Conseil, souveraineté et défense : les stratèges industriels face à l’urgence géopolitique
Face à un ordre mondial totalement chamboulé, la question de la souveraineté de la défense se réinvite au premier plan. Pour ce faire, l’industrie dédiée doit réagir au plus vite. Les partners et manager dédiés Boris Cochet et Sébastien Chaussoy de Cylad, Maxime Brémond et Vincent Desportes d’Avencore, et Cyril Blackwell, un alumni de McKinsey, Advancy et Roland Berger, partagent à Consultor les enjeux et problématiques pour atteindre l’autonomie stratégique.

Au-delà de la volonté politique commune en Europe et de la nécessaire harmonisation des doctrines stratégiques européennes, c’est bien à l’ensemble des acteurs industriels du secteur – regroupés sous l’acronyme BITD, Base industrielle et technologique de défense –, de revoir en profondeur leurs stratégies et leurs process : les géants Airbus Defence & Space (ADS), Thales, Safran, Naval, MBDA…, de multiples PME et start-ups, sous-traitants des grands groupes. Car, « dans un contexte de fin de dividendes de la paix, nous sommes dans un total changement de paradigme », pointe le manager d’Avencore, Vincent Desportes.
Le secteur suffisamment « armé » ?
Et, comme le note le partner de Cylad Sébastien Chaussoy, « de nombreux acteurs sont impactés bien au-delà de la défense, en particulier, l’aéro et le spatial, qui ont une partie de filières communes, comme l’approvisionnement en pièces ou en matières premières. En revanche, la collaboration européenne est beaucoup plus simple à réaliser sur ces deux secteurs, car ils sont tirés par des acteurs européens et ont des contraintes de souveraineté moins fortes ».
La taille moindre de certains acteurs complexifie la donne pour le secteur de la défense, selon Boris Cochet, partner chez Cylad. « La seule commande de la France ne serait pas suffisante pour permettre la continuité des capacités et des compétences nécessaires. Avoir une base clients plus importante, export ou autres industries, permettrait de tirer vers le haut l’industrie de la défense. Cela pourrait aussi passer par un acteur consolidé, soutenu par une politique commune, qui entrainerait tout l’écosystème. »
L’ancien militaire, Cyril Blackwell, s’affiche plus confiant. « N’oublions pas qu’en 2022, la France était le troisième acteur mondial en termes de ventes d’armes. C’est très positif, car derrière la défense, il y a des technologies de pointe, profitant à l’ensemble des industries de pointe, et qui nous donnent une forte avance technologique. »
La France, pas championne sur les drones, en revanche. Un rapport de la Cour des comptes en 2020 rappelait que la France n’avait pas su prendre le virage des drones aériens. Ni sur le transport stratégique militaire français pour les opérations extérieures pour lequel la France a été dépendante de prestataires privés russes et ukrainiens…
L’urgence de l’indépendance
La priorité pour ces acteurs, rendre la production souveraine. Car les récents conflits, tout comme les relations tendues avec la Chine, ont mis au jour la dépendance de l’Europe vis-à-vis de fournisseurs étrangers, notamment sur les composants électroniques (en particulier les semi-conducteurs) et les minerais stratégiques (le néodyme, l’yttrium). « Dans l’électronique, une grosse partie des fonderies des composants primaires se trouve en Asie. Les Américains ont investi des centaines de milliards de dollars, pour se doter de fonderies et étendre leurs usines déjà existantes de Chipset. Ce qui est clair, c’est que nous devrions développer en Europe une industrie des composants primaires pour assurer notre souveraineté sur le sujet », illustre Cyril Blackwell.
Le temps est en effet compté pour les industriels qui « étaient jusque-là dans une logique de réaction pour augmenter les cadences, explicite Vincent Desportes d’Avencore. L’heure est venue aujourd’hui d’apporter une réponse structurelle dans la durée pour accélérer et pour rallier le temps opérationnel. Car un drone best-seller aujourd’hui ne le sera plus dans 6 mois. » Les guerres actuelles ont en effet transformé de manière majeure les « doctrines d’emploi » d’après Cyril Blackwell, avec l’arrivée de nouvelles capacités, à l’instar des drones en Ukraine et du système d’information Palantir, géant US de l’analyse de données. « Des transformations majeures qui ont permis aux Ukrainiens de tenir face aux Russes. C’est une solution qui a inspiré la France, qui développe son propre Palantir », ajoute le partner d’Operandi.
Seul hic, cela nécessite beaucoup de temps et d’argent. « Reconfigurer un écosystème industriel souverain est très long. C’est à la fois savoir optimiser les coûts, développer l’autonomie et la résilience, et continuer à travailler dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu en attendant des retombées économiques positives », confirme Sébastien Chaussoy de Cylad.
Objectif premier : accélération et massification des productions
Au tableau pour les acteurs de la défense, cinq sujets majeurs sur lesquels planchent les cabinets.
