Due dil : quand les stratèges n’y voient que du feu
Mi-novembre, l’effondrement de la plateforme de cryptomonnaies FTX a jeté un froid sur les consultants en strat’ qui avaient avalisé des investissements de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de millions de dollars au capital de l’entreprise. Ces due dil stratégiques sont toujours susceptibles d’erreurs, de biais et de discussions malgré leur formalisme poussé.
Quelle chute ! Trois ans après sa création en 2019, Future Exchange, alias FTX, qui fut à son plus haut une des plus importantes bourses d’échange de cryptomonnaies au monde, s’est littéralement effondrée en novembre. En cause notamment, un colossal endettement devenu insolvable, et des soupçons de fraudes multiples de son fondateur Sam Bankman-Fried.
Pourtant, dans sa courte existence, FTX a séduit en masse les investisseurs : 900 millions de dollars en 2021 de la part de mastodontes de l’investissement tels que Softbank ou Sequoia Capital. C’est le « ticket » de l’un de ses dizaines d’investisseurs qui, dans la presse anglo-saxonne (voir l’article du Financial Times), fait tiquer. Pas pour son montant, quelque 38 millions de dollars, ni par son émetteur, Tiger Global, mais du fait des cabinets de conseil divers et variés, mandaté par Tiger Global, qui ont passé en revue la pertinence de cet investissement.
Traditionnellement, divers consultants effectuent pour les fonds acheteurs ou vendeur divers audits : administratifs (par exemple les locaux et leur taux d’occupation ou le nombre d’ordinateurs en utilisation), financiers (fidélité des documents comptables, endettement, relations créanciers et fournisseurs…), sociaux (effectif, organisation, gouvernance, politique salariale…), fiscaux (revue de la conformité avec tous les impôts exigibles), environnementaux (degré de conformité avec la législation en vigueur…) ou assurantiels.
La due dil stratégique est à part et adresse, elle, le potentiel de l’entreprise. En l’occurrence, Tiger Global s’en était remis sur ce point à Bain & Company.
Le cabinet est LA tête chercheuse du fonds dans le cadre d’une relation contractuelle de totale sous-traitance de l’ensemble des due dil stratégiques (dont Business Insider fait le récit détaillé) : pour pas loin de 100 millions de dollars d’honoraires par an, les consultants du cabinet fournissent au fonds, en quelques jours parfois, de copieuses analyses start-up par start-up, permettant à Tiger de se positionner très vite sur une prise de participation ou un rachat. Un call peut suffire au fonds pour acter un investissement de plusieurs dizaines de millions de dollars.
D’où de sérieuses questions sur la valeur des due dil effectuées dans ce cas, et plus largement sur la valeur des revues stratégiques. A fortiori peu après le scandale Theranos, cette start-up qui promettait de révolutionner les tests sanguins et dont on s’est aperçu qu’elle a trompé les investisseurs des années durant.
Des questions donc : sous couvert d’un exercice béton (lire nos articles sur les sources des consultants et sur le pour et le contre du tout plateforme), les consultants peuvent-ils se planter lorsqu’ils sont mandatés sur des due dil stratégiques, et passer littéralement à côté de la juste analyse du potentiel de marché d’une entreprise ? Y a-t-il des actifs ou des activités, telles que les cryptomonnaies, qui chamboulent l’art et la manière de la due dil stratégique ? Et, aussi, y a-t-il des trucs pour éliminer ou réduire le risque de ratage ?
L’erreur est humaine
Des ratés ? « Oui, il y a toujours des business cases plus ou moins faciles à cracker. Des situations où on n’arrive pas à aller aussi loin que ce qu’on souhaiterait faute de données sur des marchés de niche. Bien sûr, si l’analyse est plus dure que ce qu’on avait pu anticiper, on peut mettre davantage de ressources pour y arriver, mais à l’impossible nul n’est tenu ! Surtout, si on cherche une réponse à question qui n’en a pas », explique Henri-Pierre Vacher, senior partner chez Oliver Wyman, leader de la practice private equity.
