Dans une conjoncture incertaine, le conseil en stratégie tout feu tout flamme
L’économie se tend et des signes de ralentissement de la croissance apparaissent. Dans le conseil en strat', la croissance reste soutenue et les vannes du recrutement grandes ouvertes. Certains mettent en garde contre un consulting freeze dans les six mois.
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+50 %. Tel est, pour certains, le mètre étalon de la croissance du conseil en stratégie au premier semestre 2022 à Paris. C’est ce que mettent en avant plusieurs patrons de cabinets interrogés par Consultor.
« Notre activité au premier semestre est en croissance de 50 % », appuie par exemple Rémi Pesseguier, CEO et cofondateur de Singulier. « On est parti à deux y a deux ans et demi, on est 35 aujourd’hui. Nous sommes en croissance de 50 % par an, et c’est encore le plan pour l’année prochaine », s’enthousiasme Olivier Abtan, senior managing director chez Publicis Sapient Strategy Consulting.
Quand Jean Reboullet, le managing partner de Cepton, spécialiste de la pharma, assure que le cabinet est encore au-dessus des plusieurs dizaines de points enregistrés en 2021 : « Sur les sept premiers mois de l’année, on est au-dessus de 2021, qui était une année incroyable. Donc 2022 est pour l’heure déjà une grosse performance », dit-il. « Jusqu’ici, tout va bien, tout va très bien », ajoute Olivier Dupin, partner chez Ares & Co, cabinet concentré, lui, sur les services financiers.
Voilà pour le déclaratif. Mais la tendance n’est pas moins positive pour les quelques-uns qui publient leurs résultats. C’est le cas d’Oliver Wyman : les résultats monde du second semestre présentés fin juillet 2022 affichent une croissance de 16 % à 1,4 milliard de dollars de chiffre d’affaires sur les six premiers mois de l’année par rapport au premier semestre 2021.
Les résultats récents du conseil en stratégie sont bons et dépassent de loin les prévisions du Syntec Conseil, l’organisation représentative du conseil en France (dont la strat’ n’est qu’une petite partie) qui tablait, elle, sur +10 % en 2022.
Cette surperformance pourrait d’autant plus surprendre que la conjoncture macroéconomique se tend. Les croissances française, européenne ou mondiale se tassent, les taux directeurs remontent, l’euro se déprécie rapidement, l’énergie et le climat sont des sujets de vives inquiétudes, la guerre en Ukraine et en Russie créée beaucoup d’incertitudes.
Comme si de rien n’était
Et pourtant, le conseil en stratégie se comporte comme si de rien n’était, voire bénéficie de cette conjoncture. Pour la raison principale, disent tous les consultants interrogés par Consultor, que le changement pousse la demande de conseil. « Le conseil est une dérivée du changement, plus il y a de facteurs de changement et d’incertitude, plus le besoin de conseil est fort », analyse Oliver Abtan chez Publicis Sapient.
C’est dire si la période actuelle peut être porteuse pour des cabinets sollicités par une génération de jeunes dirigeants qui n’a jamais eu à gérer en période inflationniste. « Nous n’avons jamais eu tant de clients confrontés en même temps à la gestion des fins de mois et au long terme géopolitique, sans compter les nombreux sujets de réalignement de portefeuille business », interprète aussi Hanna Moukanas, partner et managing director d’Oliver Wyman à Paris.
Plus prosaïquement, des cabinets plus petits voient dans la bonne tenue de leur activité le symptôme de niches d’activité complètement décorrélées des cycles macroéconomiques. Ainsi de Jean Reboullet chez Cepton : « Le conseil en strat’ est une niche, a fortiori le conseil en strat’ dans la pharma. Une niche ne réagit pas de la même façon que l’économie au sens large. Nous ne travaillons pas dans l’automobile, l’énergie ou le tourisme. Dans la santé, du business, il y en a. »
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Un effet rattrapage brutal : tel est le retour d’expériences de responsables des ressources humaines, de recruteurs, de partners, de chasseurs de têtes, de coachs spécialisés dans l’accompagnement des candidats, bref de tous les acteurs du recrutement dans le conseil en stratégie. Avec la fin des mesures sanitaires, certains optent pour le maintien du 100 % distanciel, d’autres mixent, d’autres encore veulent le retour au bureau pour les entretiens. Une chose est sûre : la chasse aux talents est plus ouverte que jamais et la concurrence entre les cabinets exacerbée.
Banque, digital, retail… les sujets et les secteurs porteurs
Question de taille donc, mais aussi de sujets. « Les banques nous interrogent sur les potentiels impacts de l’augmentation des taux de défaillance des entreprises sur la gestion de leur portefeuille de crédit. Le retail se pose la question de la pression de l’inflation sur la demande et du juste niveau auquel les prix doivent être fixés », liste Cyril Gay Belan, associé en charge des activités de stratégie GSG au sein de KPMG.
Le digital est un autre puissant ressort du recours aux cabinets de conseil en stratégie. « Les investissements dans le digital, c’est une lame de fond qui ne souffre pas de la conjoncture. La demande de conseil sur ce sujet va continuer. On nous appelait en temps de covid, on le fait encore aujourd’hui, aucune raison que cela s’arrête demain », insiste Olivier Abtan chez Publicis Sapient.
Signe du poids de la transformation digitale dans les demandes de conseil, les fonds de private equity, qui sollicitent habituellement les cabinets surtout sur des revues stratégiques au moment d’acheter ou de vendre des entreprises, recentrent les missions sur la transformation numérique des entreprises qu’elles détiennent déjà en portefeuille.