Premièrement, l’accélération du temps de développement, « le premier qui aura divisé par deux ce temps, qui est d’environ 10 ans pour un système, établira un nouveau standard », atteste Vincent Desportes d’Avencore. Avec, comme facteurs clefs, l’intégration de l’IA dans les méthodes et outils d’ingénierie, mais aussi pour ce manager, la simplification des spécifications de la DGA (Direction générale des armées) et un processus de coopération étroit avec les industriels pour plus d’agilité et de réactivité.
Deuxièmement, la massification des productions. Pour exemple, la production du canon automoteur français Caesar (camion équipé d’un système d’artillerie) conçu et fabriqué par KNDS France, est passée de « deux unités par mois à 6 d’ici la fin de l’année, et 12 très prochainement », amende Vincent Desportes. Autre exemple, les obus français, pour lesquels le site Eurenco de Bergerac, qui produisait 500 obus en 2017, vise les 100 000 dès l’année prochaine (et les 500 000 à terme), et ce, grâce à des investissements importants.
Troisième point, le développement de systèmes les plus complexes grâce à des technologies de pointe. L’une des solutions envisagées (proposée par Emmanuel Macron dès 2017), la création d’une agence européenne d’innovation disruptive pour renforcer les capacités technologiques et militaires de l’Europe.
Ensuite, il y aurait un enjeu d’hybridation des produits qui pousseraient des industriels travaillant pour le civil vers le secteur militaire et offriraient de nouvelles capacités. De leur côté, les industriels du secteur, pour passer à l’échelle, « passent, pour certains équipements, d’une logique “Projet”, du sur-mesure pour un client, à une logique “Produit”, des équipements performants, mais standardisés au maximum, plus simples à produire en série et à forte cadence. Un vrai changement du modèle industriel », indique le partner d’Avencore Maxime Brémond.
Et enfin, last but not least, la sécurisation des chaines d’approvisionnement de la défense en Europe. Un énorme sujet sur lequel ont planché plusieurs cabinets : Roland Berger et McKinsey. Un gros sujet également pour Cylad. « La période covid a réduit les marges de manœuvre, et nous intervenons notamment sur le court terme, auprès de fournisseurs européens, pour sécuriser l’approvisionnement de matières premières et de pièces manquantes », détaille Sébastien Chaussoy. Le Plan France 2030 prévoit par ailleurs d’investir plusieurs milliards d’euros pour relocaliser la production de composants critiques (semi-conducteurs, poudres pour munitions, etc.). Comme le confirme Maxime Brémond d’Avencore : « La supply chain est repensée en profondeur et les acteurs envisagent des intégrations verticales, comme cela a été récemment le cas dans la prise de contrôle de Roxel par MBDA pour sécuriser l’approvisionnement critique de son système de propulsion. »
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Avec des « feux » allumés un peu partout dans le monde, y compris aux portes de l’Union Européenne depuis deux ans, la politique de défense française - et européenne - passe à la vitesse supérieure. Conséquence : les pays de l’UE doivent s’armer face aux dangers omniprésents. Les cabinets intervenant sur ce secteur sont sur tous les fronts et voient leurs missions se démultiplier mais aussi s’élargir à de nouvelles typologies.
Le levier investissements
Pour l’instant, les industriels restent pourtant encore frileux sur leurs investissements, attendant que l’État passe des commandes fermes. « Les choix politiques impactent directement cette industrie. Certains industriels attendent toujours que les annonces publiques se transforment en commandes fermes pour réellement investir et monter en cadence », souligne Maxime Brémond, partner d’Avencore.
Pour l’ancien officier devenu consultant en stratégie, Cyril Blackwell, la France doit se doter d’un écosystème complet, et pour cela, des efforts restent à faire en termes de financement. « Entre les gros leaders, les PME et start-ups, ce qui nous manque, ce sont des ETI dans le secteur de défense capables de porter cet enjeu de réarmer l’Europe. Pourquoi ? Parce que nos règles de financement du système de défense sont extrêmement complexes, en particulier la taxonomie européenne. » Selon cet ancien militaire, les fonds d’investissement sont eux aussi frileux à se positionner sur le secteur. Pèse encore le « traumatisme de Photonis », qui n’a pas pu être vendue à une société américaine comme le souhaitait l’actionnaire. Pour éviter que des start-ups stratégiques françaises de défense et d’IA militaire ne soient rachetées par des fonds étrangers, l’État souhaite créer un fonds souverain dédié.
L’échelle européenne
Cette souveraineté de la défense passe évidemment également par une réelle coopération européenne, en créant une industrie européenne de la défense structurée. Une sorte de « philosophie » à déployer, pour Vincent Desportes d’Avencore, « un levier de capacité industrielle pour développer les objets en série, viser l’interopérabilité, rationaliser les chaines de production ». Et développer une préférence européenne de la part des membres de l’UE. Par exemple, « la Pologne continue d’acheter massivement aux États-Unis, ce qui génère moins de contrats pour les acteurs européens », illustre Boris Cochet de Cylad.
