Les pays du Golfe, nouvel Eldorado du consulting ?
À l’heure des grands programmes de développement « Visions », lancés successivement par les pays du Golfe pour préparer l’après-pétrole, la demande de consultants en stratégie occidentaux semble florissante. Qui sont-ils ? Que viennent-ils chercher dans la région ? Quelle place occupent ces expériences dans leurs CV ? Quelques éléments de réponse.
Les 6 États du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Bahreïn, Qatar, Koweït, Oman, Émirats arabes unis) partagent bien des points communs : le climat désertique, la culture arabo-musulmane, la place prédominante du pétrole dans l’économie, des régimes politiques autoritaires et non démocratiques — mais aussi l’importance des étrangers dans la démographie, de 40 % de la population totale en Arabie Saoudite à… près de 90 % aux Émirats ou au Qatar. Pour l’essentiel, il s’agit d’une main-d’œuvre ouvrière et de services, majoritairement masculine, venue d’Asie du Sud et du Sud-Est (Inde, Pakistan, Bangladesh et Philippines en tête). À l’autre extrémité de cette sociologie des immigrés, on trouve les expatriés occidentaux, beaucoup moins nombreux — et bien mieux rémunérés. Les consultants en stratégie font partie de ce groupe.
Longtemps invités pour accompagner le développement des compagnies pétrolières et gazières, les consultants sont de plus en plus souvent conviés sur des missions ayant trait à la reconversion des économies locales à de nouveaux secteurs — finance, tourisme, construction… Aujourd’hui, la plupart des grands cabinets de conseil en stratégie ont des bureaux à Dubaï et Riyad, et parfois à Abu Dhabi, à Doha et/ou au Koweït.
La domination contestée du hub dubaïote
Pour la plupart, cependant, les consultants en stratégie sont installés à Dubaï, l’un des 7 Émirats arabes unis et capitale économique de la fédération. « C’est la région la plus sympathique pour les expatriés, celle où il y a le plus de tolérance pour les non-musulmans, où les loisirs et la culture à destination des Occidentaux sont les plus développés », se souvient David Merchier, évoquant son expérience de 6 mois en tant que consultant français chez Bain dans l’Émirat en 2015. Mais Dubaï est avant tout une base résidentielle : les missions ont lieu dans l’ensemble des pays du Golfe. « Pour mon dernier projet, j’étais à Riyad, la capitale saoudienne, explique Alexandra Magdei, Lead Associate chez Strategy& installée sur place depuis début 2023. Maintenant je suis à Abu Dhabi. Parfois nous allons au Qatar. Dubaï est notre base, et nous prenons l’avion pour chacun de ces pays à tour de rôle en fonction des projets. »
Les cabinets de consulting ont cependant des bureaux dans les autres capitales. « Les cabinets avaient une antenne à Riyad, au Koweït et au Qatar, c’est obligatoire pour pouvoir travailler dans ces pays, selon David Merchier. Mais le plus souvent il s’agissait d’une boîte postale ou d’un simple bureau avec une assistante. » En 10 ans, pourtant, les choses ont commencé à changer. L’Arabie Saoudite a lancé son ambitieux programme « Visions 2030 ». « La plupart des consultants sont encore installés à Dubaï, confirme Yassine El Hachami, manager chez Simon-Kucher fraîchement arrivé dans l’Émirat en février 2024. Mais les bureaux de Doha [au Qatar] et de Riyad sont en train de croître. Les pays commanditaires de projet veulent avoir des équipes locales et garder le PIB généré dans le pays. L’Arabie Saoudite exige que les cabinets de conseil aient une présence sur place qui soit un vrai bureau, et non plus une simple boîte postale. Les consultants étrangers sont incités à s’installer sur place, avec des premiums de 20 % à 35 % à grade équivalent. » Revers de la médaille : certains officiels du pays commencent déjà à s’inquiéter d’une dépendance excessive des politiques entreprises vis-à-vis des grands cabinets.
