Discriminations raciales : la mission impossible des cabinets de conseil
Pris en tenaille entre la reproduction sociale à l’entrée des grandes écoles dans lesquelles ils recrutent, et la loi qui interdit la mesure de la diversité ethnique de leurs équipes, les cabinets de conseil ne peuvent structurellement pas briller par la diversité de leurs recrutements en France.
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Dans ce contexte, les cabinets se veulent pourtant volontaristes. Ils auraient intérêt à l'être davantage : toute augmentation de 10% de la diversité dans les équipes exécutives se traduit par une hausse moyenne de l’Ebit de 0,8%, selon les calculs de McKinsey.
« Vous venez de quel pays ? » « Tu dois aimer quand il fait chaud ! », « Comme vous parlez bien français ! » Si le racisme ordinaire a pleinement cours dans la société en général comme le rappelait un article récent du Monde, le milieu hyper élitiste et très éduqué du conseil en stratégie n’en est pas affranchi.
Des discriminations raciales, dans le conseil comme ailleurs
Les exemples dont a pris connaissance Consultor ne sont pas légion, mais ils existent.
Ainsi de cette associée française d’origine algérienne d’un cabinet de la place qui avait eu le malheur d’exprimer son désaccord avec les choix stratégiques d’une majorité du collège des associés, et s’était vue copieusement rabrouée.
« On lui avait clairement fait entendre qu’elle était une emmerdeuse et la dimension raciste était importante », se souvient maître Philippe Ravisy, avocat fondateur du cabinet Astae et spécialiste du secteur du conseil qui avait défendu la partner. Le conflit s’était finalement soldé à l’amiable.
Il y a aussi ce candidat de nationalité chinoise qui écrit à Consultor pour signaler qu’il aurait été sorti de ses process de recrutement du fait d’un niveau de français jugé inférieur aux attentes.
Il y a ces témoignages postés sur le forum dédié Reddit qui émanent essentiellement de consultants anonymes aux États-Unis en plein maelstrom George Floyd. Ils décrivent des scènes des plus maladroites dans les cabinets où des personnes asiatiques sont surnommées Jackie Chan en réunion, des clients qui demandent à ce que des personnes de couleur soient retirées de missions ou refusent de leur adresser la parole, des noms et prénoms mal prononcés… Il y a, enfin, cette vieille histoire d’un salarié de McKinsey victime de quolibets parce que prétendu juif.
Ces cas de discriminations supposées témoignent d’une réalité plus large. En France, dans une note de juin, le Conseil d’analyse économique (CAE) juge que les discriminations restent un fléau en France. La probabilité pour les Français blancs d’être invités à un entretien d’embauche est de 50 à 100 % supérieure à celle de Français issus de minorités non blanches, estime par exemple le CAE.
Des cabinets modèles de l’égalité des chances ?
Dans ce contexte, les cabinets de conseil affichent leur volontarisme. « Chez Bain, il existe six groupes affinitaires : AAB (Asians at Bain), BAB (Blacks at Bain), BGLAD (gay, lesbian, bisexual and transgender), LATBA (Latinos at Bain), VAB (Veterans at Bain) et WAB (Women in consulting at Bain). Chacun de ces groupes est impliqué dans nos procédures et dans nos initiatives externes. Nous avons des outils de suivi de la diversité dans nos recrutements et dans nos promotions par exemple », indiquait à Keith Bevans, 47 ans, Bainee depuis 1996, partner en 2008, patron mondial des recrutements du cabinet depuis 2013, dans une interview à Consultor parue le 19 juin. Des initiatives analogues, dites d’inclusion et de diversité, existent dans nombre d’autres cabinets.
Des structures internes ajoutées à une culture d’entreprise propre à ces cabinets a priori progressistes qui limitent la casse. C’est du moins le point de vue défendu par Hakim el Karoui. Enfant d’un universitaire tunisien immigré en France, fondateur du club XXIe siècle, une association qui vise à offrir à la société une vision positive de la diversité, ancien partner chez Roland Berger, il a aussi collaboré avec la banque Rothschild et fut conseiller technique auprès du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin (relire le portrait que nous lui consacrions).
Une vision transversale publique – privée qui l’amène à considérer que « des différents milieux que je connais, les cabinets de conseil, à commencer par les Big Four (Hakim el Karoui est aussi senior advisor chez Deloitte, NDLR), et dans une moindre mesure le Boston Consulting Group et McKinsey parce qu’ils ont des effectifs moins importants, comptent parmi les milieux les plus exemplaires », juge-t-il.
