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Aérospace/défense : « L’économie de guerre » en marche dans les cabinets

Avec des « feux » allumés un peu partout dans le monde, y compris aux portes de l’Union Européenne depuis deux ans, la politique de défense française - et européenne - passe à la vitesse supérieure. Conséquence : les pays de l’UE doivent s’armer face aux dangers omniprésents. Les cabinets intervenant sur ce secteur sont sur tous les fronts et voient leurs missions se démultiplier mais aussi s’élargir à de nouvelles typologies.

Barbara Merle
16 Jan. 2024 à 12:00
Aérospace/défense : « L’économie de guerre » en marche dans les cabinets
© Adobe Stock/gordzam

Ce qui nécessite une nouvelle organisation pour répondre à ces demandes diverses et sensibles. L’analyse de trois consultants dédiés, Maxime Brémond et Vincent Desportes d’Avencore, et de Vincent de Crayencour, officier de marine, ex-consultant auprès du service public de la Défense, passé par Thales.

Un an et demi après son discours très « offensif » sur la politique de défense française, le président Emmanuel Macron, dans ses vœux 2024, a renouvelé son ambition en déclarant notamment : « Nous devons donc continuer ce réarmement de la Nation face au dérèglement du monde. Car la force de caractère est la vertu des temps difficiles. » Un contexte géopolitique international qui s’est bien dégradé depuis, notamment depuis le début il y a 2 ans de la guerre russo-ukrainienne aux portes de l’Europe, et en octobre dernier du retour du conflit entre Israël et le Hamas. Déjà, en 2022, le président Macron, lors du discours d’inauguration d’Eurosatory, salon mondial de la défense et de la sécurité, avait semé l’émoi avec une phrase choc sur notre entrée dans une « économie de guerre, dans laquelle, je le crois, nous allons durablement devoir nous organiser. C’est-à-dire aussi une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider ». Une guerre en Europe ? Celle que l’on pensait tombée dans les oubliettes du passé ressurgit. Et les nations européennes doivent s’y (re)préparer.

La guerre des mots

Une économie de guerre, vraiment ? « C’est une formule politique, et je ne suis pas persuadé que cela corresponde à une réalité. En revanche, il est évident que la guerre en Ukraine est une vitrine des forces et des solutions, mais aussi de ce que devient la guerre moderne. Le conflit met en exergue qui est en avance ou en retard sur ses voisins et concurrents », rétorque l’ancien directeur des relations internationales de Thales et ex-consultant du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Vincent de Crayencour. « L’économie de guerre s’inscrit dans un contexte inédit de conflits de haute intensité aux portes de l’Europe combinés aux guerres asymétriques. Que nécessite l’économie de guerre ? C’est être capable de s’organiser durablement pour produire plus et plus vite. Une logique de massification et de stock s’impose donc aux industriels », complète Vincent Desportes, principal chez Avencore. Un autre consultant expert affirme même, sous couvert d’anonymat, que l’industrie dédiée et le ministère des Armées ne se sentiraient pas armés pour répondre de façon rapide à un engagement militaire.

Une contre-attaque financière

Économie de guerre ou pas, les pays de l’Union européenne ont réagi en faisant croître de 6 % en moyenne leur budget militaire en 2022 sur un an, correspondant à 1,5 % de leur PIB (c’est beaucoup moins qu’aux États-Unis avec 3,5 %), et des dépenses record de 240 milliards d’euros (insuffisantes aux yeux de l’Agence européenne de défense). L’objectif fixé par l’OTAN ? Investir 2 % du PIB dans la défense, c’est-à-dire chacun des 27 membres de l’UE, dépenser 75 milliards d’euros de plus par an…

Pour y répondre, la France a voté une nouvelle Loi de programmation militaire (LPM) de 400 milliards d’euros sur sept ans. Elle a été promulguée en août dernier pour la période 2024-2030 (anticipant la fin de la précédente en 2025), et ce afin de moderniser l’appareil militaire : 10 milliards d’euros dédiés à l’innovation, 5 Mds € aux drones, 6 Mds € à l’espace, 5,4 Mds € au renseignement, et 4 Mds € à la cybersécurité… mais aussi 16 Mds € aux munitions et 5 Mds € à la défense sol-air. Le budget 2024 de la défense française est ainsi en hausse de 7,5 % par rapport à 2023, ce qui le porte à plus de 47 milliards d’euros (près de 8 Mds € de plus qu’en 2021, près de 16 Mds € de plus qu’il y a dix ans). Et il devrait atteindre 67 Mds € en 2030, ce qui correspond à un doublement annoncé en une décennie. Les grands acteurs industriels du secteur voient ainsi leurs carnets de commandes se remplir et cherchent à diversifier leurs activités. C’est notamment le cas de Thales qui a doublé son bénéfice net en 2021 avec 13 contrats sur 22 portants sur la défense, et qui vient de racheter un acteur US de la cybersécurité, Imperva. Airbus a obtenu deux contrats de l’armée française pour 1,2 milliard d’euros et une commande de l’armée allemande pour 2 Mds €.