L’argent, mais pas que
Pourquoi les consultants répondent-ils à l’appel des sirènes du Golfe ? Un point met tout le monde d’accord : le rôle déterminant des hautes rémunérations proposées. « Les expatriés sont payés de 2 à 3 fois mieux qu’en France et sont exonérés d’impôts, explique David Merchier. Or, le coût de la vie est un peu plus élevé qu’à Paris, mais pas significativement. » Près de 10 ans plus tard, rien n’a pas changé. « L’argent est une motivation importante pour beaucoup d’expatriés, affirme Yassine El Hachami. Les salaires sont entre 2 et 3,5 fois plus importants qu’en Europe à emploi et grade équivalent. »
Mais le hasard des parcours et des histoires personnelles joue aussi son rôle. David Merchier est venu sur place dans le cadre de la politique d’échanges pratiquée par Bain. Après 5 ans d’études en France, Alexandra Magdei, originaire de Moldavie, saisit l’opportunité, offerte par son cabinet, de partir pour Dubaï. « En tant qu’étrangère travaillant en France, je n’avais pas beaucoup d’expérience et je souhaitais évoluer dans un environnement plus divers culturellement. » Quant à Yassine El Hachami, le Moyen-Orient l’attire depuis ses années de lycée dans son Maroc natal : « Je savais déjà que c’était une zone très dynamique, qui souhaitait réussir et en avait les moyens. » Par la suite, il poursuit des études en France (à l’ESSEC et Dauphine). Quand Simon-Kucher, le cabinet qu’il a rejoint en 2019, lui propose de partir dans les semaines qui suivent, il accepte immédiatement.
Enfin, dans les 3 parcours, le rôle prescripteur des amis déjà installés sur place est déterminant. « 30 % des anciens de ma promo sont venus à Dubaï, raconte Alexandra Magdei, je connais des gens dans chaque cabinet. »
Une vie laborieuse, mais confortable
Les expatriés interrogés sont unanimes quant à la qualité de vie à Dubaï. La cité est « très sûre, propre, pratique, “family friendly” », résume Alexandra Magdei. « Vous pouvez laisser tomber votre portefeuille dans la rue et le retrouver une heure après à sa place », confirme David Merchier. Pour Yassine El Hachami, amateur de ciel bleu, le climat est un autre avantage : « Tous les week-ends, même en décembre, vous pouvez aller à la plage ! » L’accès aux services complète le tableau : « Pourvu que vous ayez de l’argent, vous avez accès à des services de bon niveau en matière de santé, de ménage, de garde d’enfant… », commente David Merchier.
À une question sur la perception des femmes à Dubaï, Alexandra Magdei répond sans hésiter : « En tant que femme, je suis très respectée, je n’ai jamais ressenti aucun irrespect. C’est un stéréotype infondé. » Culturellement, les États de la région ont déployé d’importants efforts pour développer leur attractivité. Yassine El Hachami « retrouve ici les meilleurs côtés de la culture occidentale et orientale. Il y a des théâtres, des opéras, des concerts, des musées… Sans oublier une culture moyenne orientale très riche, à laquelle les Occidentaux gagneraient à s’ouvrir ».
En revanche, la charge de travail est importante. « On travaille dur et beaucoup. Mais j’en étais consciente en venant », affirme Alexandra Magdei. Les déplacements sont nombreux. « Dans leur écrasante majorité, les clients veulent une présence on-site très régulière », expose Yassine El Hachami. Les clients paient bien, mais demandent beaucoup. « Nous avons tendance à accepter davantage de requêtes “hors scope” qu’en Europe. Il y a des imprévus, des urgences, souvent le week-end. Le top management nous incite fortement à faire cet “extra mile” requis par les clients. »
Par ailleurs, même si les consultants sont bien rémunérés, leur situation est moins protégée qu’en France. « Il n’y a pas de chômage, sauf à prendre des assurances privées qui indemnisent peu. Et toute personne qui s’installe ici est sponsorisée par son employeur : quand votre contrat se termine, vous avez un mois pour quitter les Émirats. » Même s’il existe un « golden visa » de 10 ans sans condition d’emploi ; « mais seuls les très hauts revenus peuvent l’obtenir ».
