Ethique : La boussole "remagnétisée" des cabinets de conseil ?
Concept devenu tendance au sein du corps social – en particulier médiatique –, l’éthique est au cœur du métier de conseil, avec des fortunes diverses.
Appliquée au champ professionnel, l’éthique « renferme les valeurs générales et spécifiques d’un métier, et la déontologie revient à écrire ses propres règles, les communiquer, en contrôler l’application et éventuellement avertir et sanctionner les contrevenants ». (définition Wikipedia) Quant aux conflits d’intérêts, qui impliquent la notion « d’intérêts multiples, l’un d’eux pouvant corrompre la motivation à agir sur les autres », ils sont censés être rigoureusement proscrits de l’univers du conseil. Mais le diable se cache dans les détails : toute la difficulté réside dans la traduction de grands principes en actions – non cotées en Bourse.
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Or force est de constater que la profession a été marquée par de regrettables « affaires ». Reste à savoir si elles lui ont permis de gagner en maturité et en responsabilité.
Au début des années 2000, l’affaire Enron ébranle le monde du conseil. La société s’effondre après la découverte de manipulations de ses états financiers, provoquant la disparition de l’un des Big Five de l’audit, Arthur Andersen, le cabinet ayant été accusé d’avoir certifié des données falsifiées pour préserver ses activités de conseil auprès d’Enron. S’ensuit un renforcement du contrôle des sociétés par la SEC (Securities and Exchange Commission), tandis que la Cour de justice des Communautés européennes statue sur l’incompatibilité des activités de conseil et d’audit en 2002.
Trois types de dérives pour un séisme
Dans un autre registre, Monitor Group et son CEO Mark Fuller provoquent des secousses majeures dans les années 2010. En cause, une mission d’aide à la Libye visant à réformer son économie. Mais une série de révélations concernant un plan de modernisation des forces de sécurité libyennes, une campagne de PR destinée à redorer l’image du colonel Kadhafi et des actions de lobbying menées aux États-Unis afin d’établir des contacts directs entre l’un des fils du dictateur et la Maison-Blanche sèment le doute sur l’éthique du cabinet1. Conduit à la faillite, Monitor Group est racheté par Deloitte en 2013.
Parmi les autres cas de graves manquements éthiques, une condamnation a marqué les esprits : celle de l’ex-CEO de McKinsey (1994-2003), Rajat Gupta, à deux ans de prison ferme pour un délit d’initié commis alors qu’il avait quitté le cabinet et était membre du conseil d’administration de Goldman Sachs2.
Nos interlocuteurs n’ont pas souhaité commenter ces cas particuliers. Laurence-Anne Parent, senior partner du cabinet Advancy, souligne toutefois que l’objectif du conseil en stratégie est « d’aider une société, ses employés, un secteur ou un pays, à grandir. Il est du devoir des cabinets de s’interroger sur les sens des projets qu’ils vont conduire ». Présidente de Colombus Consulting, mais aussi de CO Conseil – le premier cabinet non-profit consacré au soutien de projets d’intérêt général –, Valérie Ader observe pour sa part que « tout maîtriser est complexe dans les grands cabinets : plus il y a de délégations, plus il est difficile de savoir exactement ce qui se passe ». D’autre part, sans aller jusqu’au scandale, il existe un risque intrinsèque « à travailler près des gouvernements dans des environnements instables ».
L’éthique, élément de structuration interne et externe des cabinets de conseil
À travers leurs missions, les cabinets induisent des évolutions qui concernent à la fois la société et les individus : à ce titre, l’éthique doit être inscrite dans leur ADN. Mais comment se traduit-elle concrètement ?
« Nos clients nous taquinent en disant que nos valeurs sont presque tatouées sur nos bras », observe Domenico Azzarello, associé et directeur général de Bain. « Il s’agit du True North, l’objectivité et l’impartialité, de l’entraide entre Bainies – toute notion de succès étant liée à un travail collectif – de l’humilité et de l’obsession du résultat pour nos clients : we produce results, we don’t produce reports ».
