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Corruption, contentieux, conflit d’intérêts : la hantise des « risques réputationnels »

 

Tous les cabinets affichent une batterie d’outils et de comités dédiés ad hoc.

Pourtant, les scandales s’accumulent. Une invitation à muscler encore leurs dispositifs de prévention. D’autant plus que la loi se fait pressante.

 

Benjamin Polle
05 Mar. 2020 à 05:57
Corruption, contentieux, conflit d’intérêts : la hantise des « risques réputationnels »

 

Mi-février dans les locaux de Roland Berger à Paris : le management doit décider d’accepter ou non une mission dans un pays d’Asie centrale. La réponse ne tarde pas : c’est non.

Le pays est jugé trop corrompu et, au moindre incident, exposerait la marque du cabinet à un risque important.

Roland Berger est loin d’être le seul à agir ainsi. La vérification de possibles conflits d’intérêts est par exemple archi bétonnée dans le conseil en restructuration d’entreprises. Et gare aux oublis. Voilà quelques années, une mission débute chez AlixPartners, sans que le nom du client n’ait été ajouté dans Radius, l’outil maison qui permet de signaler toute nouvelle opportunité commerciale.

Un oubli rare, mais fâcheux : car il se trouve que le client avec qui le cabinet venait tout juste de démarrer la mission était en procès avec une tierce entreprise, elle-même cliente d’AlixPartners.

C’est le cas typique du conflit d’intérêts potentiellement très néfaste pour le cabinet. D’autant plus que c’est son client qui lui a signalé ce lien. L’affaire en est restée là, mais elle illustre bien les risques que les cabinets de conseil en stratégie encourent dans la conduite de leurs missions et les nombreuses précautions qu’ils prennent pour s’en prémunir.

Les enjeux ne sont pas minces. Jay Alix, le fondateur d’AlixPartners, poursuit depuis plusieurs années McKinsey pour ses pratiques jugées illégales vis-à-vis des standards de déclaration que la législation américaine impose aux acteurs du retournement.

Vivons heureux, vivons cachés

Pour cause : leurs marques, synonymes d’excellence, se présentent comme des parangons de vertu du point de vue de l’éthique des affaires. Tout ce qui pointe dans le sens contraire est, si ce n’est surprenant, a minima une tache sur la marque de ces cabinets.

Récemment, force est de constater que les contre-exemples ne manquent pas. Il y eut l’implication du Boston Consulting Group, de McKinsey et de PwC auprès de sociétés appartenant à la milliardaire angolaise Isabel dos Santos, récemment accusée d’avoir « siphonné les caisses du pays ». Il y eut la mission, publiquement taxée de malfaçon, conduite par Bain & Company en 2015 en Afrique du Sud auprès de l’agence de perception des revenus de l’État, South African Revenue Service (SARS), qui a valu au cabinet des menaces de poursuite judiciaire et le remboursement de ses honoraires. Il y eut aussi la révélation de la mission conduite par McKinsey pour le compte du groupe électrique national Eskom, en partenariat avec un prestataire local accusé de corruption sous l’ancien président sud-africain Jacob Zuma.

De ces déflagrations, les cabinets cherchent à s’en prémunir, par tous les moyens.

Début février, Kevin Sneader annonçait ainsi publiquement qu’à l’aune de polémiques en série concernant les missions que le cabinet accepte d’opérer, le démarrage de nouvelles missions était désormais soumis à un barème d’un minimum de trois critères : le client, le pays, le sujet.

Ceinture, bretelles

Des codes de bonne conduite dont dispose chaque cabinet à sa manière. Roland Berger traite avec une attention toute particulière ses missions dans le cadre d’appel public à l’épargne ou d’introduction en Bourse d’une entreprise.

« Les entreprises de conseil qui auraient accès à des informations dites privilégiées sont soumises à des règles très strictes de confidentialité. Les enfreindre relève du pénal », explique Dominique Dedieu, avocate et associée fondatrice du cabinet 3DTIC, dédié au droit commercial, économique, éthique et pénal des entreprises.

La confidentialité des données est aussi un sujet d’attention permanent pour AlixPartners. Il est loin d’être le seul. La gestion des risques va jusqu’au choix des juridictions compétentes en matière de litige avec un client : la mode est au tout arbitrage, beaucoup plus confidentiel que des juridictions commerciales devant lesquelles des affaires ont beaucoup plus de risques d’être rendues publiques.

Autre sujet scrupuleusement encadré par le service juridique : la responsabilité que porte le cabinet vis-à-vis des recommandations qu’il émet. À la différence des avocats ou des experts-comptables, les avis des cabinets de conseil n’ont pas de valeur légale et n’engagent que ceux qui y croient.

Chaque rapport ou présentation inclut des clauses de non-responsabilité. Elles font même partie intégrante des templates types de présentation PowerPoint transmis aux équipes de consultants. Le cabinet insiste a fortiori aussi pour que ces conseils ou avis soient croisés auprès de cabinets d’avocats ou d’experts-comptables et fournit au besoin des contacts pour ce faire.

Pour chapeauter ces batteries de mesures, un monsieur risques a souvent en charge l’ensemble de ces sujets. Il s’agit par exemple de l’Allemand Sebastian Fritz-Morgenthal, le partner en charge des sujets de risques au niveau mondial chez Bain & Company, qui s’en occupe également quand le cabinet est lui-même confronté à des sujets de risques.

Dans le même esprit, un comité de risques global se réunit régulièrement chez AlixPartners pour arbitrer d’éventuels refus de missions : le cabinet renoncerait sciemment à nombre d’opportunités commerciales tous les ans pour des insuffisances contractuelles.