Des missions plus ambitieuses
Pour David Merchier, évoquant son expérience de 2015, « intellectuellement, les missions n’étaient pas particulièrement plus intéressantes qu’ailleurs ». Sur ce point, les grands programmes de développement semblent avoir significativement changé la donne. Pour Alexandra Magdei, « les projets sont de vrais projets de stratégie et de croissance : c’est un marché émergent. On peut constater directement l’impact de ses actions et voir ses idées mises en œuvre ».
Yassine El Hachami confirme ce contraste entre les missions de consulting en Europe et au Moyen-Orient, sans pour autant les hiérarchiser : « Ce sont des types de missions différents, mais qui présentent tout autant d’intérêt. Au Moyen-Orient, nous avons des projets avec des budgets très élevés, des équipes nombreuses, des impacts attendus très importants, et des interlocuteurs plus “high level”. À Paris, j’avais souvent affaire au directeur commercial ou marketing. Ici, ce sont les CEO de très grandes entreprises, des fonds souverains, des ministres. » Sur ce point, le témoignage de David Merchier est concordant. « Travailler pour une famille royale, ce n’est pas comme travailler pour des banquiers à la Défense… » Il a pu arriver que cela s’accompagne de méthodes peu orthodoxes, comme le rapporte un consultant resté anonyme : lors d’un brief relatif à un projet, un dirigeant politique avait exprimé pour seule exigence qu’une place dans l’organigramme soit ménagée à l’un de ses proches parents, laissant tout le reste de l’organisation à la discrétion des consultants.
Ce qui est certain, c’est que l’ampleur des programmes « Visions » lancés par les pays du Golfe ces dernières années garantit une plus grande variété de missions. Alexandra Magdei cite pêle-mêle : « Définir les stratégies de différents ministères, construire un musée, construire une réserve nationale, établir une troupe de théâtre nationale, établir le futur système de formation tout au long de la vie d’un État… »
Et demain ?
La région continue à changer rapidement, économiquement et socialement. En Arabie Saoudite, par exemple, l’alcool reste interdit dans les lieux publics, mais il est possible d’en acheter si l’on détient une carte diplomatique, et les expatriés peuvent en consommer en privé par ce biais. Pour autant, derrière cette volonté d’ouverture et d’attractivité, la situation des droits de l’homme dans la région reste préoccupante selon la plupart des ONG. Et le contraste entre la situation économique des consultants occidentaux et celle des travailleurs venus d’Asie du Sud – les seconds travaillant pour les premiers – ne laisse pas tout le monde indifférent. C’est l’un des aspects qui ont poussé David Merchier à rentrer en France — où il a par la suite quitté le monde du consulting pour celui de l’éditorial.
Yassine El Hachami était animé des mêmes scrupules en arrivant, mais sa position a changé. « Mon opinion est que face à la pauvreté, nous devons être acteurs, pas simplement spectateurs. Nous pouvons aider les gens : si vous avez besoin d’une nounou, vous pouvez la payer mieux que ce qui se fait. Il faut faire en sorte que les choses changent, chacun à notre échelle. » Beaucoup soulignent également le fait que les travailleurs migrants venus de pays en développement gagnent davantage à Dubaï que dans leur pays, ce qui leur permet d’aider leurs familles. Si la situation professionnelle de sa compagne le permet, Yassine El Hachami resterait bien ici. Mais pas éternellement : « Une seule chose est sûre, à 50 ans, je serai au Maroc ! »
Alexandra Magdei n’envisage pas non plus de partir dans un avenir proche. « Je resterai assurément à Dubaï dans les 5 ans qui viennent », assure-t-elle. Il est sans doute difficile de nier que la région représente une première étape intéressante dans une carrière de consultant en stratégie, avec des rémunérations élevées et une variété de missions stimulantes, dans des conditions uniques, quoiqu’un peu « hors sol ». Dans un contexte de contraction de l’offre de travail dans le consulting en stratégie en Europe, c’est également un « next step » séduisant pour des consultants plus aguerris. Mais comment revient-on de là dans le « vieux monde » ?
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