Quand les consultants en strat’ sont des antihéros littéraires
C’est une première. Le consultant en stratégie est le sujet-cœur d’un roman qui vient d’être publié. Deviendrait-il une nouvelle figure littéraire emblématique ?
Alignement des planètes ou pur hasard… Le dernier ouvrage de Louise Morel, Ressource Humaine (Éditions Hors d’atteinte , mars 2022), est le troisième roman (que nous avons pu référencer) à prendre comme personnage central d’une fiction (pas d’essais) un consultant ou une consultante. En février dernier est en effet paru Connemara de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018. Il y a deux ans, La Place est prise d’Hélène Drummond, épouse d’un ex-associé du BCG (relire ici). Au cinéma, un film allemand, Toni Erdmann, de la productrice et réalisatrice Maren Ade, sorti dans les salles en 2016, faisait figure de précurseur en prenant pour personnage central Ines, consultante overbookée au sein d’une grande société allemande basée à Bucarest.
Il s’agit du premier roman à cibler spécifiquement le secteur de niche, récemment encore inconnu du grand public, qu’est le conseil en stratégie. Et dans lequel les consultants sont décrits comme « [de] bons petits soldats » « à mi-chemin entre l’intérimaire et le mercenaire », « une sorte de superhéros capitaliste[s] », voire « de jeunes loups aux dents longues, des dégraisseurs d’entreprises en difficulté ». Un secteur qui participe, selon l’autrice, « de la violence capitaliste, il est important de le dire ».
Autre point commun de taille à ces romans et film, il y est seulement évoqué la face noire du métier.
Le consultant, un contre-sujet
Un ouvrage à charge que Louise Morel a travaillé sur plusieurs années, issu de sa courte expérience dans un grand cabinet de la place, mais aussi d’entretiens avec des consultants en poste et d’anciens du secteur. « Ce n’est pas normal de travailler 80 heures par semaine, c’est une prison dorée », témoigne à Consultor Louise Morel. Le conseil en stratégie lui parait être tout particulièrement un bon outil d’analyse de la société dans laquelle nous vivons. « On parle beaucoup des grands perdants du système capitaliste. Mais se posent également beaucoup de questions autour de ceux qui sont considérés comme les gagnants de ce système économique globalisé. Souvent, ils sont critiqués, parfois à juste titre, mais je voulais en parler différemment. Dire que ce système n’est ni épanouissant pour eux en tant qu’individus, ni positif pour la société. J’ai voulu parler d’une forme de désillusion du travail de consultant. »
Des élites pourtant survalorisées…
Une apparition dans la sphère publique et culturelle qui n’étonne pas vraiment Jean Viard, directeur de recherches au CNRS et au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). « C’est une nouvelle génération de personnages, les consultants, comme les sondeurs et les communicants, qui a pris la place des chercheurs universitaires, les intellectuels de fond, dans le débat public. L’intérêt des consultants, et ce qui leur confère une grande valeur, c’est leur expérience transversale. Ces élites des grandes écoles sont aujourd’hui beaucoup plus valorisées et enviées que les universitaires pointus. Et deviennent ainsi des héros de roman », analyse ainsi pour Consultor le sociologue, spécialiste notamment des temps sociaux.
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La face sombre du métier
Symbole d’un certain monde d’hier, le consultant en stratégie peut apparaitre comme une sorte de catalyseur de rejet pour les jeunes générations. C’est en tout cas ce que pense l’autrice de Ressource Humaine, Louise Morel, 32 ans, passée quelques mois entre 2013 et 2014 par l’une des références internationales du conseil en stratégie qu’elle ne veut pas pointer du doigt. Un roman où il est question de Marianne, consultante totalement désabusée évoluant dans un gros cabinet de conseil en stratégie. « Lorsque j’ai commencé à travailler à mon livre il y a quatre ans, aucun roman ne parlait de ce métier. C’est avant tout cette absence qui m’a donné envie de m’y pencher », explicite-t-elle. Une fiction qui plonge dans les coulisses plutôt sombres du métier : horaires à rallonge, stress permanent, hiérarchie omniprésente et tyrannique, relations humaines plutôt détestables, recrutements ultra-sélectifs déshumanisés. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs d’emblée avec un tour d’entretien serré entre une consultante senior d’un grand cabinet parisien et un jeune candidat.
