Bain rattrapé par le bourbier sud-africain
En 2018, Bain avait cherché par tous les moyens à faire taire la vive polémique concernant une mission de conseil de deux ans et de neuf millions d’euros que le cabinet avait obtenue en 2015 pour la South African Revenue Service (SARS), l’agence de perception des revenus de l’État sud-africain.
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Las, le sujet lui est revenu au carré mardi 4 janvier 2022.
La commission d'enquête sur la « capture de l'État » vient de terminer ses travaux autour des affaires de corruption qui ont gangrené les années au pouvoir de Jacob Zuma (2009-2018). Un premier tome de près de 900 pages – deux autres suivront – a été remis au Président Cyril Ramaphosa, qui a succédé à Jacob Zuma en 2018.
300 témoins y détaillent par le menu les réunions secrètes pour choisir entre amis des membres du gouvernement, échanger des sacs remplis de billets ainsi que des contrats publics.
Un rapport dans lequel Bain est particulièrement mis en cause alors qu’il pensait peut-être en avoir fini avec ce fâcheux précédent. En effet, une première enquête avait été ouverte en mars 2018, à l’aune d’écarts très importants entre les prévisions du SARS et ses recettes effectives. Tom Moyane, le directeur, avait été remercié par Cyril Ramaphosa, et le rôle de Bain mis en cause par plusieurs des cadres du SARS (méconnaissance du sujet, conclusions inexactes, recommandations inappliquées).
Du moins, Bain s’était-il alors donné les moyens de solder le sujet et protéger sa réputation (relire notre article). Le cabinet américain s’était engagé à ce que les honoraires de 164 millions de rands (9,2 millions d'euros) perçus lors de cette mission soient intégralement remboursés à l'Afrique du Sud. Bain avait également mandaté le cabinet d’avocats Baker McKenzie pour conduire une investigation externe. Il s’était doté d’un conseil de surveillance pour l'Afrique à la tête duquel Bain avait placé Norman Mbazima, le président délégué du géant minier britannique Anglo American. Enfin, le cabinet avait participé à une première commission d’enquête et avait admis dans les colonnes du New York Times qu'il aurait pu servir de pion pour couvrir les pratiques fiscales litigieuses de Jacob Zuma et que l'ensemble de sa prestation au sein du SARS avait été défectueuse.
Patatras, le nouveau rapport rendu public le 4 janvier 2022 bat en brèche ces efforts. Il met à jour plusieurs points gênants pour Bain sur la foi d’une source principale : Athol Williams. Le maître de conférences à l'université de Cape Town est un ancien consultant chez Bain & Company dont il fut également partner (de 1996 à 2010).
Lorsque la polémique avait éclaté en 2018, Athol Williams avait été nommé, entre septembre 2018 et décembre 2019, consultant indépendant par Bain pour superviser l'enquête interne diligentée par le cabinet, puis pour développer un plan de réponse à la crise sud-africaine.
Des fonctions qu’il a rapidement quittées, jugeant que Bain ne jouait pas cartes sur table avec lui. Il a ensuite abondamment témoigné auprès de la commission d’enquête conduite par le juge Raymond Zondo sur le volet SARS-Bain dont il est le principal lanceur d’alerte.
Que disent les documents qu’il a fournis à la commission ?
Un développement commercial « douteux »
Ils parlent d’abord de la manière avec laquelle le cabinet s’est ouvert des accès à de hauts responsables politiques sud-africains.
En novembre 2013, Bain contractualise avec une société d'événementiel créée par deux artistes. Ce contrat aurait permis au cabinet d’organiser plusieurs soirées avec le Président Jacob Zuma et avec des responsables politiques locaux. Des commissions de 3,6 millions de rands (environ 200 000 euros) sont versées aux deux fondateurs d’Ambrobrite (Pty) Ltd, la société d'événementiel en question.
Une commission qui faisait d’Ambrobrite le deuxième intermédiaire le plus cher payé, sur les 53 advisors de ce type auxquels Bain avait alors recours dans le monde.
