L’IA passe-t-elle enfin à l’échelle ? L’avis des partners
L’IA sait faire beaucoup de choses en théorie, mais les fait-elle déjà en pratique ? Les entreprises et les technologies sont-elles mûres pour le passage à l’échelle ? Et pour quel type d’usages et de transformations ? Des experts d’Avencore, Eight Advisory, Eleven, PMP Strategy et Strategy& partagent leurs points de vue sur l’état du marché et les cas d’usage pertinents.
- Bain France, un terrain de jeu de plus en plus tech
- IA générative : les missions signées BCG pour Reckitt, McKinsey pour ING Bank
- Transfert : Jean-Charles Ferreri arrive chez eleven
- IA : 20 % des revenus monde du BCG en 2024, déjà 25 % en France ?
- François Candelon, senior partner du BCG, rejoint Seven2 ex-Apax Partners

Une frontière technologique mouvante
Depuis l’irruption de l’IA générative fin 2022, la question revient de façon récurrente : passe-t-on enfin à l’échelle ou s’installe-t-on dans une phase prolongée d’études et de « proofs of concepts » sans lendemains ? Quand certains cabinets de conseil en stratégie déclarent réaliser entre 10 et 25 % de leur chiffre sur des projets IA, on pourrait s’attendre à une industrialisation rapide, avec des résultats à la clé. Qu’en est-il ?
Pour Matthieu Maudelonde, partner chez Avencore, il y a bel et bien « une prise de conscience chez les industriels du potentiel de l’IA. Des applications et des cas d’usage existent déjà. L’IA générative a été un accélérateur de cette prise de conscience. Mais, pour moi, nous ne sommes qu’au début du passage à l’échelle ».
Maurice Cautela, partner chez PMP Strategy, nuance le propos : « Du côté de l’IA au sens large, beaucoup d’entreprises, en particulier les grands groupes, sont entrées en production. L’IA générative, en revanche, est un sujet qui accélère beaucoup, mais où la maturité n’est pas la même que sur l’IA dite “classique”. » Morand Studer, managing partner chez Eleven, confirme que, pour lui, « l’utilisation de l’IA générative n’est pas encore diffusée de façon générale dans les entreprises, même s’il existe déjà des cas d’usage en matière de comparaison de documents, de rédaction de textes contractuels, commerciaux, administratifs, de traduction… ».
Dans tous les cas, « nous nous attendons à voir des changements importants dans les 3 à 5 ans », estime Gregorie Clayes, managing director US chez PMP. Dès 2025, « nous verrons une accélération des applications concrètes de l’IA, qui impacteront la vie des gens », confirme Frédéric Blache, partner chez Eight Advisory.
Que peut vraiment faire l’IA ?
Les consultants interrogés énumèrent de nombreux cas d’usage possibles et industrialisables, mais peu d’exemples massifs de passage à l’échelle. Pour reprendre l’expression d’Yves Devineau, directeur chez Eight Advisory, « l’IA n’est pas une solution miracle, un antibiotique à large spectre, capable de tout traiter ; il y a des cas d’usage précis et des réponses techniques spécifiques ». « Beaucoup rêvent du cas d’application miracle qui va tout révolutionner, analyse Morand Studer. Le plus souvent, nous sommes en présence de l’addition de petits cas d’usage qui modifient progressivement la production. Il s’agit souvent d’une démarche globale de passage à l’IA, mais avec des cas différents, qui requièrent chacun des algorithmes propres. »
Globalement, l’IA est imbattable dès lors qu’il s’agit de traiter simultanément un grand nombre de contraintes et de variables. Le pricing, par exemple, suggère Morand Studer (Eleven) : « L’IA permet de mieux comprendre et prévoir l’effet des prix sur les volumes de vente, en tenant compte d’un très grand nombre de paramètres. » Mais les experts mentionnent aussi souvent le marketing, la logistique, l’optimisation de trajets de tournées ou de plannings, la maintenance prédictive… Dans beaucoup de ces domaines, « les applications se banalisent ».
