« Une stratégie qui marche » : cette préoccupation des 70´s tellement actuelle
Gestion des tensions, amélioration des synergies, autonomisation des individus, la sociodynamique, imaginée au sein du cabinet Bossard dans les années 1970, voulait tournebouler les entreprises.
Elle fait figure de précurseur à l’entreprise libérée. Pourtant, un demi-siècle plus tard, cette démarche, révolutionnaire aux yeux de ceux qui la pratiquent, reste encore peu connue. Pour ses adeptes, les organisations, chahutées dans un monde de plus en plus complexe, y viendront nécessairement.
À l’origine de la sociodynamique, il y a Jean-Christian Fauvet, cofondateur avec Jean Bossard du mythique cabinet éponyme (notre article ici), connu et reconnu pour son approche humaniste. Un boss qui portait haut cette maxime : « Mieux vaut privilégier le dynamisme des hommes que la beauté des organigrammes. » Jean Bossard demande alors à Jean-Christian Fauvet, l’ex-publicitaire de Publicis devenu consultant, de développer une approche innovante d’analyse et d’action sur les conflits et les relations sociales.
Fauvet, père de la sociodynamique
Fauvet invente ainsi le concept de sociodynamique, littéralement « mouvement par les hommes ». « Une approche très empirique de décryptage de la construction des entreprises et de leur engagement dans un modèle relationnel. Une vision humaniste selon laquelle l’Homme est au cœur de la performance des organisations, un bien commun, et qui aide les dirigeants à rendre les collaborateurs de l’entreprise porteurs et acteurs des projets de transformation », éclaire Olivier Fronty, consultant chez Bossard entre 1995 et 2002 et VP de l’Institut de sociodynamique.
Cet institut, fondé en 2013 par plusieurs consultants disciples de Fauvet, a pour vocation d’infuser cette discipline auprès des dirigeants et des décideurs. Leclerc, Carrefour, Danone, la Maïf, Saint-Gobain ou Kiabi l’ont ainsi adoptée comme méthodologie stratégique.
La sociodynamique permet de comprendre et d’agir sur les dialectiques dans les organisations, c’est-à-dire les relations de tension et de complémentarité entre les énergies déployées par les acteurs d’un système. Une des premières dialectiques étudiées par Fauvet est celle qui existe entre la synergie (énergie pour) et l’antagonisme (énergie contre), au cœur des conflits sociaux. « Partant du principe que toute interaction, harmonieuse ou conflictuelle, est utile à l’organisation, elle donne des grilles de lecture pour construire une nouvelle relation visant la coopération », complète Olivier Fronty.
« Dans l’entreprise, nous sommes souvent sur la logique du “ou”, alors qu’en sociodynamique, c’est la logique du “et”. Comment mettre en tension des opposés pour les faire jouer ensemble et permettre à l’organisation d’avancer ? La sociodynamique est plus qu’un outil, elle est un instrument, et on en a fait un art. Dans un milieu opérationnel, cet instrument vient enrichir autant la réflexion que l’action, et il fonctionne assez bien », appuie Catherine Carrichon, directrice de la professionnalisation des ventes chez Orange.
Premières applications avec les mouvements sociaux des années 1970
Fauvet s’était inspiré à la fois d'’ouvrages militaires sur la stratégie et la tactique, et de fondamentaux en psycho, socio et philo. En définissant les acteurs et les rapports de force dans les entreprises, il a ainsi conceptualisé une méthode d’analyse des situations de conflit.
Fauvet s’est également inspiré d’Edgar Morin, le penseur de la complexité, qui a apporté son analyse systémique des relations humaines. « Il a ouvert un nouveau champ, celui de penser une autre grande dialectique des organisations : celle qui met en tension l’unité d’action collective et la multiplicité des stratégies individuelles. La sociodynamique permet aux consultants et aux dirigeants de placer l’humain au centre de leurs stratégies. Considérer l’humain comme premier n’était pas l’apanage des cabinets de conseil en stratégie. Beaucoup d’entre eux réalisaient études, benchmarks, dossiers dans le but de proposer des processus ou des systèmes structurant la construction de la croissance. Les collaborateurs n’étaient embarqués que dans un second temps », atteste l’ex-Bossard, Olivier Fronty.
Chez Bossard, à l’époque des grands mouvements sociaux des années 1970, cette discipline a été d’abord mise en œuvre pour aider les dirigeants à reconquérir le terrain social en retrouvant le dialogue avec les syndicats et les salariés.
« C’était une façon de mettre en œuvre la stratégie des alliés développée par Fauvet avec un principe : tous ceux qui ne s’opposent pas sont des alliés, ce qui permet la mise en œuvre d'une action collective », confirme Olivier Fronty, qui s’est formé à la sociodynamique au plus près des maîtres de la discipline chez Bossard.
Dans les années 1980 et 1990, les outils et pratiques de la sociodynamique ont été utilisés chez Bossard dans un autre grand champ stratégique : la création de la valeur client. Jean-René Fourtou, ancien patron de Rhône-Poulenc et de Vivendi Universal, entre autres a été l’un des précurseurs dans ce domaine ; l’homme d’affaires a été DG de Bossard Consultants et président du groupe Bossard dans les années 1970…
À la fin des années 1990, France Télécom tente l’aventure, se souvient Olivier Fronty, qui est intervenu en tant que consultant Bossard pour appliquer la méthode Fauvet dans une démarche globale de stratégie locale d’action. « C’était sous Michel Bon, dans une logique de décentralisation et nous avions mis en place une véritable coconstruction de nombreux outils strat’ et d’identification des acteurs. Cela avait plutôt bien fonctionné », se souvient-il. Depuis, il est resté une certaine culture au sein du groupe télécoms.