Mais au sein du cabinet, la démarche du bureau sud-africain soulève des inquiétudes. Geof Smout, CFO de Bain pour la zone EMEA, s’est par exemple ému par écrit d’une relation « douteuse ». Quant à Wendy Miller, qui a depuis quitté ses fonctions de directrice du marketing à Boston, elle alertait que pareille information ne passerait pas « le test du lever de soleil », si elle venait à être rendue publique.
C’est là que Vittorio Massone – un consultant de Bain depuis 1993 dont il est devenu partner en 1999 avec des clients comme Walt Disney, la Rai ou Seat – entre dans la danse. Le managing partner de Bain & Company Africa est à Johannesburg depuis 2009, où il a la charge de faire croître les activités du cabinet sur le continent africain. En quelques années, selon ses propres dires, le bureau de Johannesburg atteint les 200 consultants. Il se prévaut à titre personnel d’avoir contribué au retournement de Telkom SA, l’entreprise de télécommunications sud-africaine.
Au démarrage de la polémique, Vittorio Massone avait été relevé de la gestion quotidienne des opérations du bureau de Johannesburg, tout en demeurant un partner du cabinet. Il avait été remplacé par Tiaan Moolman, un autre associé du cabinet en Afrique du Sud. Vittorio Massone a depuis quitté Bain.
Devant les réticences de ses collègues sur le contrat Ambrobrite, Vittorio Massone défend « un accord de développement commercial dans le cadre duquel ces personnes nous informeraient [le bureau de Bain en Afrique du Sud – ndlr] s’ils se rendaient compte de changement à des postes clés dans des quelques entreprises choisies ». Plus surprenant encore, le rapport de la commission d’enquête indique que ces intermédiaires ont aussi facilité des rencontres entre des responsables policiers italiens et sud-africains.
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17 rencontres entre le partner de Bain et le Président sud-africain en deux ans
Quelles qu’en soient les raisons, le développement de Bain auprès du pouvoir sud-africain fonctionne étonnamment bien – et même excellemment bien auprès du Président Jacob Zuma directement.
Vittorio Massone et Jacob Zuma se sont rencontrés à 17 reprises entre août 2012 et juillet 2014.
Au cours de ces rencontres avec le Président sud-africain, Bain fait feu de tout bois. Le cabinet propose des plans de réforme de pans entiers de l’économie sud-africaine (énergie, infrastructure), ou la création d’une agence extra-ministérielle directement aux ordres de Jacob Zuma de manière à pouvoir court-circuiter de probables blocages dans la conduite de telle ou telle réforme. Autre surprise dans les documents établis par Bain, une proposition de mise en œuvre d’un plan d’action au sein du Congrès national africain (ANC), le parti historique de défense des intérêts noirs qui permit à Nelson Mandela d’accéder au pouvoir en 1994.
Stuart Min, partner et avocat général de Bain, qui a été entendu par la commission d’enquête, jugeait qu’il n’y avait rien d’indésirable ou fâcheux dans les rencontres à répétition avec Jacob Zuma – de simples sessions de coaching que le cabinet aurait tendance à offrir à des CEO, défendait alors l’associé
S’il semble que peu de ces plans se soient matérialisés en missions de conseil, le contrat de 27 mois à 164 millions de rands (9,2 millions d’euros) décroché par Bain auprès du SARS découle très directement de ces entretiens présidentiels.