L’industrie est aussi concernée. Pour Mathieu Maudelonde, l’IA peut ainsi « être utilisée pour l’optimisation sous contraintes en production, en identifiant la meilleure combinaison de paramètres sur une chaîne de production donnée pour avoir le meilleur taux de rendement synthétique ».
Bien sûr, d’un certain point de vue, l’IA générative est d’ores et déjà industrialisée, souligne Pierre Bosquet (Strategy&) : « ChatGPT est, en soi, un cas d’usage d’IA générative passé à l’échelle. » Les grands agents conversationnels mus par l’IA générative sont en eux-mêmes des réussites industrielles. Ils ont d’ores et déjà affecté significativement les habitudes des métiers intellectuels et bureautiques. Mais ils ne se traduisent pas encore véritablement en solutions à grande échelle largement commercialisées. « Les entreprises ont parfois été déçues : l’utilisation tarde à se convertir en valeur concrète. C’est un point important pour nous : les innovations doivent se traduire par de l’argent dans les caisses, et non par une simple valorisation théorique en temps gagné. »
Passe-t-on enfin aux choses sérieuses ?
Au-delà de cet usage diffus de l’IA dans la vie de bureau, qu’en est-il des situations où l’IA transforme véritablement les conditions de production ?
Certaines entreprises ont pris acte du fait que l’IA recouvrait un vaste champ d’application, et ont choisi de l’injecter de façon systématique et ciblée là où elle peut démontrablement améliorer les process. Jean-Thomas Ledore, partner chez Strategy&, décrit ainsi l’un des projets phares du cabinet, pour un « client majeur de PWC » dans le domaine de la logistique. Il s’agit d’un programme global d’application des technologies IA partout où elles peuvent apporter de la valeur ajoutée, qui a commencé par une importante phase de préparation, d’identification de cas d’usage « impactant le business et les opérations », et qui vient de passer la phase proof of concept. Le passage à l’échelle est donc envisagé à l’horizon 2026, le temps de faire les investissements nécessaires.
De quoi s’agit-il concrètement ? « 10 cas d’usage majeurs ont été sélectionnés dans une population de plus d’une centaine pour maximiser l’effet de focalisation, organisés en un programme conçu de façon globale permettant de le suivre au plus haut niveau tout en dérisquant l’exécution et la trajectoire de création de valeur par cet effet d’agrégation. Le programme comporte 4 piliers organisés en miroir d’enjeux métiers, chaque pilier réunissant des cas d’usage mobilisant des technologies IA distinctes et adaptées, et donc des partenaires différents. » Avec de forts enjeux de « transformation impactant le business, les opérations et les organisations ».
L’entreprise n’a communiqué que sur 2 de ces 4 piliers. L’un concerne l’exhaustivité de facturation. Les applications déployées permettent d’améliorer la facturation entrante et sortante en détectant automatiquement les erreurs, « l’enjeu représentant plusieurs millions de revenus récurrents une fois l’initiative déployée à l’échelle ». L’autre porte sur la planification de l’activité, un enjeu majeur en logistique. Il s’agit à la fois d’optimiser l’efficacité des livraisons (otif pour « Ontime In Full », complètes et à temps) et d’assurer le dimensionnement le plus pertinent des équipes en fonction des besoins et des agendas. « Dans le secteur, l’enjeu est d’être hyperlean, rappelle Arnaud Ferlin (PWC Advisory), dans un environnement extrêmement concurrentiel. L’IA permet d’optimiser le forecast et de mieux servir les clients à un coût optimal. »
L’IA, technologie du sur-mesure
Les histoires de cas d’usage au bord du passage à l’échelle apparaissent souvent très spécifiques, propres à des situations métier. C’est le cas d’une autre solution développée par Strategy&, cette fois-ci pour un grand distributeur. L’application vise, explique Pierre Bosquet, à « renseigner l’impact CO2 pour chacun des 12 000 produits électroménagers en référence. Cette information, qui est censée être fournie par les producteurs, est souvent manquante, et doit être recherchée dans des notices techniques, sur les sites d’autres distributeurs, ou ailleurs encore. C’est un travail de recherche laborieux, qui suppose de s’y retrouver dans le maquis des références et des différentes versions d’appareils similaires ». Le process existant antérieurement aboutissait parfois à ne pas renseigner l’information du tout. « Du jour au lendemain, c’est le système IA qui vient entrer directement les données qu’il est allé chercher dans le système d’information du distributeur. C’est un passage à l’échelle en mobilisant seulement le système d’information ! » Avec une simple vérification par l’humain en aval.