Exemple de question sans réponse : une mission effectuée au sujet de Saur, la société de traitement de l’eau potable. La mission intervenait peu avant des élections. Selon le bord victorieux, gauche ou droite, le taux de délégations de service public pouvait être significativement infléchi à la hausse ou à la baisse. Là-dessus, difficile pour les consultants de donner une quelconque appréciation du risque.
Idem lorsque Singulier fait la due dil de Smart AdServer, un hébergeur de publicités en ligne, à l’occasion de l’entrée de Capital Croissance parmi ses actionnaires. « Il y a deux façons d’auditer un actif pour un investisseur : comprendre l’entreprise et son marché d’une part et investiguer précisément dans le moteur opérationnel d’autre part. En clair, va-t-on assez profondément dans la compréhension du sujet ? » dit Rémi Pesseguier, le co-fondateur du cabinet.
La due dil sens dessus dessous
Dans la majorité des cas, la réponse est oui. Seulement, les actifs et les activités sont parfois à ce point disruptifs ou complexes qu’elles peuvent chambouler les fondamentaux de la due dil stratégique. Car, en règle générale, il s’agit de missions très normées de 2 à 6 semaines donnant lieu à des PowerPoint de 150 slides, souvent structurés de façon similaire (le marché, la concurrence, le business model, le business plan), et payées de 100 000 à 200 000 euros.
Des rendus quasi identiques qui ne sont pourtant pas gages de la qualité de ce qui y est écrit. Une qualité qui peut donc varier. Car des actifs difficiles à cerner, type FTX, il y en a en réalité plus qu’on ne croit.
« Vous avez des marchés plus ou moins bien documentés, certains plus petits voire des niches, sur lesquelles il n’y a eu que peu d'acteurs et peu de transactions passées », rappelle Maxime Caro, senior partner chez Eleven. La due dil faite par le cabinet sur le site de ventes aux enchères en ligne, Agorastore est un bon exemple. Elle était une des premières opérations du genre dans un marché de la seconde vie avec des flux opérationnels bien moins facilement valorisables que ceux d’usines ou du transport de marchandises par camions.
La liste de ces activités d’un nouveau genre pourrait être poursuivie longtemps. « Il y a désormais des dossiers de licornes que nous pouvons avoir en due dil stratégique parce que les fonds y prennent des participations de plus grosse taille et ont des budgets pour des honoraires de consultants en stratégie », souligne Henri-Pierre Vacher. Exemples de due dil stratégique dans cette catégorie : Farfetch, la plateforme de vente de vêtements de luxe, Vestiaire Collectif, ou encore ManoMano, le Amazon du bricolage. « Des sociétés en hyper croissance, supérieure à 20%, qui ont des profils particuliers », résume Henri-Pierre Vacher.
Trucs et astuces pour ne pas passer à côté
Pour éviter les angles morts, plusieurs trucs existent.
- Mettre les mains dans le cambouis. Chez Singulier, Rémi Pesseguier se souvient de cette entreprise active dans l’Internet des objets dont le cabinet devait déterminer s’il était intéressant ou non d’y investir. « Nous sommes allés jusqu’à nous connecter aux serveurs pour tester les opérations de l’entreprise. Il était indispensable de comprendre les infrastructures, les technologies autant que le stockage des données. Plus l’actif est technologique et plus il est essentiel de confronter discours et réalités » appuie le partner.
- Sur des marchés peu documentés, aller chercher « des données non conventionnelles », comme dit Rémi Pesseguier. Cela peut-être des données de téléchargement, des requêtes de moteurs de recherche ou des analyses sur les réseaux sociaux. Même approche pour Henri-Pierre Vacher, chez Oliver Wyman : sur les marchés non documentés, le cabinet se tourne vers des prestataires tels que Potloc ou Episto. Ces derniers peuvent interroger 200 ou 300 consommateurs dont les réponses vont permettre de trianguler un marché type pour X ou Y secteurs dont on ne sait rien ou si peu.