À une condition, trouver les solutions au frein actuel de la propriété intellectuelle nationale, comme l’explique Boris Cochet de Cylad. « Aujourd’hui, de nombreux matériels utilisés comportent des éléments de propriété intellectuelle américaine. Les États-Unis pourraient tout simplement décider de remettre en cause leur utilisation. Une ambition commune, possiblement au niveau européen, est nécessaire pour soutenir des technologies locales par rapport à des acteurs hégémoniques. »
Souveraineté européenne et cabinets anglo-saxons
Mais, au fait, lorsqu’on parle souveraineté sur ce sujet ultra-sensible qu’est la défense, quid des risques pris par ces clients industriels du secteur à faire appel à des cabinets anglo-saxons ? Une vraie question pour Cyril Blackwell. « Les bureaux se disent indépendants, nationaux, et pourtant, ils travaillent pour des firmes qui ont des intérêts divergents. Leurs systèmes d’information sont parfois centralisés et localisés aux USA. Ils peuvent dessiner des stratégies qui partent à l’étranger pour du benchmark et accumuler des données sensibles stockées à l’étranger. Certains gros cabinets européens ont perdu des compétences ces dernières années dans le secteur de défense. Heureusement, il y a des cabinets de plus petite taille. » Les associés de Cylad sont plus mesurés. Le risque de fuite d’infos sensibles supposerait « que ces cabinets de conseil ne respectent pas leurs contrats de prestation respectifs, qui intègrent toujours la confidentialité des informations, des livrables et des échanges, avec des niveaux de classification qui peuvent être soit spécifiques au client ou imposés par les gouvernements, par exemple, une classification secret défense », rassure Sébastien Chaussoy. Même son de cloche pour Boris Cochet : « Les industriels ont des possibilités, même si celles-ci sont parfois difficiles à mettre en œuvre, pour contrôler la fuite d’information, comme notamment l’obligation de détruire l’ensemble des données en fin de prestation. »
Alors, au vu de l’actualité et des annonces de ces dernières semaines, ce changement de paradigme, « c’est pour aujourd’hui ou jamais », comme le résume Sébastien Chaussoy de Cylad. Et pourtant, les pays de l’UE ne sont pas tous sur la même ligne quant à la création d’une Europe de la défense, certains sont réticents, d’autres souhaitent continuer à s’équiper auprès des États-Unis. Une « bataille » loin d’être gagnée.
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aéronautique - défense
- 25/03/25
« Je suis ravie d’ouvrir un nouveau chapitre dans le secteur de la défense et de la sécurité. Avec une équipe talentueuse et engagée, nous contribuerons à la mission de Thales : construire ensemble un avenir de confiance. » Après 18 ans au BCG, Maria del Carmen Humblot-Ferrero, managing director et partner du cabinet, responsable Biopharma pour l’Europe, annonce ainsi son arrivée au sein de l’un des grands acteurs français du secteur Aéro-défense.
- 20/03/25
Le senior partner Aéro-Défense d’Oliver Wyman, Thierry Duvette, à la tête de la practice pour l’Europe, a tout récemment quitté le cabinet. Celui qui a passé plus de 18 ans chez Dassault Aviation était arrivé dans ce cabinet en octobre 2020 en provenance de Roland Berger où il était notamment co-head mondial de cette practice.
- 10/01/25
Depuis près de 15 ans chez Safran, l’ancien engagement manager de McKinsey, Valentin Safir, est promu vice-président exécutif et directeur de la Global Unit Avionique de Safran Electronics & Defense.
- 08/01/25
Stéphane Israël vient d’être recruté comme partner par le Boston Consulting Group. Le patron d’Arianespace depuis 2017 et ancien VP d’Airbus, intègre la vaste practice industrie du bureau parisien du BCG.
- 10/12/24
La décision de l’Agence australienne des sous-marins (ASA), qui supervise un projet de 368 milliards de dollars pour permettre à l'Australie d'acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire, interroge en raison des liens prêtés à McKinsey avec la Chine.
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Fin novembre, Mickael Brossard annonçait son départ de QuantumBlack et donc, de McKinsey. Sa destination est désormais connue : l’ancien partner va piloter CortAIx Factory, voué à fournir des solutions d’IA sécurisées aux industries sensibles.
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Devenu l’un des « grands » du secteur, le constructeur aéronautique brésilien Embraer compte sur l’expertise du cabinet pour déployer son avion-cargo militaire C-390 sur cet immense marché.
- 30/07/24
Consultant depuis 35 ans, Michel Zarka est un vétéran du conseil en stratégie, un expert organisation/transformation. Il a accepté de partager à Consultor ce qui est sans hésitation sa plus belle mission : l’accompagnement durant 11 ans de Fabrice Brégier, directeur général d’Airbus de 2012 à 2018.
- 17/07/24
Le cabinet, dont l’un des principaux secteurs d’activités est la défense, vient de signer un partenariat avec l’armée, plus précisément une convention de soutien à la réserve opérationnelle de la Garde nationale.