Pierre Bosquet cite encore un autre cas d’usage développé par Strategy& pour un assureur. Il s’agit d’un chatbot construit pour optimiser la réponse aux assurés, en exploitant au mieux les données issues de la somme des dossiers traités par le passé et de l’expérience du terrain détenue par les agents. L’outil permet par exemple « à un conseiller qui reçoit un appel d’un assuré en panne sur l’autoroute d’identifier le dépanneur qui soit à la fois disponible, proche et aussi peu cher que possible. L’outil capitalise sur la connaissance locale accumulée par les téléconseillers. Il permet d’accroître la satisfaction des clients, qui sont pris en charge plus rapidement ; on accroît le nombre de “first time right”, tout en réduisant les coûts pour l’assureur et le nombre de minutes de centre d’appel consommées ».
L’IA générative semble donc donner ses meilleurs résultats dans le cadre de solutions métier spécifiques et personnalisées. Mais elle permet également de développer ces solutions plus rapidement. McKinsey a ainsi « travaillé avec ING pendant 7 semaines pour construire un chatbot en IA générative » destiné à la relation client. Testé sur 10 % des clients néerlandais, il aurait permis d’accroître le nombre de demandes traitées de 20 %, et pourrait améliorer l’expérience de 37 millions de clients s’il était déployé mondialement. Mais ce déploiement n’a pas encore eu lieu, et le test initial aux Pays-Bas remonte déjà à septembre 2023.
Le ROI de l’IA
L’IA fait-elle déjà gagner de l’argent à ceux qui l’adoptent ? Pierre Bosquet estime qu’« en gestion des achats et des facturations, l’IA peut générer au moins 3 % d’économies, ce qui représente beaucoup d’argent à l’échelle d’un grand groupe ». Selon Mathieu Maudelonde (Avencore), « certaines applications de l’IA, comme l’analyse des plans en 3D ou la maintenance prédictive, rapportent déjà des millions d’euros à certaines entreprises. À condition d’avoir une grande quantité de données exploitables et disponibles ». En matière de relation client, Maurice Cautela parle de « 30-40 %, voire 50-60 % des contacts qui pourraient être automatisés » à terme – mais ce n’est pas encore un fait constaté. Les chiffres sont cependant cohérents avec ceux qu’annonce par exemple le groupe Accor : 30-40 % des appels gérés par IA générative. Sans que l’on sache cependant quelle part des appels était déjà résolue automatiquement auparavant via un chatbot ou assistant vocal classique.
De fait, la question du ROI reste délicate. « Avec l’IA, les investissements sont vite importants, et il faut faire des choix. Or, calculer le ROI des projets choisis peut signifier différentes choses. Il peut s’agir d’impact sur les ventes, de performance opérationnelle, mais aussi de qualité de vie au travail, d’expérience collaborateur, d’expérience client, de différenciation de l’offre… Les indicateurs peuvent être quantitatifs ou qualitatifs. Dans tous les cas, il est important de définir les indicateurs au préalable. » Pour rester sur l’exemple des centres d’appel, « la rentabilité sera différente selon la situation géographique des centres concernés. Les gains seront significatifs s’ils sont situés en France, encore appréciables s’ils sont au Maroc, par exemple. Ils seront moins nets s’ils sont plus éloignés ».