« La confidentialité est un principe de base » de la relation entre les structures et ceux qui les missionnent, poursuit Valérie Ader de Colombus. Le PDG de Kea & Partners, Arnaud Gangloff, insiste quant à lui sur « la place du collaborateur, le capital humain, majeurs dans l’approche du cabinet ». Quant à l’éthique selon Vertone, elle se manifeste « dans des interactions avec les collaborateurs, les clients, les fournisseurs, qui induisent des droits et des devoirs », confie Raphaël Butruille, l’un des directeurs. En découle un véritable esprit d’équipe en interne – « il n’y a pas d’objectif quantitatif commercial individuel » – et auprès des clients.
Pour toutes ces structures, la sensibilisation aux valeurs cardinales du conseil est primordiale et s’effectue dès l’arrivée du nouveau consultant.
Des cas de figure récents qui interrogent
Malgré cette détermination, la « ligne rouge » de l’éthique pourrait bien avoir été de nouveau franchie. Certes, le questionnement ne concerne pas la France, mais certaines (mauvaises) pratiques ne semblent pas encore avoir été bannies.
Une suspicion de conflits d’intérêts pèse actuellement sur Oliver Wyman pour avoir d’une part accompagné la Banque centrale portugaise dans la liquidation de la banque Banif, d’autre part, participé préalablement à la réorganisation de cette même banque après que l’État eut injecté 1,1 milliard dans ses caisses.
Quant au BCG, il a reconnu avoir mené une étude d’impact sur une sortie éventuelle du capital de son client historique ABB, pour le compte de l’un des actionnaires de celui-ci, Cevian Capital.
Arnaud Gangloff commente : « La relation de confiance entre un client et son consultant est fondamentale. Kea a une logique de fair process. Toutefois, nous ne nous opposons pas par principe à travailler pour un client et son actionnaire, à condition que cela ne fragilise pas l’un par rapport à l’autre : tout doit se faire en transparence ».
De son côté, McKinsey est dans le collimateur du département américain de la Justice et des médias anglo-saxons : dans le premier cas, son refus de fournir la liste de ses clients pourrait entraîner l’annulation de deux contrats dans son activité restructuring ; dans le second, le Financial Times vient de révéler l’existence du McKinsey Investment Office (MIO), un fonds d’investissement a priori totalement indépendant de la firme de conseil. Or d’actuels seniors partners du cabinet y sont engagés et les statuts du MIO ne lui interdisent pas d’investir dans des clients de McKinsey… Enfin, les Big Four disposent de nouveau d’une branche advisory. En principe, un client de l’activité conseil ne peut recourir au même cabinet pour faire certifier ses comptes. Mais Pascal Gustin, le PDG d’Algoé Consultants, souligne que, dans ce domaine, « les crises sont récurrentes ».
La charte éthique, une « assurance tous risques » ?
Dans l’Hexagone, certains rapports ou études ont tout de même pointé les faiblesses du système – ou plutôt, le « flou » prévalant quant à l’évaluation de son fonctionnement.
Ainsi, en 2008, dans sa thèse de sociologie sur le monde du conseil3, Sylvain Thine montre comment le consultant (d’un cabinet de conseil opérationnel) « se voit reconnu pour avoir su vendre à son client une prestation de conseil sans réelle utilité, ni de son point de vue ni de celui de ses supérieurs hiérarchiques ».
Plus récemment, un rapport de la Cour des comptes sur le recours par l’État aux conseils extérieurs4 pointe la trop grande concentration du marché – avec dix acteurs récurrents toutes catégories confondues, l’aide à la décision représentant 28 % des dépenses globales –, des règles de déontologie pas toujours respectées (départ d’un fonctionnaire vers une société de conseil ou risque de conflit d’intérêts pour un prestataire ayant pour client à la fois l’État et ses partenaires privés), ou encore le résultat parfois limité des missions. Des insuffisances avant tout imputées aux donneurs d’ordres étatiques.
La plupart des cabinets de conseil disposent quant à eux d’un « code de bonne conduite ». Mais attention : « Se doter d’une charte ne suffit pas à avoir l’esprit tranquille ! Cet état d’esprit doit être vécu au quotidien au sein du cabinet », note Laurence-Anne Parent d’Advancy. Pour Consult’in France, Hervé Baculard, également associé-fondateur de Kea & Partners, estime que le conseil « n’est pas une profession régulée et ne souhaite pas le devenir : son développement repose sur la créativité, la singularité des approches des différents consultants et non sur le mimétisme. Vouloir réguler la profession, ce serait casser une dynamique et la valeur ajoutée du métier ». L’association professionnelle a revu sa propre charte de déontologie en 2009 ; tout nouvel adhérent doit y souscrire.