« Dans l’ascenseur, je suis frappé par la diversité des profils que j’ai en face de moi. C’est la nouvelle élite des enfants d’immigrés qui va résolument vers le secteur privé, dans le conseil en stratégie, l’audit, comme avocats, informaticiens. Parce que ces entreprises offrent des processus de recrutement normés, récurrents et donc vertueux du fait d'un turnover important. Et pas dans le secteur public du fait d’un manque d’information sur les concours, parce que l’endogamie sociale y est beaucoup organisée et beaucoup plus forte. Un cabinet ministériel est mille fois moins divers que n’importe quel cabinet de conseil en stratégie », analyse-t-il encore.
Ce serait même du fait de son exemplarité que le conseil en strat’ connaîtrait quelques épisodes malheureux, tels que ceux recensés par Consultor. « Cela montre que le sujet de la diversité existe. Quand tout le monde est pareil, il n’y a pas de blagues racistes. »
Le conseil en strat’, modèle de l’égalité des chances à la française ? L’avis était aussi partagé par Jacques Galvani, le successeur de Hakim el Karoui à la présidence du Club XXIe siècle, qui avait comme autre point commun avec son prédécesseur d’avoir aussi travaillé dans le conseil stratégie, chez McKinsey.
« C’était une entreprise WASP qui, très volontairement, a décrété que si elle voulait continuer à recruter les meilleurs partout, elle devait le faire véritablement partout. Viviane Hunt (managing partner pour le Royaume-Uni et l’Irlande, NDLR), Rajat Gupta (ancien managing partner ensuite éclaboussé par une affaire de délit d’initié, NDLR), Homayoun Hatami (managing partner de McKinsey à Paris, NDLR)… sont autant d’illustrations de cette volonté », diagnostiquait-il dans une interview accordée à Consultor.
Des cabinets tenaillés par le recrutement des grandes écoles et par la loi
Un enthousiasme que ne partagent pas nécessairement les premiers intéressés : le management des cabinets. « On est complètement biaisé par ce qu’il se passe dans les grandes écoles. Est-ce qu’on en fait suffisamment pour se “débiaiser” ? Clairement pas. On concentre tous nos efforts post-recrutement sur les politiques de diversité et d’inclusion », témoigne un associé d’un cabinet de la place qui ne souhaite pas être nommément cité sur ces propos.
Les biais sociaux dans l’accès aux grandes écoles, typiquement celles dans lesquelles les cabinets de conseil font leurs recrutements, sont connus. Et limitent donc structurellement les profils qui accèdent aux cabinets de conseil en stratégie.
Pour une génération d’hommes, la probabilité d’être diplômé d’une de ces écoles est de 3,9 %, de 1,5 % pour une génération de femmes (chiffres Insee). Des chiffres qui tombent à 0,43 % pour les enfants dont le père est ouvrier agricole contre, à l’autre bout du spectre social, 21,15 % pour des enfants dont le père occupe une profession libérale, voire 21,52 % dans le cas de professeurs et de professions scientifiques.
Quand on sait que les personnes immigrées ont un niveau de vie médian inférieur de 35 % à celui des non-immigrés et que leur taux de pauvreté approche de 40 %, la boucle est bouclée.
En clair, plus on est d'extraction sociale modeste, plus on est né dans une famille immigrée en France, moins la probabilité est forte de rentrer dans une école cible du conseil en stratégie. Dans ce contexte, le conseil en stratégie ne peut qu’offrir une très faible diversité dans ses recrutements.
Même si ce tableau est très impressionniste ! Pas le choix puisque les statistiques ethniques restent interdites en France au nom de l’universalisme républicain. Et le consulting n’y coupe pas.
« Nous sommes bloqués pour mesurer ce sujet en France. Le contraste avec ceux d’entre nous qui opèrent à l’étranger, où le sujet peut être parfaitement identifié, est fort. Aux US, il existe des labels de quotas ethniques et le cahier des charges de certaines missions des représentations ethniques diverses. En France, on est loin de ces approches. Ce n’est pas lié au métier, mais à une approche culturelle », analyse Matthieu Courtecuisse, le CEO de Sia Partners et président du Syntec Conseil.
À défaut d’être quantifiables, les discriminations raciales, au même titre que d’autres discriminations (de rémunération, de promotion…), sont pénalement répréhensibles, jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende contre les employeurs mis en cause. Un.e salarié.e victime de discrimination raciale peut aussi alerter les délégués du personnel ou saisir l’inspection du travail et le conseil des prud’hommes.
Pour ceux qui arrivent à entrer, le conseil en stratégie peut être un tremplin : pensons à Acha Leke, Tidjane Thiam ou Amine Tazi-Riffi, trois associés ou anciens associés McKinsey devenus des exemples de réussites dans ce milieu. Ensuite, la situation progressera par capillarité veut croire Hakim el Karoui : « C’est une question de temps. »
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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