Un métier en quête de sens
Pour celle qui a découvert la pression permanente, l’extra mile (un consultant toujours poussé à en faire plus), le principe de carrière du up or out (encore, selon elle, trop répandu – relire ici), où la charge de travail est régulièrement pointée du doigt, ce secteur serait à ses yeux plutôt bien représentatif de la vacuité de cette activité et du (dys) fonctionnement de notre système économique. Un discours de l’ancienne consultante qui prend un ton volontairement très politisé. « Quand on sort d’une grande école [Louise Morel a fait Normale Sup' – ndlr], ce secteur très attractif est un véritable choix, mais beaucoup y restent par dépit. Il est à la fois difficile d’y entrer et d’en sortir. Le conseil en stratégie répond à un impératif de rentabilité très fort, où il faut toujours être profitable. Il y règne une sorte de cynisme désabusé à avoir un boulot très bien payé mais qui ne sauve pas la planète, bien au contraire. » Sans oublier, selon l’autrice, que le travail des consultants peut avoir de lourdes et bien réelles conséquences sur la vie du commun des mortels. « En théorie, les consultants en stratégie sont là pour aider les entreprises à résoudre des difficultés qu’elles ne savent pas affronter seules. Dans la pratique, ils servent souvent à faire passer des décisions que la direction n’a pas très envie d’assumer », écrit-elle.
La fin de la vocation ?
Cette violence de l’ultralibéralisme du secteur que Louise Morel dénonce à l’envi peut-elle expliquer une certaine crise des vocations (voire une vague de démissions) dans le conseil en stratégie ? « La politisation des jeunes générations est plus forte. Refusent-ils de participer à ce monde-là et ont-ils envie de construire un autre monde ? Certainement. Pour preuve, la récente révolte des jeunes ingénieurs diplômés d’AgroParisTech. Plus généralement, cette jeune génération affiche une autre exigence, plus concrète, celle de refuser ces conditions de travail (horaires à rallonge, niveaux de soumission) et d’exiger plus d’autonomie et de créativité. » Pour Jean Viard, le sociologue du travail et du temps libre, entre autres, cette réticence des jeunes à aller dans un secteur où la course aux revenus se fait encore au détriment de la qualité de vie dit quelque chose d’intéressant sur ces générations. « Ils ne sont plus dans le moule, ont d’autres aspirations que l’argent. Pour être désirable, ils cherchent un travail qui a du sens pour le futur et, en même temps, ils savent qu’ils n’auront pas de maitrise sur le tsunami écologique auquel nous allons faire face. Nous sommes bien loin de la promesse du slogan de 1981 : “changer la vie” [l’hymne-slogan du PS à partir de 1977 – ndlr] », décrypte Jean Viard à Consultor.
Et devant les difficultés actuelles de recrutement, les cabinets de conseil en stratégie font preuve d’imagination pour attirer les talents (voir notre article ici), à l’instar de la mégapub du BCG qui s’étale dans les rues de Berlin (là), comme s’en étonne aussi celle qui est aujourd'hui analyste financière dans la capitale allemande. « Ils ne sont pas dupes de ce que tentent de proposer les cabinets pour les attirer, comme les avantages en nature. Vous doublez les congés parentaux ? C’est donner une carotte qui cache le bâton. Vous affichez une démarche RSE ? Greenwashing… » Inefficace, selon Louise Morel, car c’est le fonctionnement même du conseil qui est en cause. « Ce modèle économique fondé sur des consultants travaillant 80 heures par semaine ne serait plus viable si on les faisait travailler que 40 heures. »
Edit 12/06 (merci à nos lecteurs et leurs commentaires) : sur le sujet également Le Prix du conseil de Gaspard Saint-Jean
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France
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