Au vu de ces paramètres, la première norme internationale du domaine – ISO 20700 pour les services de conseil en management – devrait constituer une belle avancée pour la profession : basée sur la norme européenne EN 16114:2011 (qui avait été pilotée pour la France par le même Hervé Baculard), elle est attendue pour début 2017.
Comment identifier une « rupture » d’éthique ?
Les valeurs du conseil sont donc affirmées. Alors où résident encore les difficultés ?
Dans le fait qu’aucun cas de figure ne ressemble à un autre. D’où la nécessité de se doter de procédures aidant à repérer toute situation susceptible de générer un conflit d’intérêts ou le non-respect de la confidentialité des clients.
Chez Bain, cela s’appelle le Code of conduct : « Tout nouveau consultant y est formé puis suivra un training certifié tous les ans. Chaque bureau dispose par ailleurs d’un professional standard officer, qui a en charge le contrôle du respect de nos règles ; un employé qui a un doute peut se diriger vers lui ».
Il faut par ailleurs savoir refuser une mission. Laurence-Anne Parent en fournit un exemple : « Deux entreprises qui ne sont pas exactement sur le même secteur se posent la même question pour rentrer sur un nouveau marché et pourraient se retrouver en concurrence dans la façon de le faire : si on travaille déjà pour l’une des sociétés, on ne peut accepter de s’engager avec l’autre ».
Enfin, un sujet très spécifique provoque des interrogations récurrentes : les fameux Chinese Walls. Chez Vertone, où Raphaël Butruille copilote le pôle sectoriel énergie-transports-secteur public, le processus est bien rodé : « L’un des partners gère le compte de l’un des acteurs emblématiques du secteur énergie, je m’occupe de l’autre. Nous ignorons le contenu de nos missions respectives. Quand un sujet est ultraconfidentiel, nous mettons en place une structure dédiée pour que rien ne fuite ». À l’inverse, Laurence-Anne Parent « ne voit pas très bien comment ce système peut fonctionner » : l’enjeu pour Advancy est donc d’éviter les situations nécessitant de tels « murs ».
Deux approches différentes, conformes à l’éthique dès lors qu’elles font intervenir la rigueur et le respect de la relation de confiance unissant les consultants à leurs clients.
Véritable esthétique du dedans selon la formule du poète Pierre Reverdy, l’éthique propose de vastes champs d’application et d’interrogation. À l’égard des jeunes diplômés qui souhaitent non seulement réussir leur parcours professionnel, mais aussi lui donner du sens, elle pourrait agir à l’avenir comme un catalyseur dans le recrutement des meilleurs « cerveaux ».
Nul doute qu’elle ne suscite encore nombre de réflexions passionnantes au sein des cabinets ! Mais aussi, sans doute, quelques dérapages.
Consultor consacrera très prochainement un article à la responsabilité sociale et sociétale du monde du conseil. À suivre…
Lydie Türkfled pour Consultor.fr
1 – Les activités de lobbying de Monitor Group n’avaient en outre pas été déclarées à l’administration américaine, comme le veut la loi.
2 – L’affaire Gupta devrait bientôt connaître son épilogue : l’une des treize cours d’appel fédérales américaines va en effet réexaminer l’interjection en appel de l’ancien consultant, qui a recouvré la liberté en mars 2016 après avoir purgé sa peine.
3 – Sylvain Thine, Les Consultants et les systèmes d’information. La déformation de l’espace du conseil français sous l’effet des nouvelles technologies (1990-2005), thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, 2008.
4 – Ce rapport a été rendu fin 2014 à la commission des Finances du Sénat. Les dix acteurs récurrents sont, par ordre décroissant des dépenses consenties par l’État : Capgemini, BearingPoint, McKinsey & Company, Roland Berger, Eurogroup, Publicis Conseil, Accenture, Sopra Group, EY, PwC.
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