Dans le secret des sources des consultants
Les consultants multiplient les canaux d’information : appels téléphoniques dans leur réseau ou au-delà, appels au débotté (alias cold call), appels masqués (alias blind calls), déjeuners ou cafés informels… Enquête.
« La collecte d’informations, c’est la base de notre métier. Mais il ne faut surtout pas s’en tenir aux plateformes qui se limitent à une vision hélicoptère d’un sujet donné et par des gens dont il n’est pas rare qu’ils ne soient plus en fonction depuis un moment », confirme Nicolas Kandel, partner chez CMI et fondateur de l’activité de private equity du cabinet.
Pour CMI, le gros des échanges avec des experts – environ 80% selon leurs estimations – se fait hors plateforme : par des approches directes sur des profils ciblés sur LinkedIn ou sur des annuaires plus spécialisés. Gros plus par rapport aux plateformes qui sont plus cantonnés à des profils de direction, ce profiling interne permet de « descendre à un niveau d’analyse assez fin, à des niveaux opérationnels », abonde Hugo Perier, senior manager chez CMI.
Une diversité d’interlocuteurs avec lesquels l’adaptabilité doit être le maître mot. « À un chef de chantier, si on travaille sur une mission dans le BTP, on ne propose pas une visioconférence de 45 minutes parce qu’on sait a priori que cela sera compliqué pour lui. On préfèrera les deux appels téléphoniques de 15 minutes qu’il pourra insérer dans son agenda, voire même un café. On s’adapte, selon ce qui marche le mieux », témoigne encore Hugo Perier.
De même, chez Ares & Co, où ce travail de recherche, collecte et agrégations d’infos expertes dans le cadre des due diligences est « une petite usine » interne, comme dit Giovanni Di Francesco, partner chez Ares & Co. « Les plateformes confortent des hypothèses mais la vraie valeur ajoutée nous la forgeons au travers de notre expérience et de nos contacts », appuie-t-il.
Chez Ares & Co, ce sont d’abord les encadrants les plus seniors des missions, partners ou managers selon, qui sont à l’initiative et approchent les experts envisagés. Puis, le suivi et la relance sont effectués par les assistants et les assistantes du bureau. « Dans le délai de deux à trois semaines qui est souvent imparti pour caler ces interviews, 10 à 20% des gens répondent à temps », estime Giovanni Di Francesco.
Le positionnement sectoriel spécialisé d’Ares & Co, qui lui permet de constamment élargir et prendre appui sur un réseau de haut niveau dans les banques et les assurances, lui confère un gros avantage. Un premier contact en amène un autre puis un autre et ainsi par ricochet, gratuitement et très discrètement, les consultants d’Ares & co peuvent accéder aux bons interlocuteurs à peu près n’importe où dans les écosystèmes d’affaires visés.
Pas seulement dans le private equity
Et les calls experts ne se limitent pas au private equity. « C’est une mécanique développée pour le private equity mais qu’on étend aussi à d’autres missions, comme des stratégies corporate ou de diversification par exemple. On aime ne pas s’en tenir seulement au savoir interne de notre client. On le confronte aussi au marché, parfois à des niveaux assez fins », témoigne Hugo Perier.
Ce fut récemment le cas pour cet acteur de l’agroalimentaire français qui envisageait de se diversifier, et qui a mandaté CMI pour l’aider à identifier les quelques marchés à regarder en priorité. « Nous aurions pu ne faire que des ateliers avec des directeurs commerciaux du groupe. Nous avons préféré compléter avec 50 acteurs économiques (prospects, concurrents ou partenaires) avec qui nous avons pu affiner notre évaluation de gisements d’opportunités de croissance de façon très fine », raconte Hugo Perier.
Même discours de la part d’un ancien partner d’un grand cabinet de conseil en stratégie qui, sous couvert d’anonymat, explique que, dans la défense par exemple, ce sont des bases de données plus spécialisées, comme l’entreprise d’informations londonienne Jane’s, qui permettent de faire « des interviews à l’ancienne ». Et de préciser : « Dans l’aéronautique ou la défense européenne, c’est un petit monde. On parle tout au plus de 1 500 personnes en capacité de vous parler au bon niveau d’expertise et de vous donner de bonnes informations. Deux cents, si on parle d’aérospatiale. Tout l’enjeu est de faire en sorte que les gens continuent à avoir une bonne impression de vous. Causez-leur du tort une seule fois et vous ne pourrez plus leur parler. A fortiori, dans les grands cabinets anglo-saxons, on respecte une forme de chinese wall en se concentrant sur les experts européens et en laissant les experts américains aux collègues aux États-Unis ».
Cet ancien partner n’a eu affaire qu’une seule fois aux plateformes d’intermédiation. « J’en ai eu pour mon argent, le CTO d’un grand groupe, encore en fonctions », souffle-t-il. Mais il estime autrement ne pas avoir besoin des plateformes. « Les plateformes, ce sont pour les consultants qui font du private equity ou de la corporate strategy avec une expertise fonctionnelle, car les cabinets construisent aussi leur valeur sur leur réseau. Quand vous avez une expertise, vous saurez qui joindre. »
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Depuis une dizaine d’années, des plateformes d’intermédiation agrègent des milliers d’experts. Les consultants y ont abondamment recours, en particulier dans le domaine du private equity. Enquête.
Payer des interlocuteurs, cold calls, blind calls… tout est permis, ou presque
Il s'agit d'un savoir-faire qui peut prendre plein de formes différentes. Celle de la rémunération d’abord : les cabinets peuvent décider de payer des interlocuteurs difficiles à avoir. « Il nous arrive de rémunérer quand on nous le demande, si les personnes en valent le coup ou si nous leur prenons beaucoup de temps », dit Hugo Perier. Ensuite, celle des « recherches secondaires », comme les appelle une autre ancienne partner de conseil en stratégie d’un Big Four qui a requis l’anonymat : un consultant peut se retrouver à jouer le client mystère pour tester, par exemple, une enseigne de vente, et discuter opportunément avec les vendeurs et vendeuses. Il peut aussi s’agir de savoir maîtriser le blind call, à savoir passer des coups de fils sous une autre identité pour recueillir des informations. « Je l’ai vu faire au début de ma carrière en 2010, mais ça m’a toujours gêné », témoigne l’ancien consultant passé par un des cabinets du top trois anglo-saxons MBB.
Tous les coups ne sont pourtant pas permis. Les consultants en stratégie qui utilisent les plateformes d’intermédiation sont censés se plier à certaines règles : « Il existe tout un tas de conditions d’utilisation des plateformes pour éviter les conflits d’intérêts. On ne peut pas avoir une personne en poste si on est mandaté par un concurrent. On ne peut pas poser de questions sur des informations privilégiées ; c’est-à-dire qu’on ne peut pas poser de questions sur le taux de marge, sur des procédés industriels brevetés. En revanche, on peut le faire sur la dynamique de l’industrie et ses innovations, on peut par exemple poser des questions sur les applications les plus innovantes dans la construction par impression 3D », témoigne le même ancien consultant.
Dernière précaution d’usage, plus philosophique celle-là, qui nous est rappelée par Giovanni Di Francesco chez Ares & Co : « Information ne veut pas dire intelligence. Une information, quel que soit l’expert qui vous l’aura passée, appelle toujours un contexte et doit être manipulée avec précaution. Il faut toujours avoir en tête que la personne qui vous parle a sa propre perspective, et qu’il convient de la décoder. »
L’info, c’est le pouvoir, à un détail près : qu'il s'agisse d'une bonne info. CQFD.
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