de conflits d’intérêts, comme le partage à Consultor le président Noam Leandri, par ailleurs, haut fonctionnaire, et Oliver Wyman a répondu présent ».
Cette mission d’ampleur a duré 2 mois, « un temps record particulièrement en période de congés », et a mobilisé 3 consultants à temps plein, « en développant des outils et des méthodologies ad hoc, comme pour chacune de nos missions » et en s’appuyant notamment sur les études menées à l’étranger et sur l’expertise internationale d’Oliver Wyman, en particulier au Québec et aux États-Unis. « Nous n’avons eu à disposition que des études publiques et publiées ; l’État dispose d’autres données qu’il pourra utiliser pour compléter ce travail et définir les leviers de sa politique publique en la matière. »
Job done. Rendue publique le 9 octobre, cette étude sur le coût de la pauvreté réalisée par Oliver Wyman, « très médiatisée et qui n’a reçu aucune critique », d’après Noam Leandri, a été présentée au nouveau ministre des Solidarités, Paul Christophe, ainsi qu’à l’Assemblée nationale. Le président d’ALERTE se dit lui-même satisfait de ces premiers échanges. « Nous avons déjà atteint notre objectif, d’oser porter au débat ce sujet en toute transparence avec ces premiers chiffrages de cette étude d’opportunité. Aux pouvoirs publics maintenant de s’approprier ces données, de se doter d’un objectif et de mettre les moyens pour un plan de bataille, une politique ambitieuse de lutte contre la pauvreté. » Du côté d’Oliver Wyman, cette mission pro bono, abordée sur le fond « comme toute autre mission », revêt une importance toute particulière. « C’est un sujet important pour nous, car c’était une demande de la part de ce collectif référent sur ce sujet majeur et nous pensons avoir aussi un rôle sociétal à jouer », conclut le partner Jean-Patrick Yanitch.
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