Recul sur la diversité : McKinsey, Bain, ADL, Kéa prennent position sur Consultor
Booz Allen, Accenture, Deloitte, KPMG : les renoncements aux politiques de diversité-équité-inclusion (DEI) se sont succédé en février 2025. Quel impact pour les cabinets de conseil en strat’ ?
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Depuis l’annonce de la suppression par Accenture de ses objectifs DEI – le 6 février par mail interne de la CEO Monde Julie Sweet –, les coups d’arrêt du même type se sont répandus comme une traînée de poudre de l’autre côté de l’Atlantique.
Quelle est l’atmosphère dans les bureaux parisiens des cabinets anglo-saxons et quels ajustements vont, éventuellement, y être opérés ? Éléments de réponse avec Pierre-François Bacquet de McKinsey, Manel Oliva-Trastoy de Bain, Matteo Ainardi d’Arthur D. Little – et le regard de Sophie Serratrice pour Kéa.
Le point sur les contrats fédéraux des géants du conseil concernés
Les 20 et 21 janvier derniers, le président Trump a signé deux décrets visant directement les politiques « de diversité, d’équité, d’inclusion (DEI) et d’accessibilité (DEIA) » des agences fédérales, et des prestataires ou bénéficiaires de fonds de ces instances. Un rapport destiné à éliminer les « discriminations illégales » au sein des entreprises du secteur privé est par ailleurs en cours d’élaboration.
Panique au sein des géants du conseil US. Certains tirent une part significative de leurs revenus de contrats auprès des instances fédérales.
Le plus grand pourvoyeur de conseil fédéral, Booz Allen Hamilton – 8,4 milliards de dollars en 2024 et un business entier ou presque reposant sur ces contrats – a dès le 28 janvier annoncé l’arrêt total de son programme DEI.
Le 6 février, le 2e cabinet à renoncer fut Accenture, 3e bénéficiaire de contrats fédéraux avec 3,4 milliards de dollars en 2024. Accenture a fait de la diversité et de l’inclusion ses « core values » depuis plus de 20 ans. Les contrats fédéraux représentent un peu plus de 5 % de ses revenus mondiaux selon nos estimations (via les données officielles usaspending.gov).
Ont suivi, le 11 février, Deloitte et ses 3,5 milliards de dollars de contrats en 2024 (2e fournisseur de conseil fédéral), et KPMG le 21 février (6e pourvoyeur).
À date, EY n’a engagé aucun mouvement en ce sens malgré sa 5e place.
Du côté des cabinets de pur conseil de direction générale…
… le BCG ne s’est pas exprimé publiquement depuis fin janvier.
Selon les données officielles, le géant du conseil a vu ses revenus liés aux contrats fédéraux fondre depuis 2020 (205 millions de dollars) ou 2021 (176 millions de dollars) pour ne représenter que 2,3 millions en 2024.
En ce qui concerne McKinsey – plus de 50 millions de dollars annuels auprès des instances fédérales depuis 2015 (souvent nettement plus), et 62 millions en 2024, ce qui en a fait le 7e pourvoyeur de conseil fédéral l’an dernier –, le CEO Monde Bob Sternfels a indiqué le 3 février dans une note interne que le cabinet compte « poursuivre ses objectifs de méritocratie diversifiée » (« diverse meritocracy »).
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Après l’annonce d’Accenture qui renonce à ses « objectifs de DEI », le patron Monde de McKinsey réaffirme son engagement en faveur de la diversité tout en jouant sur les mots.
La réaffirmation de Bob Sternfels est subtile. En effet, le concept de « diverse meritocracy » est inédit dans le langage du cabinet, bien que les deux notions y soient présentes de longue date, de façon séparée. Selon une source bien informée, McKinsey ne mobilise pas de quotas dans le cadre de ses actions DEI.
Pierre-François Bacquet, partner au bureau parisien, nous en dit plus. « McKinsey a adopté un modèle méritocratique, différent de la discrimination positive, qui implique que notre organisation ait un fonctionnement basé sur le mérite et l’excellence – pour nos critères de recrutement, mais aussi les critères d’évolution de nos collaborateurs. » Il souligne par ailleurs que le cabinet souhaite « attirer et développer les meilleurs talents, indépendamment de leur origine, du milieu dans lequel ils ont été éduqués et de toute autre caractéristique sans lien avec leurs compétences ».
