Radiographie des « insecure overachiever » au pays du conseil
Entre désir de pouvoir et peur du déclassement, les «insecure overachiever», ces profils « perfectionnistes anxieux » qu'on retrouve en nombre chez les consultants en stratégie, seraient des recrues parfaites pour le secteur.
Mais cette soumission paradoxale aux contraintes du métier (horaires lourds, exigence intellectuelle, organigramme hiérarchique...) résulte-t-elle réellement de traits psychologiques individuels ou de normes imposées par les sociétés qui les emploient ?
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Leur attachement, nourri par un certain « extrémisme méritocratique », est pour le moins ambivalent, selon plusieurs travaux de recherche passés au crible par Consultor.
À lire la presse ces derniers temps, on jurerait à une pandémie de mésestime. De la BBC à Forbes en passant par Marie Claire, le concept de « insecure overachievers », ou « perfectionnistes anxieux », est en vogue depuis le début de l’année 2018 pour désigner les individus exceptionnellement doués et ambitieux, mais dont la motivation s’enracine dans une perception très négative de leur propre valeur. Le type d’individu qui accepterait de travailler quatre-vingts heures par semaine pour une entreprise, pourvu qu’elle lui offre cette béquille à l’ego qu’est le sentiment de faire partie d’une élite. Et à en croire les recruteurs des sociétés de conseil et d’audit, et le Financial Times, les recrues idéales. « Insecure overachievers ? You are perfect for the job ! » titrait récemment le quotidien britannique.
Le conseil en stratégie pour des enfants biberonnés à l'excellence
« Les personnes qui correspondent à ce profil ne recherchent pas en premier lieu le gain financier, même si les salaires sont très bons dans le conseil en stratégie », note Louis Hyman, ancien consultant chez McKinsey, auteur de Temp, livre paru en août 2018 qui étudie la manière dont l’idéologie véhiculée par les grands cabinets de conseil a modelé le monde du travail contemporain, marqué par la précarité et l’instabilité.
D’après lui, les nombreux « insecure overachievers » qu’il a rencontrés du temps où il travaillait dans le conseil étaient de loin ceux qui soignaient le plus leurs relations avec leurs clients, et pour cause : plus que toutes les autres gratifications offertes par leur emploi, c’est la fréquentation d’un cercle de pouvoir, l’appartenance à l’élite et la reconnaissance qui en découle qui constitueraient la récompense la plus importante pour ce type de personnes.
« Certains enfants grandissent en pensant qu’ils ne sont remarqués par leurs parents que lorsqu’ils excellent », explique Laura Empson, chercheuse associée à Harvard, qui a travaillé sur la notion de « insecure overachiever ». « Ils internalisent cette insécurité comme faisant partie de leur identité, et vont souvent chercher à faire partie d’entreprises d’élite qui leur disent “nous sommes les meilleurs, et parce que vous travaillez pour nous, cela fait de vous les meilleurs également”. Pour les personnes qui doutent de leur valeur, c’est un sentiment exceptionnel. » Une gratification porteuse d’angoisse, car la crainte d’être démasqué pousse ces employés à travailler d’arrache-pied et à se soumettre aux exigences les plus épuisantes de l’entreprise, quitte à souffrir jusqu’au burn out.
Le produit de normes élitistes générées par les cabinets de conseil
Mais les leviers psychologiques individuels suffisent-ils à expliquer les raisons qui poussent les employés de McKinsey, du BCG et de Bain à entretenir un rapport si paradoxal avec leur vie professionnelle ? Pour Sébastien Stenger, enseignant chercheur à l’Institut supérieur de gestion et auteur de Au cœur des cabinets d'audit et de conseil : de la distinction à la soumission, il importe de se rappeler que l’expression « insecure overachievers » est un jargon « indigène » : un concept produit et utilisé d’abord par les cabinets de consulting eux-mêmes.
D’où va découler une gestion psychologisante des rapports sociaux en interne : séances de coaching, limitation de l'inhibition face aux clients, développement de l'empathie... « Cette expression (de « insecure overachiever », ndlr) et l’usage qui en est fait obscurcissent la réalité de cette soumission aux normes de l’élite, qui est un fait social », souligne le chercheur. Comme Louis Hyman, il note que l’intérêt financier ne suffit pas à expliquer les sacrifices auxquels consentent les employés des grands cabinets de consulting.
« L’enjeu pour eux est d’abord la ressource symbolique et affective : c’est l’estime de soi que procure l’appartenance à un groupe d’élite dominant », détaille Sébastien Stenger. Or pour appartenir à l’élite, il faut une soumission à sa discipline ascétique qui postule que, pour maîtriser les autres, il faut d’abord avoir acquis une maîtrise de soi en ayant traversé des épreuves qui distinguent de la masse. »
« L’extrémisme méritocratique » façon McKinsey à la conquête du monde ?