Changements de braquets pour les consultants

Les quelques cabinets positionnés sur ce secteur de la défense et déjà très présents au cœur de la machine gouvernementale des Armées voient ainsi leurs carnets de commandes se remplir également du côté des acteurs privés… Avencore, cabinet international à capitaux 100 % français, axé industrie, entre autres dans le secteur de la défense auprès des grands donneurs d’ordre et des équipementiers, profite aussi de sa carte « Made in France », récent critère de sélection décisif des appels d’offres publics. « Parce que la Défense est en pleine expansion, nous comptons une quinzaine de consultants formés aux spécificités du secteur (formation militaire, volontariat des armées, IHEDN…), et nous continuons à recruter pour répondre aux enjeux de nos clients : compétitivité par la valeur, coût et disponibilité », appuie l’associé dédié Maxime Bremond. Avencore vient par exemple de promouvoir comme manager un ancien officier de Marine, Paul Tuffery (Arts et Métiers ParisTech, HEC), tout juste diplômé du cycle jeune de l’IHEDN.

Même constat pour l’ancien de la Marine Vincent de Crayencour. « La guerre en Ukraine a mobilisé les cabinets sur des questions stratégiques et opérationnelles, avec beaucoup de demandes de benchmark. Depuis, on a élargi la gamme de compétences demandée aux cabinets de conseil, avec une nouveauté, une dimension technique, par exemple sur le sujet des munitions téléopérées. Le ministère et l’industrie dédiés mènent une réflexion sur l’avenir technologique du drone, notamment sur la dimension éthique de ses usages et sur les solutions techniques elles-mêmes (poids-distance…). Cela a redistribué les cartes entre cabinets. »

Avec des sujets purement techniques

C’est donc à un véritable changement de paradigme que les consultants experts défense font face pour répondre aux nouvelles problématiques et aux nouveaux enjeux. Avec un point clef, un manque criant de capacités en termes de munitions qui illustre les changements à engager rapidement pour Vincent Desportes d’Avencore, qui se réfère sur ce point à l’analyse du sénateur du Val-de-Marne Christian Cambon (président de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées) : en cas de conflit direct, notre pays pourrait venir à manquer de munitions au bout de quelques jours seulement.

Car la guerre est vorace en munitions. Pour seul exemple, au début du conflit en Ukraine, entre 5 et 6000 obus étaient tirés quotidiennement par l’armée ukrainienne, selon le chef adjoint du renseignement militaire ukrainien Vadym Skibitsky.

Le nouveau contexte a ainsi des conséquences industrielles très importantes, et un changement d’échelle à la clef selon Maxime Brémond, associé dédié aéro-défense d’Avencore. « Il devient ainsi nécessaire de passer d’une production multi-unitaire – une dizaine de systèmes par an de guerre électronique, une centaine de munitions, quelques dizaines de missiles –, à une production de masse. C’est le sujet phare de nos clients pure player de la défense. »

C’est ce que pointe aussi Vincent de Crayencour : « À chaque guerre, de nouvelles armes sont mises en œuvre. Le contexte récent donne le la du nouveau principe de guerre qui a fait émerger plusieurs sujets : des munitions téléopérées avec la problématique de la part d’intelligence que l’on y met et à qui revient la décision finale, la dimension de guerre numérique – notamment le déclenchement de cyberattaques dans l’heure qui a précédé l’avancée du premier char russe en Ukraine –, et satellitaire, comme Starlink, qui concerne très peu la France, mais pousse l’Europe à imaginer des solutions nouvelles pour ne pas priver l’Europe de souveraineté. »

Et des missions tout terrain

Côté Avencore, quatre sujets sont à la une des missions dans ce secteur Défense où « le gâteau grossit pour tout le monde », comme le pointe l’associé Maxime Brémond. Le premier, côté fournisseurs avec la sécurisation des chaines d’approvisionnement perturbées par les tensions géopolitiques (par exemple, le titane issu majoritairement d’Ukraine et de Russie). Secundo, l’organisation (la rendre plus agile et plus réactive), tertio, l’évolution des produits, « qu’il faut rendre plus fabricables, quitte à s’éloigner des standards militaires ». Enfin, un sujet RH, dû à une pénurie de main-d’œuvre ; les cols bleus, soudeurs, peintres, câbleurs, monteurs, etc., devenant « un nouvel or noir pour les industriels », pointe Vincent Desportes. « La mutualisation devient un nouveau réflexe d’union sacrée. Nous avons poussé deux leviers : solidarité entre industriels, transfert, prêt de main-d’œuvre entre filiales au sein d’un même grand groupe, et entre industriels et co-traitants/sous-traitants ; et inciter les réseaux RH des grands donneurs d’ordre à recruter pour leurs fournisseurs. » Avec trois objectifs prioritaires pour les industriels du secteur : compétitivité par la valeur, coût, et disponibilité.