- Bien définir le périmètre de la due dil stratégique. Objectif : ne pas réinventer la roue à chaque mission. « Quand j’ai commencé il y a 15 ans, on nous donnait quatre semaines pour retourner toutes les pierres. Maintenant, on prend beaucoup plus de temps en amont à fixer précisément ce sur quoi on met l’accent », précise Henri-Pierre Vacher. Le risque est, sinon, de se noyer. « La définition du périmètre et des modalités de l’étude est essentielle pour assurer un travail de qualité : imaginez que vous êtes mandatés sur une société qui compte cinq filiales dans dix géographies. On se retrouve vite avec 50 entités à passer en revue et il est nécessaire d’adapter le format d’analyse entre les entités principales et celles qui sont plus secondaires », souligne Maxime Caro, chez Eleven. Pas le choix, il est nécessaire de choisir « où on met le poids du corps », dit encore l’associé. Si la due dil intervient au sujet d’une entreprise que le cabinet connaît par cœur, son focus sera davantage sur le marché. Inversement, l’analyse ira plus loin sur l’entreprise quand le marché est connu pour sa croissance.
- Choisir ses batailles. Les cabinets sont évidemment plus pertinents dans des secteurs ou sur des entreprises qu’ils connaissent par cœur, où ils ont déjà accompagné des vendeurs, des acheteurs ou des dirigeants d’entreprise.
- Ne pas aller trop vite. Ici les retours d’expérience convergent. « Bien que l’exercice de due diligence se fasse sur un temps très court, il est déontologiquement nécessaire de maintenir un minimum de qualité dans nos travaux », défend Maxime Caro. Idem de Rémi Pesseguier : « Nous ne pouvons pas réaliser des due diligence de deux mois payées deux semaines. Nous travaillons au temps passé ».
- Passer son tour. Une solution de prudence consiste aussi à décliner une mission de due dil stratégique sur un sujet qu’on ne maîtrise pas.
In fine, la due dil, une pratique empirique et… humaine
Ces trucs et astuces font la part belle à l’empirisme et à l’adaptabilité. Les due dil stratégiques ne coupent pas à l’adage cartésien : le bon sens est la chose du monde la mieux partagée.
D’abord, parce qu’elles ne sont en définitive jamais exhaustives et dénuées de tout parti pris. Une certaine partialité dont les cabinets n’ont pas à faire secret puisqu’elle est souvent convenue avec le client.
« On écrit toujours noir sur blanc ce qu’on a vérifié en profondeur et ce qu’on n’a pas vérifié », rappelle Rémi Pesseguier. « Cela fait partie de notre métier que de dire à nos clients là où il y a un consensus, et là où même les meilleurs connaisseurs disent qu’il y a débat », contextualise également Maxime Caro chez Eleven.
En bref, les recommandations d’investissements ne doivent jamais être noir ou blanc, mais davantage dans le camaïeu de gris. Elles peuvent se résumer à une appréciation interpersonnelle. « À la fin, il n’est pas rare que ton client te demande si toi tu mettrais ton argent dans la société. Je ne réponds pas toujours oui », raconte Henri-Pierre Vacher.
Comme encore tout récemment quand le partner a dissuadé un client de se jeter à l’eau sur un investissement envisagé dans un avenir proche. Recommandation sur laquelle il a été suivi. Dans d’autres cas, la due dil peut amener un investisseur à chercher à revoir un prix d’acquisition à la baisse parce que la valeur de l’entreprise apparaît finalement moindre. Mais tous les clients ne suivent pas leurs consultants, loin de là.
Certains considèrent que leur thèse d’investissement tient malgré les risques pointés par des consultants. D’autres se passent totalement de conseils en due dil stratégiques : parce que la taille de l’investissement ne permet pas de payer des honoraires de consultants ; parce que certains fonds considèrent qu’ils savent mieux faire ; parce qu’il peut y avoir des phénomènes d’emballement entre gros fonds, notamment dans la tech, avec la peur de louper le prochain Amazon ou Google et le risque assumé de jouer gros pour ne pas passer à côté.
Le cas FTX est en ce sens très éloquent.
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private equity
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