Fragilisées aux USA, les pratiques DEI réaffirmées en France ?
Bain & Company est moins concerné par les contrats fédéraux. Depuis 2008, il apparaît uniquement en 2021 comme fournisseur pour 45 millions de dollars.
Le partner et référent D&I du cabinet à Paris, Manel Oliva-Trastoy, réaffirme la conviction de Bain selon laquelle « les équipes diverses produisent de meilleurs résultats et sont plus créatives ». Il relève par ailleurs « qu’un certain nombre d’entreprises privées ont décidé de revenir en arrière alors qu’elles ne sont pas concernées par les décrets du président Trump : ce n’est pas – du tout – le cas de Bain ».
En France, au-delà des initiatives du cabinet pour « ouvrir ses recrutements à la diversité - intervention “d’ambassadeurs” dans les écoles cibles, organisation d’événements spécifiques », le référent D&I se réjouit de voir le pourcentage de femmes qui intègrent le cabinet très proche de celui des CV reçus. À un autre égard, un indicateur le satisfait : le très faible taux de collaborateurs « ayant été victimes ou témoins d’une situation de non-inclusion au sein de Bain, 2 % » – selon un sondage annuel réalisé de décembre 2024 à janvier 2025.
Chez McKinsey France, la politique DEI se traduit notamment par « l’élargissement des types de formations éligibles pour rejoindre le cabinet. Nous nous ouvrons à de nouveaux profils - data analysts, designers, coachs, doctorants… », indique Pierre-François Bacquet à Consultor. Les nouvelles recrues peuvent ensuite se référer à des groupes d’affinités, comme dans les autres grands cabinets anglo-saxons jusqu’à présent. Pilote d’études de référence sur la diversité au niveau mondial, McKinsey a lancé en France « le Baromètre de la diversité socioculturelle au sein des instances dirigeantes des entreprises françaises, en partenariat avec le Club 21e siècle », complète le partner.
Au nom d’Arthur D. Little (qui n’a pas eu d’activité auprès des instances fédérales US depuis 2008), son patron France, Matteo Ainardi, renouvelle « son engagement sur ces sujets, lesquels sont ancrés dans une approche pragmatique et essentielle à la mission d’ADL ».
Quelles marges de manœuvre pour maintenir la DEI ?
Aux États-Unis, des recours juridiques ont lieu. La plainte de la National Association of Diversity Officers in Higher Education (NADOHE) - rapportée par le média Politico - a par exemple abouti au blocage, pour plusieurs semaines voire mois, du décret visant « les prestataires et bénéficiaires de fonds fédéraux » par un juge fédéral de Baltimore.
Les grands cabinets de conseil américains ont-ils « obéi à l’avance, donnant librement du pouvoir à l’autoritarisme » ? On peut se le demander en paraphrasant le professeur d’histoire européenne à Yale, Timothy Snyder (« On Tyranny »).
En France, un cabinet comme Bain « dispose d’une latitude pour adapter la politique DEI volontariste mondiale à la réalité de son pays – juridique, culturelle, de formation, etc. », précise Manel Oliva-Trastoy. Sachant que Bain ne met pas en œuvre de discrimination positive, y compris aux USA.
Toutefois, si la loi devait changer là-bas pour les entreprises privées dans leur ensemble, Manel Oliva-Tastroy estime que « l’impact à l’échelle mondiale, chez Bain, restera à observer ». Et si une interdiction de la DEI était instaurée par Bain Monde, les filiales du cabinet hors des États-Unis « pourraient se poser la question de ce qu’elles sont obligées de faire… ou non », puisque la DEI reste fortement ancrée dans le cabinet.
Impact « limité » en cas de backlash dans l’Hexagone ?
C’est l’avis d’un consultant interrogé par Consultor sous couvert d’anonymat. Employé d’Accenture Strategy & Consulting (1500 collaborateurs en France sur les 10000 environ que compte le cabinet), il estime que « les effets d’un retour en arrière seront bien moindres que dans les pays anglo-saxons, sauf peut-être pour la communauté LGBTQIA+ ».
Ressenti différent du côté de Bain, où Manel Oliva-Trastoy témoigne d’une adhésion « supérieure à 75 % à Paris pour l’ensemble des initiatives menées. Je crois que chacun perçoit la diversité comme un apport à nos métiers ».
