La Commission européenne fait son examen de conseil
Quelques mois après que le Sénat français a dénoncé l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques hexagonales, la Cour des comptes de l’Union européenne (ECA) a rendu un rapport pointant les dépenses galopantes de consulting de la Commission européenne – dont celles de conseil en stratégie. François-Roger Cazala, représentant français de l’ECA et rapporteur de ce document, nous en explique les enjeux.
Un rapport publié le 30 juin par la Cour des comptes s’inquiète que les dépenses de conseil de la Commission européenne et de plusieurs de ses agences exécutives aient atteint 3,7 milliards d’euros entre 2017 et 2020 (hors conseil informatique qui n’a pas été pris en compte). Ces dépenses sont ainsi passées de 799 millions en 2017 à 971 millions d’euros en 2020.
Cette enveloppe pluriannuelle représente 0,6 % des dépenses de la Commission européenne sur la même période. C’est moins que les achats de conseil des États français, allemand ou britannique rapportés à leur budget, mais c’est plus rapporté aux nombres de fonctionnaires de la Commission européenne (33 000 fonctionnaires).
« Nous cherchions à savoir si des procédures existent, si elles sont respectées et si elles sont efficaces. Si la dépense de conseil est faite à bon escient », explique François-Roger Cazala, membre français du collège de la Cour des comptes européenne, et rapporteur de cet audit sur le consulting dans les coursives de Bruxelles.
Au terme de plus d’une année de travail, au cours de laquelle une douzaine des 900 auditeurs de l’ECA se sont penchés sur l’ensemble des contrats de conseil passés par les directions de la Commission européenne et de plusieurs de ses agences exécutives, l’évaluation est plutôt négative.
Achat à l’aveuglette
Le rapport note par exemple que les directions de la Commission européenne « ne réalisent aucune analyse coûts-avantages pour mesurer l’intérêt relatif de faire appel à des fournisseurs externes plutôt qu’à du personnel interne ».
Plusieurs points d’amélioration sensibles se font donc jour.
À commencer par le chiffrage même de ces dépenses. « La Commission européenne n’a pas les moyens d’établir des chiffres suffisamment précis de ses achats de conseil parce qu’il y a trop d’erreurs d’encodage au moment de la comptabilisation des achats de mission. Elle peut encore moins distinguer entre prestations de conseil en stratégie, en organisation, en ressources humaines », indique François-Roger Cazala.
Même avec ces outils imparfaits, l’ECA a pu exhumer 8 009 contrats de conseil passés par la Commission européenne. Ces missions sont souvent justifiées par des besoins d’assistance technique des directions de la Commission, par des missions de consultance à destination des pays candidats à l’entrée dans l’Union européenne, ou encore par la mise en œuvre des fonds européens.
McKinsey le plus fréquemment mandaté en 2020 et 2021
Pour en savoir plus cabinet de conseil par cabinet de conseil, il faut se tourner vers le système de transparence financière de la Commission européenne qui recense les dépenses du bras exécutif de l’Union européenne.
Il en ressort que la part des 8 009 contrats de conseil audités par l’ECA qui va à du conseil en stratégie est infinitésimale. 64 contrats d’un montant de 21 millions d’euros entre 2014 et 2021 ont été passés avec l’une ou l’autre des filiales de six cabinets recensés dans le guide de Consultor.fr : Cylad Consulting, McKinsey, Roland Berger, Boston Consulting Group, Oliver Wyman et Monitor Deloitte.
À la différence de ce que nous notions en 2021, où Roland Berger était, de loin, le cabinet le plus sollicité, c’est McKinsey qui est récemment le plus intervenu auprès des services de la Commission européenne. Un changement dû au fait qu’en 2021, seules les données 2009-2019 étaient connues. Le système de transparence financière de la Commission européenne permet à présent d’accéder aux mandats de conseil passés par les services de la Commission en 2020 et 2021.
Or sur les 13 missions de conseil en stratégie effectuées sur ces deux années, 9 sont allés à McKinsey dont 8 lui ont été commandées par la direction générale des ressources humaines et de la sécurité.
Un nombre important de missions qui ne représente pas un montant cumulé d’honoraires important : 152 970 euros.