Et une nouveauté depuis le début de la guerre en Ukraine dans les demandes de ces acteurs de l’aéro/défense aux consultants, des missions qui peuvent s’apparenter à du renseignement selon Vincent de Crayencour : des inputs confidentiels plus informels sur les pratiques militaro-industrielles dans d’autres pays, grâce bien sûr aux équipes des cabinets des autres pays. « L’idée est de comprendre comment les autres opèrent et comment évoluent les doctrines militaro-industrielles. C’est de l’intelligence économique au sens large, une compétence nouvelle demandée aux consultants, même si ce n’est pas un métier affiché officiel. » Pour répondre à ces questions des plus sensibles et souvent inconnues, les cabinets de conseil en stratégie tendent plusieurs cordes à leur arc : faire appel à des senior advisors experts, sous-traiter ou mettre en place des partenariats avec des cabinets spécialisés, du type ESL Network, Defense Affinis ou Fla consultants…

Les cibles du secteur public de la Défense

Et deux grands axes de nécessaire évolution du secteur portés par la DGA : visibilité et simplification. « Donner de la visibilité signifie traduire le besoin des armées (loi de programmation militaire) à l’ensemble de la chaine de valeur des ensembliers jusqu’aux sous-traitants, en passant par les équipementiers, pour anticiper l’effort de développement et la production afin d’être au rendez-vous », explicite Vincent Desportes d’Avencore.

Deuxième sujet central, la simplification, car « ce qui est plus simple se fabrique mieux », comme le partage Maxime Brémond, « il s’agit pour les industriels de réduire le nombre de contraintes spécifiques aux applications militaires : “démilitariser” les systèmes. » L’écosystème défense, neuf grands groupes, est aussi constitué de plus de 4 000 PME, pour qui l’activité défense ne représente en moyenne que 30 à 40 % de leur activité. Le contre-exemple, le groupe industriel des Hauts-de-France Aresia, né de la fusion entre Rafaut, Alkan Secapem et Lace, 160 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020, 640 collaborateurs, produit des « équipements de missions » jusqu’alors importés – notamment des bombes – pour les avions de combat. « Jusqu’à présent, il était plus facile d’aller s’approvisionner en Europe de l’Est et en Asie. Il est très difficile pour une industrie de vivre dans deux mondes, civil et militaire, pousser des donneurs d’ordre et industriels civils à homogénéiser les contraintes fortes sur la provenance de sous-traitants », souligne un consultant.

Le front du green militaire

Autre sujet (ex nihilo) de transformation majeure de ce secteur pour le consultant défense Vincent de Crayencour : les réflexions stratégiques green de ces industries, « une véritable évolution des mentalités des capitaines d’industrie ». Une ambition nouvelle en termes de marché perçue comme différenciante pour les industriels. Et des sujets traités en externe, « exclusivement avec des cabinets », au vu du peu de capacités internes du secteur de l’industrie aéro. « Les cabinets n’étaient pas forcément armés pour faire ce pont avec des outils construits et des méthodes déjà rodées. Les consultants apportent cadre, tendances, et benchmarks, et font émerger des réponses au cours de brainstorming internes avec les chefs d’unités des industries », appuie l’ancien militaire devenu consultant. Du greenwashing, encore ? « Ce n’est pas peindre en vert la stratégie d’un groupe, mais cette démarche est nécessaire pour contribuer au caractère vertueux de la gestion des ressources. Tout le monde s’aligne sur ce sujet, car ce secteur est interconnecté », soutient Vincent de Crayencour.

Pour les cabinets appelés sur tous les fronts du militaire, avec la nécessité de proposer des compétences multiples sur des sujets de plus en plus larges et complexes, une nouvelle stratégie s’impose : l’acquisition d’entités tech (à l’instar d’Oliver Wyman, qui a acquis en 2022 Avascent, et en 2023 Sea Tec Consulting), mais également le déploiement d’une organisation plus collaborative, comme le note Vincent de Crayencour. Un nécessaire tournant à prendre pour ceux qui veulent continuer à peser sur le secteur. « Nous voyons de plus en plus de groupements entre de gros cabinets avec des taux très élevés et des cabinets plus spécialisés avec une véritable crédibilité, comme Bearingpoint ou Eurogroup, pour proposer une palette la plus large possible. On élargit par ailleurs la consultation à des think tanks dans la réflexion éthique de certains enjeux. »

Reste à savoir comment va se dessiner la future carte des cabinets présents sur le marché de l’aérospace/défense. Car la souveraineté nationale, l’un des grands enjeux rappelés par la commission d’enquête sur l’influence de cabinets de conseil sur le secteur public, passe aussi en amont par un choix toujours plus contraint des cabinets missionnés.

Avencore Maxime Bremond
Barbara Merle
16 Jan. 2024 à 12:00
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aéronautique - défense

Adeline
aéronautique - défense
défense, armement, ukraine, russie, Maxime Brémond, Vincent Desportes, Avencore
13403
Avencore
Maxime Bremond
2024-01-17 08:49:19
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