Ce léger shift est symptomatique d’une frilosité grandissante de certains segments d’investissement. « La typologie de nos projets évolue. Dans le PE, il y a un peu moins de gros deals. Nous avons entendu à la rentrée des fonds de large cap nous dire que l’été avait été plus calme qu’à l’ordinaire. Alors que nous observions encore beaucoup de VDD en fin d’année 2021 et en début 2022 [due diligence à la vente – ndlr], cela est moins le cas à présent. Ce sont des signes d’un certain attentisme, par exemple dans les consumer goods où certains lancements de processus compétitifs pour des achats ou des ventes d’actifs, via banque d’affaires et recherche de fonds, sont retardés. Ou alors sont faits par des process de gré à gré », pousse Rémi Pesseguier chez Singulier.
La conjoncture fait évoluer les missions
Ce léger changement côté PE est représentatif de l’évolution des sujets sur lesquels les consultants peuvent être mobilisés dernièrement. Car si en volume, tout est au beau fixe, certains rendus bougent, du fait d’un contexte plus volatile.
« Nous travaillons aussi beaucoup sur des sujets de gouvernance des entreprises, non pas pour les aider uniquement à encaisser les chocs, ce qui est la partie plutôt facile, mais pour les aider à se réinventer, ce qui est le plus ardu. L’automobile est, par exemple, un concentré de l’ensemble des changements structurels à l’œuvre, dans le climat, dans l’énergie, dans les technologies, dans les comportements des consommateurs, dans l’exposition au déficit de composants électroniques lié à la guerre en Ukraine. Les changements sont 10, 20 ou 30 fois plus rapides que ces dernières décennies, notre niveau d’activité est totalement corrélé à cette accélération », décrit Hanna Moukanas, chez Oliver Wyman.
Autre catalyseur d’activité : l’ESG – acronyme désignant l’environnement, le social et la gouvernance devenus la boussole des entreprises en matière de développement durable et de réponse à l’urgence climatique. « La demande des clients s’homogénéise autour de ce sujet. Non plus sur des questions ponctuelles, mais dans le cadre d’appels d’offres. Nos clients nous interrogent sur la manière de mettre en œuvre une trajectoire zéro carbone, les conséquences qu’elle aura sur leur activité et les risques qu’elle comporte », indique Cyril Gay Belan, chez GSG.
Une carte verte dont Hanna Moukanas veut également croire qu’elle est un réservoir d’opportunités où les consultants en stratégie doivent emmener leurs clients. « La coupure du gaz russe et les canicules et incendies que nous avons connus cet été font prendre conscience à tous que la balle est dans le camp de chaque entreprise. Nous travaillons avec les entreprises et les régulateurs à des plans net zéro accélérés (relire notre article sur le net zéro) », appuie-t-il.
Autre signal faible capté par nos interlocuteurs : une certaine accélération des sujets BtoB. « Ce que j’entends des clients : “on veut s’exposer le moins possible au BtoC” », témoigne Rémi Pesseguier.
Boule de cristal
Des sujets nombreux qui portent la confiance de nombre de cabinets sur leur niveau d’activité dans les mois à venir. Le même Rémi Pesseguier table sur l’une des meilleures années de Singulier, si ce n’est la meilleure. Et le planning est plein pour les prochains mois.
« Nous nous attendons à une continuité de notre dynamique de croissance. À chaque moment de tension des spéculations sur une bulle des rémunérations et des recrutements. En réalité, sur une tendance longue, les prix ont tendance à monter. Mais le marché s’adaptera : les hausses de salaires et de taux seront vraisemblablement adoucies », anticipe Thierry Quesnel, senior manager director chez Publicis Sapient.
« Je ne vois aucun facteur limitatif côté demande », assure aussi Hanna Moukanas.
Le dirigeant d’Oliver Wyman est d’autant plus confiant qu’à ses yeux, le positionnement des cabinets de conseil en stratégie vis-à-vis de leurs clients a considérablement évolué. Si par le passé, dans les moments de tension, les cabinets de conseil ont pu être perçus comme des coûts évitables, ils se seraient rendus totalement indispensables comme accélérateur de transformation.
« Nos clients nous voient comme de réels partenaires de création de valeur. Il y a un facteur de 1 à 10 entre le coût de nos interventions rapporté à leur retour sur investissement. Nous avons appris depuis longtemps à ne pas être un taux multiplié par un nombre de jours. Nous sommes créatifs sur la manière d’accompagner nos clients sur le long terme, tout comme sur la manière de nous faire rémunérer, en variabilisant par exemple une partie de nos honoraires (relire notre article sur les success fees) », dit encore Hanna Moukanas.
D’autres cabinets se montrent plus prudents. Rémi Pesseguier chez Singulier, par exemple, estime que l’hypercroissance des derniers mois sera nécessairement infléchie par une forme de consulting freeze. « Les plus grands cabinets ont fait exploser les salaires et les coûts à la semaine. Un client en juillet, un acteur de la grande conso, nous disait que les prix à la semaine (pour les équipes de due dil, ndlr) de certains grands cabinets de conseil en stratégie étaient devenus irrationnels », rapporte-t-il. « On est plus vigilants qu’il y a six mois », prévient aussi Cyril Gay Belan, chez GSG.
Une vigilance grandissante sur le marché qui n’a pas, à ce stade, touché les recrutements – même si d’aucuns assurent que le coup de frein est au coin de la rue. « Le goulot d’étranglement reste les talents, pas la demande », prévient Hanna Moukanas. En septembre, chez le même GSG, dix consultants ont fait leurs débuts, la plus grosse rentrée pour l’activité de conseil en stratégie de KPMG à Paris.
Pas d’arrêt à prévoir non plus chez Ares & Co, mais un atterrissage, très certainement. Et Olivier Dupin de s’interroger : « Quand le conseil en stratégie va-t-il atterrir, depuis quelle altitude et à quelle vitesse ? Voilà les questions qui restent ouvertes. »
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