Bizarrement attribué, bizarrement délivré : la charge contre le contrat Bain au SARS
Dans un e-mail daté du 26 février 2014, Vittorio Massone écrit à plusieurs des autres partners sud-africains, notamment Fabrice Franzen (aujourd’hui au bureau de Dubaï) et Innocent Dutiro (qui a quitté le cabinet depuis) : « Les gars, j’ai rencontré le président au Cap hier. Tout s’est bien passé. Il y avait aussi un certain Tom [Tom Moyane, qui sera nommé commissaire du SARS plusieurs mois plus tard – ndlr] et il semble bien qu’il aura le job après les élections [élections générales de 2014 qui furent remportées par l’ANC de Jacob Zuma – ndlr]. Il a été très amical avec moi et il a l’air d’un mec intelligent avec qui bosser. »
Même son de cloche dans le compte rendu d’une évaluation interne à Bain de Vittorio Massone de décembre 2013 : le partner y indique avoir d’ores et déjà mis sur pied un retournement stratégique du SARS pour le compte d’une personne qui s’apprêtait à en prendre les rênes et que cela constituerait un client significatif de Bain en Afrique du Sud. Ce qui ne manque pas de se produire quand Tom Moyane est directement coopté par Jacob Zuma en septembre 2014. Ce qui fait dire à la commission que les contrats de Bain ont été attribués hors des règles normales d’attribution des marchés publics.
Bain est alors mandaté pour accompagner les 100 premiers jours de Tom Moyane, avec l’objectif de refondre le fonctionnement de l’agence – ce dont se sont étonnés plusieurs actuels et anciens cadres également entendus par la commission d’enquête, rappelant que le SARS est alors considéré comme un des fiscs les plus performants au monde.
Malgré ces réticences, Bain sera donc prolongé pour 27 mois, en dépit aussi de sa faible expérience sur le sujet. « On doit s’assurer qu’ils [SARS – ndlr] se sentent à l’aise avec […] notre expertise (et on sait que nous ne pouvons pas faire valoir beaucoup sur ce sujet précis) », confesse Vittorio Massone dans un e-mail daté de novembre 2014. Plusieurs témoignages anonymes de consultants de Bain auprès de la hotline interne déléguée à Baker McKenzie vont dans le même sens et parlent d’une mission inutile et non éthique.
Autre récrimination de la commission d’enquête à l’encontre de Bain, le rôle que le cabinet aurait pu jouer dans l’identification de personnes à « neutraliser » au sein des équipes du SARS. Exit très vite par exemple Barry Hore, un dirigeant bancaire, mandaté par le ministre des Finances préalablement à l’arrivée de Tom Moyane pour se charger de la modernisation du SARS.
« Goodbye Barry Hore… Maintenant, je suis effrayé par Tom [Moyane – ndlr]. Ce mec était censé être intouchable et il a fallu à Tom juste quelques semaines pour le pousser à démissionner. Flippant », écrit alors un partner de Bain Fabrice Franzen (aujourd’hui au bureau de Dubaï) à Vittorio Massone.
On lit par ailleurs dans le rapport que 55 cadres du SARS ont été écartés sous la direction de Tom Moyane, sur une agence qui compte au global plus de 10 000 salariés.
De l’Afrique du Sud au Royaume-Uni, les contrats publics de Bain mis sous pression
En réaction à ces révélations, Bain a reconnu dans un communiqué que « Bain Afrique du Sud est devenu la partie prenante involontaire d’un processus qui a causé de sérieux dommages à SARS, ce dont nous nous excusons ». Tout en affirmant « rester assurés de n’avoir, en aucune façon volontairement ou consciemment, soutenu de la corruption d’État dans les services de SARS ».
Un rapport qui a eu de l’écho jusqu’au Royaume-Uni, où Peter Hain, un parlementaire de la Chambre des lords, a appelé le gouvernement britannique à suspendre tous ses contrats et à appeler toutes les agences publiques du pays à faire de même sauf si le cabinet devait pleinement coopérer avec l’enquête des autorités sud-africaines. Ce à quoi Bain s’est engagé à de multiples reprises.
Les deux autres rapports de la commission d’enquête sud-africaine sont attendus à la fin du mois de janvier, puis en février. Cyril Ramaphosa a indiqué qu’il donnerait suite aux recommandations du rapport d’ici la mi-2022. Des poursuites judiciaires pourraient être décidées. Et dans le cas de Bain, une revue de tout ou partie de ses contrats dans le pays est en question.
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