Le bénéfice spécifique de l’IA est d’autant plus difficile à évaluer qu’il est combiné à celui d’autres technologies. De plus, une part importante des progrès de productivités sont attendus des changements organisationnels induits, qui peuvent être conduits plus ou moins efficacement. « Selon une étude BCG de mars 2024, 70 % de la valeur de l’IA sortira de la gestion du changement, des nouvelles manières de travailler avec ces outils », affirme Yves Devineau (Eight).
On se souvient cependant qu’en 2015, McKinsey publiait un rapport, ambitieusement titré « Internet of things : mapping the value beyond the hype », selon lequel l’« Internet des objets » ferait gagner 11,1 trillions à l’économie globale d’ici en 2025. Aujourd’hui, qui est capable de mesurer rétrospectivement l’exactitude de cette prédiction ?
En matière d’IA générative, les entreprises les plus en pointe semblent donc assez proches de l’industrialisation, voire déjà passées à l’échelle sur certaines applications très spécifiques. Mais beaucoup d’attentes suscitées par l’IA reposent sur des solutions qui sont encore à déployer, ou dont l’entrée en production est annoncée pour 2025 ou après. Et, comme l’analyse Yves Devineau, « pour pleinement tirer profit de l’IA générative, il faudra aussi en passer par transformer profondément la relation homme-machine ».
Un tuyau intéressant à partager ?
Vous avez une information dont le monde devrait entendre parler ? Une rumeur de fusion en cours ? Nous voulons savoir !
commentaire (0)
Soyez le premier à réagir à cette information
France
- 03/03/25
Lancée il y a près de dix ans autour des services financiers et des biens de consommation, la practice Technologie d’entreprise se renforce chez Bain selon le partner Stéphane Busse, qui a rejoint le cabinet en 2019 précisément pour la développer.
- 28/02/25
Le cabinet CYLAD annonce une « alliance stratégique avec akawan, acteur spécialisé dans la transformation numérique, les systèmes d’information et l’intelligence artificielle ». Cette agence fondée à Toulouse en 2015 compte 35 collaborateurs et est dirigée par Frédéric Laplagne et Cyril Caritey, spécialisés depuis 25 ans en systèmes d’information.
- 21/02/25
Arrivé chez Eight Advisory en 2016, Nicolas Cohen-Solal dirige le pôle Strategy & Operations qui fédère 150 consultants.
- 19/02/25
Ce sont deux ténors de MBB qui ont intégré à quelques semaines d’intervalle un cabinet de conseil, encore peu connu en France, FTI Consulting.
- 17/02/25
Là où les pères fondateurs du conseil en stratégie disposaient d’une expertise financière aiguisée, celle des consultants actuels serait nettement plus light. Out of the loop, vraiment ?
- 17/02/25
Un 35e associé vient d’être élu au sein du bureau parisien de Roland Berger selon le décompte de Consultor.
- 11/02/25
Antoine Gourevitch rejoint le bureau parisien de Cartoonbase, une agence créative spécialisée en narration visuelle dédiée aux entreprises et organisations. Cette société, basée à Bruxelles, a été fondée en 2000 par un alumni du Boston Consulting Group Luc, de Brabandere, un ancien partner du BCG Bruxelles (près de 7 ans) ; cabinet dans lequel il reste senior advisor (depuis 2008).
- 07/02/25
Tensions commerciales, instabilité politique… Quand les entreprises sont chahutées, est-ce le type de missions qui change ou leur volume qui chute ?
- 05/02/25
Des débuts pros loin du conseil en strat’ et une progression accélérée chez eleven : Simon Georges-Kot rejoint le partnership du cabinet de conseil.