Si elle ne vient pas de la gouvernance du cabinet, la réduction des risques consiste aussi à ne pas prospecter des clients dont les associés savent très bien qu’ils ne correspondent pas au profil commercial du client type d’un cabinet de conseil en stratégie : grande organisation privée ou institution internationale.

« Les associés ont tendance à s’autocensurer quand ils approchent des clients dont ils savent qu’ils ne colleront pas avec la ligne déontologique du cabinet », explique ainsi, sous couvert d’anonymat, un partner d’un cabinet de la place.

La pression légale croissante

Si les cabinets ne prennent pas les devants, la législation les y encourage de manière croissante. « Les entreprises soumises aux dispositions de la loi Sapin II ou à la lutte contre le blanchiment sont tenues de conduire des vérifications auprès de leurs prestataires. Je leur dis systématiquement que ces vérifications ne doivent pas se limiter aux prestataires les plus évidents, tels que ceux de l’informatique, mais aussi aux avocats ou aux consultants », appuie maître Dominique Dedieu.

Un volant réglementaire exponentiel qui n’a rien de facultatif, et devient même pleinement contraignant dans les unités de conseil en stratégie des Big Four. « Nous appartenons à une profession réglementée : auditeurs, experts-comptables, avocats. Ceci impose un contrôle très strict sur tous les fronts, incluant nos missions de conseil en stratégie », indique Jean-Marc Liduena, partner chez KPMG - Global Strategy Group.

Un partner et un directeur sont dédiés au risk management de la firme à plein temps. L'ensemble des prospections ou nouvelles missions sont systématiquement recensées dans un système d'information commun à tous les métiers, Sentinel (en anglais). Elles remontent à des global lead partners, sorte de chefs d'orchestre des plus grands clients tous métiers confondus dans le monde. « Pour les clients pour lesquels je joue ce rôle, je valide rapidement 80% des opportunités commerciales, détaille Jean-Marc Liduena. Les 20% restants, ce sont généralement des missions à gros enjeux, au sujet desquelles j'appelle le partner, où qu'il se trouve dans le monde, pour avoir plus de détails sur la mission envisagée »

L'objectif de ces systèmes d'information communs au sein des Big Four est bien évidemment aussi de cloisonner hermétiquement les activités réglementées, dites channel one, et les activités non-réglementées, comme l'advisory, dites channel two. « Au début, deux ou trois fois, j’ai eu le malheur de faire des propales à des clients dont nous étions aussi les commissaires aux comptes. J’ai été fermement retoqué », indiquait récemment à Consultor un associé de conseil en stratégie en activité chez un Big Four.

Hors Big Four, les cabinets badinent de moins en moins. Car côté acheteurs, on veille aux grains : ainsi de l’avis d’attribution de marchés à pléthore de sociétés de conseils ou d’avocats par la nouvelle Agence française anticorruption. Ce marché fait dire à un certain nombre de directions juridiques d’entreprises acheteuses de missions que les mandataires de ces marchés n’avaient plus l’indépendance requise pour collaborer avec elles. « Des collaborations s’arrêtent, je vous le confirme », glisse Dominique Dedieu.

« Les missions interpersonnelles entre un dirigeant et un partner sont encore possibles, mais, clairement, la tendance est au resserrement », confirme Nicolas Ramlot, associé chez Finnegan, cabinet de conseil dont une partie des activités a trait à la conformité dans le secteur bancaire notamment.

Le choix du pays et du client

Gouvernance interne, législation… La réduction des risques passe enfin par des choix de pays et de clients. Kevin Sneader n’indiquait-il pas début février que McKinsey avait, récemment, sensiblement plus renoncé à des missions « dans les domaines de la défense, de la police, de la sécurité et du renseignement dans des pays aux indexes démocratiques faibles » ?

Comme le résume un consultant en stratégie habitué aux missions dans des pays à fort taux de corruption, « quand l’État se confond avec une famille, que ce soit en Angola ou ailleurs, l’alternative est extrêmement simple : soit on n’accepte aucune mission, soit on accepte de faire des affaires, et on prend le risque de travailler avec des personnalités politiquement exposées ».

En France, ces PPE sont définies par le Code monétaire et financier et recouvrent un nombre très important de personnes : celles qui ont une activité politique, diplomatique, judiciaire ou les membres de leur famille ascendante ou descendante, mais aussi leurs proches. Dans l’Hexagone et à l’international, de nombreuses bases de données recensent ces PPE.

« Qu’une personne soit considérée comme une personnalité politiquement exposée ne veut pas dire qu’il ne faut pas travailler avec elle, bien au contraire. Mais cela invite à davantage de vigilance, sur le patrimoine des personnes concernées et d’éventuelles condamnations antérieures », détaille Dominique Dedieu.

Une proactivité sur le sujet risques dont ne manquent pas les cabinets de conseil en stratégie, trop conscients des possibles enjeux de marque. Englué dans une crise de réputation en Afrique du Sud, Bain avait créé, en juillet 2019, un conseil de surveillance de ses missions en Afrique et nommé un patron chevronné à sa tête.

Benjamin Polle pour Consultor.fr

 

Bain & Company Boston Consulting Group McKinsey Roland Berger Jean-Marc Liduena
Benjamin Polle
05 Mar. 2020 à 05:57
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Bain & Company Boston Consulting Group McKinsey Roland Berger
Jean-Marc Liduena
2021-11-03 20:07:16
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