D’où ce constat paradoxal du chercheur : « Ils sont révoltés et dépendants, dominés et dominants. » Mais d’après lui, cette attitude résulterait de la culture de l’évaluation permanente au sein de l’entreprise, couplée au système de management « up or out », qui pousse sans cesse à se remettre en question. « C’est une élite plus fluide que les élites traditionnelles issues de l’ENA par exemple, ils ne voient jamais leur élection comme acquise », affirme-t-il.
C’est alors la peur de la perte de statut qui pousse les consultants à rester au sein de l’entreprise malgré les sacrifices et les pressions. Une « prison dorée », selon l’expression de Sébastien Stenger, faite d’un attachement ambivalent à l’instabilité consubstantielle à leur activité professionnelle. « Ils s'enorgueillissent de cette instabilité, ils disent ne pas vouloir d’un métier stable », affirme Louis Hyman dans son livre.
« C’est un fonctionnement très différent de la majorité de la population, mais on constate qu’ils ont exporté ce dangereux mindset par leurs missions de conseil, et en prenant la tête d’entreprises à leur sortie des grands cabinets de conseil. » Un constat pessimiste que tient à relativiser Sébastien Stenger, qui note qu’aucune étude scientifique ne permet d’affirmer avec tant d’allant que « l’extrémisme méritocratique » véhiculé par McKinsey et consorts aurait conquis l’univers du travail.
Mais pour Louis Hyman, la conclusion ne fait aucun doute : « Il y a une forte connexion entre les personnalités qu’on trouve dans ces cabinets et leur vision du monde. Et leurs valeurs triomphent actuellement. »
Pierre Sautreuil pour Consultor.fr
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commentaires (1)
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France
- 18/11/24
L’un des ténors du BCG en France, Guillaume Charlin, 54 ans, patron du bureau de Paris entre 2018 et 2022, serait en passe de quitter le cabinet.
- 15/11/24
Toutes les entités de conseil en stratégie ne subissent pas d’incendies simultanés, comme McKinsey, mais chacune peut y être exposée. La communication de crise dispose-t-elle d’antidotes ? Éléments de réponse avec Gantzer Agency, Image 7, Nitidis, Publicis Consultants - et des experts souhaitant rester discrets.
- 15/11/24
Le partner Retail/Consumer Goods d’Oliver Wyman, Julien Hereng, 49 ans, a quitté tout récemment la firme pour créer son propre cabinet de conseil en stratégie et transformation, spécialisé dans les secteurs Consumer Goods, Luxe et Retail, comme il le confirme à Consultor.
- 13/11/24
À l’heure où les premiers engagements d’entreprises en termes d’ESG pointent leur bout du nez (en 2025), comment les missions de conseil en stratégie dédiées ont-elles évolué ? Toute mission n’est-elle pas devenue à connotation responsable et durable ? Y a-t-il encore des sujets zéro RSE ? Le point avec Luc Anfray de Simon-Kucher, Aymeline Staigre d’Avencore, Vladislava Iovkova et Tony Tanios de Strategy&, et David-Emmanuel Vivot de Kéa.
- 11/11/24
Si Arnaud Bassoulet, Florent Berthod, Sophie Gebel et Marion Graizon ont toutes et tous rejoint le BCG il y a plus de six ans… parfois plus de dix, Lionel Corre est un nouveau venu ou presque (bientôt trois ans), ancien fonctionnaire venu de la Direction du Trésor.
- 08/11/24
Trois des heureux élus sont en effet issus des effectifs hexagonaux de la Firme : Jean-Marie Becquaert sur les services financiers, Antonin Conrath pour le Consumer, et Stéphane Bouvet, pilote d’Orphoz. Quant à Cassandre Danoux, déjà partner Stratégie & Corporate Finance, elle arrive du bureau de Londres.
- 30/10/24
L’automne fait son œuvre au sein de la Firme, les feuilles tombent… et les partners aussi. Les nouveaux départs sont ceux de Flavie Nguyen et Thomas London.
- 29/10/24
Julia Amsellem, qui a rejoint l’entité de conseil en stratégie d’EY en 2017, et Étienne Costes, engagé depuis 2013, font partie des 17 membres du nouveau comex d’EY dans l’Hexagone.
- 23/10/24
C’est une étude coup de poing que le cabinet Oliver Wyman a réalisée à titre pro bono pour le collectif ALERTE (fort de 35 associations, dont Action contre la Faim, Médecins du Monde et ATD Quart Monde) dédié à la pauvreté et à l’exclusion. Elle est intitulée « Lutter contre la pauvreté : un investissement social payant. » L’une des conclusions plutôt contre-intuitive : combattre la pauvreté par des financements serait un investissement gagnant-gagnant, pour les personnes concernées comme pour l’économie nationale. Les analyses du président d’ALERTE, Noam Leandri, et de Jean-Patrick Yanitch, partner à la tête de la practice Service public et Politiques publiques en France.