L’expérience sociodynamique chez Orange
Ainsi, depuis longtemps, l’opérateur de téléphonie Orange (ex-France Télécom) a intégré la pratique sociodynamique à ses modes de management, sans toutefois forcément la relier à la discipline.
Ce que regrette quelque peu Catherine Carrichon, qui dans son périmètre (professionnalisation des ventes) chez Orange est en charge de la transformation. « Les syndicats et les RH l’utilisent davantage au travers de la carte des partenaires sociaux (en sociodynamique, identifie des groupes d’acteurs au sein d’une organisation soumise à des changements, ndlr), tandis que les acteurs commerciaux, B2B par exemple, la connaissent grâce à la stratégie des alliés. Mais elle est pratiquée sans qu’elle soit identifiée en tant que telle ni sans que les différents outils qui la composent soient reliés entre eux pour une action plus systémique », dit celle qui a découvert la sociodynamique il y a cinq ans lors d’une formation proposée par son groupe. Elle s’est depuis convertie à la discipline, au point de devenir VP de l’Institut aujourd’hui.
Faute de formation, les consultants se forment sur le tas
Le concept a bien sûr évolué en quarante ans. « Depuis Fauvet, les principaux développements ont porté sur le management global avec la volonté de déploiement de l’autonomie dans les entreprises. Depuis six ou sept ans, nous assistons également à une très forte médiatisation autour de l’entreprise libérée, un concept porté par Isaac Getz (conférencier et professeur à l’ESCP, ndlr) ayant notamment pour origine les enseignements de Fauvet », précise Thibaut Cournarie, le directeur de Kea & Partners.
Dans quelques cabinets de conseil, la sociodynamique connaît une nouvelle jeunesse parce que « cette discipline de l’action est particulièrement bien indiquée dans l’exercice de nos métiers de conseil pour un management confronté de plus en plus à la complexité et à l’incertitude », dit encore Thibaut Cournarie.
Chez Kea & Partners, l’ensemble des consultants seniors est au fait de cette approche qui sert systématiquement à tout projet de transformation. « Les outils de la sociodynamique font aujourd’hui partie des classiques du management. Nous n’utilisons pas une seule méthode, mais elle est intégrée dans un pack global dans la plupart de nos offres. Cela donne une pâte et des modes d’intervention très différents d’une approche traditionnelle parce que les collaborateurs sont impliqués en amont dès le premier jour : ils ne sont plus considérés comme des objets, des cibles, mais comme des sujets agissants, acteurs en amont de la transformation », souligne Thibaut Cournarie.
Étrangement, cette discipline n’est pourtant toujours pas enseignée en formation initiale. Seules quelques master class y sont dédiées dans certaines grandes écoles ou universités, à l’instar de l’ESSEC ou de l’université Paris Dauphine. Le centre d’innovation aixois thecamp, fait, de ce point de vue, exception : il intègre un panorama de la sociodynamique dans son programme « Manager au XXIe siècle » pour lequel l’Institut est mis à contribution.
Mais globalement dans les cabinets de conseil en stratégie, à l’image de Kea, les jeunes consultants se forment à la sociodynamique sur le tas au fur et à mesure de leur carrière.
L’entreprise du XXIe siècle sera-t-elle sociodynamique ?
Cette démarche est-elle marginale dans le monde de l’entreprise d’aujourd’hui ? Les dirigeants restent-ils frileux à partager le pouvoir avec leurs collaborateurs ? Ce n’est pas l’avis de Thibaut Cournarie.
« Beaucoup d’entreprises l’ont mise en œuvre dans leur stratégie de transformation, à l’instar de la grande distribution, de l’aéronautique – le groupe Safran l’a intégrée dans certaines de ses activités – et de l’Armée qui réfléchit en sociodynamique. Nous assistons à une prise de conscience des dirigeants et managers qui ne veulent plus faire de la stratégie comme hier et cela demande à réinventer les méthodes. »
Car pour le directeur chez Kea & Partners, la sociodynamique apparaît de plus en plus essentielle et adaptée pour des organisations et un environnement qui se complexifient. « Le nombre de critères avec lequel il faut apprendre à jongler augmente de façon exponentielle. La sociodynamique apporte un concentré de grilles de lecture plus agiles pour s’y mouvoir, y compris dans l’exercice de design stratégique. Elle est un complément à l’arsenal du conseil en stratégie très modélisant, très prescriptif. »
Alors, la sociodynamique, concept post-soixante-huitard, période où la sociocratie était portée comme étendard, est-elle toujours aussi visionnaire ? C’est ce que continuent de penser, en tout cas, les cabinets de conseil issus de Bossard, Kea (spin off de Bossard) ou Capgemini Consulting (qui a racheté Bossard)… ainsi que l’ensemble de la vaste diaspora des disciples de Fauvet ; l’association des anciens de Bossard ne compte pas moins de 1 200 membres.
Barbara Merle pour Consultor.fr
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