Une autre consultante, engagée au sein de Women@BCG, fait part de son émotion à l’annonce du recul d’Accenture. « C’était un cabinet pionnier sur ces sujets, je trouve ça très décevant. » Elle se refuse toutefois « à nourrir des craintes » pour la progression des femmes dans le leadership.
Au niveau mondial au BCG, 24 % de femmes occupaient des fonctions de leadership en 2023. En l’absence de données équivalentes pour la France, on note 30 % de femmes parmi les membres du comex hexagonal. Du côté de Bain par exemple, en 2024, 34 % du leadership était exercé par des femmes au niveau mondial – 36 % chez Bain France.
Sur l’aide apportée aux femmes pour accéder au plus haut niveau, Accenture France a d’abord annoncé la suppression de son programme Well Insight, avant de déclarer « l’ouvrir à tous » – la question du budget n’ayant pas été abordée.
La DEI, par essence « politique » ?
C’est dans cet esprit – « politikos, qui concerne les citoyens » – que les entreprises se sont emparées de ces notions. Pour Sophie Serratrice, senior partner de Kéa, « en tant qu’entreprise à mission, l’idée que chacun/chacune trouve sa place est indissociable de nos actions. C’est faire Société au niveau de la nation, de l’Europe et de l’entreprise, déjà ».
Tout le monde n’est pas aligné. Aux États-Unis, un ancien consultant du BCG, Nathan Halberstadt, déclare sur un média conservateur que la primauté de la DEI, sous l’impulsion du BCG notamment, a créé un « modèle managérial » qui structure les organisations autour de critères ethniques et de genre. Pour lui, certains investissements ou formations sont fantaisistes, comme ces 800 cadres sup’ du BCG ayant participé à une « Expérience immersive sur les eaux souterraines » pour être sensibilisés au racisme systémique.
Concrètement, selon des témoignages issus de forums, l’application de la DEI via des quotas aboutirait parfois à booster la promotion de consultants « n’ayant pas le niveau ». À l’inverse, celle de consultants méritants serait retardée.
Cela justifie-t-il de revenir sur des mesures permettant de faire progresser des individus dont le « mérite », précisément, est globalement moins bien perçu ? Comme l’exprime un consultant (grade de manager), « aucun d’entre nous n’a réussi uniquement par son mérite. Le réseautage et les codes que nous avons adoptés ont aussi joué ».
De fragiles progrès… en péril ?
Accenture, Deloitte ou KPMG cessent d’évaluer la diversité et l’inclusion en leur sein. Pourtant, selon Sophie Serratrice, « dans ce type de transformation culturelle, si les valeurs individuelles des dirigeants comptent, elles ne sont pas suffisantes : tout passe par les objectifs qui leur sont donnés ».
Le bond en arrière se généralisera-t-il en France ?
Sophie Serratrice distingue « trois points d’appui de la DEI : le cadre réglementaire, les valeurs individuelles – déjà mentionnées – et les impératifs business. Dans notre monde en contraction démographique, se priver de viviers de compétences ne serait pas soutenable ».
Sur ces enjeux, le cadre réglementaire est solide dans l’Hexagone. Il existe 25 critères de discrimination répréhensibles par la loi. « La loi Copé-Zimmermann a permis de féminiser et de rajeunir les conseils d’administration, avec un impact reconnu sur la qualité des discussions », se félicite la senior partner de Kéa. Quant à la loi Rixain, elle impose aux grandes entreprises de compter a minima 30 % de femmes parmi leurs cadres dirigeants d’ici à 2027, et 40 % à horizon 2030. Au niveau européen, la directive sur la transparence des salaires arrivera en 2026.
Si l’appui sur les valeurs peut s’avérer fragile, de nombreux cabinets ont pris conscience de « l’intérêt business » de la DEI – en leur sein et auprès de leurs clients. Bien que les attentes des entreprises puissent évoluer, selon Matteo Ainardi d’Arthur D. Little, « les cabinets de conseil vont continuer à jouer un rôle important pour accompagner leurs clients dans leurs réflexions stratégiques et dans la mise en place d’initiatives adaptées à leur contexte ainsi qu’à leurs enjeux spécifiques ».
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