Roland Berger, cabinet historique du programme spatial européen
Du moins, l’ordre de grandeur n’a rien à voir avec le colossal contrat de près de six millions d’euros que le service des instruments de politique étrangère (aspect opérationnel et financier de la politique étrangère de la Commission européenne) a signé avec Roland Berger en 2021 pour un accompagnement global sur les programmes spatiaux européens (dont le renouvellement jusqu’en 2027 a été acté en avril 2021).
Un mandat cohérent avec les très nombreuses missions du cabinet par le passé sur le projet d’une radionavigation européenne par satellite, Galileo, qui est à nouveau inclus dans le programme 2022-2027, ainsi que Copernicus, le système d’observation de la Terre. En effet, entre 2010 et 2013, diverses directions de la Commission européenne avaient mandaté 19 fois Roland Berger en lien avec le projet de radionavigation européenne. Stratégie concernant la propriété intellectuelle, étude sur les vulnérabilités, soutien au management du projet… au total, Roland Berger avait facturé 10,3 millions d’euros sur ce sujet au service de la Commission européenne.
En 2020 et 2021, ont également été missionnés Oliver Wyman (mission à 197 500 euros commandée par la direction générale de la concurrence), le Boston Consulting Group (mission à 160 313 euros par l’Agence exécutive du Conseil européen de l’Innovation et des PME) et Cylad Consulting (15 000 euros par la direction générale de l’énergie).
Ces missions sont très majoritairement conduites et facturées depuis l’Europe par les filiales des cabinets implantées en Belgique et en Allemagne (16 en Allemagne, 10 en Belgique) et minoritairement en France (5), au Royaume-Uni (4) et en Espagne (1). Seules les missions conduites par McKinsey & Company Inc United Kingdom (22 dans notre panel) sont facturées depuis les États-Unis. Le bureau anglais est ainsi domicilié au Delaware à la même adresse que l’antenne française sur laquelle pèse des soupçons d’optimisation fiscale (relire notre article).
« Les procédures d’attribution de marché comportent une vérification de conformité fiscale – effectuée sur une base déclarative. L’attributaire d’un marché européen doit être en règle vis-à-vis des fiscs des États membres de l’Union. Ce point est pris en compte », indique à ce sujet François-Roger Cazala.
Parmi les directions de la Commission, les plus gros acheteurs de missions à des cabinets de conseil en stratégie sont la direction générale des ressources humaines (15 missions), la direction générale de la concurrence (9), la direction générale de la mobilité (7) et de l’énergie (7).
Hormis le BCG dont on sait qu’il est intervenu sur Horizon Europe, le programme-cadre de recherche et d’innovation de l’Union européenne en vigueur depuis le 1er janvier 2021, la description des missions, leur contenu, leurs livrables et leurs résultats, restent très flous. Une critique très similaire à celle faite par la commission d’enquête du Sénat français qui reprochait l’opacité des missions confiées par l’État aux cabinets de conseil en stratégie notamment – et appelait dans son rapport du 17 mars à ce que toutes les missions de conseil achetées par l’État soient connues du public.
Le rapport de l’ECA va dans le même sens. « Nous préconisons un meilleur reporting systématique des missions de conseil achetées par la Commission européenne, que ce soit dans un document spécifique annexé au budget ou dans une base de données », explique-t-il.
En l’état, pour savoir quel cabinet a fait quoi, quand et avec quels résultats, il est nécessaire de se tourner vers chaque direction acheteuse et de s’en remettre aux informations qu’elle serait prête à communiquer.
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Consultor l’annonçait le 10 mars : Anas Hanan, partner de la practice aéro et défense, quittait le partnership parisien de Roland Berger (en lien avec les nombreux départs au sein de la practice aéro du cabinet, relire notre article).
Sur la transparence, peut mieux faire
Un exercice de transparence auquel nombre de fonctionnaires ne sont pas prêts à se livrer, comme en témoigne François-Roger Cazala : « Certains fonctionnaires au lancement du rapport d’audit étaient même surpris que le sujet des achats de mission de conseil soit auditable. »
Il ajoute que « dans certaines directions, les consultants restent une prestation à sa main, pour faire passer des décisions qu’il ne serait pas facile d’assumer seul ou pour faire du sale boulot ».
Un manque de transparence qui avait atteint un point haut en 2017. Cette année-là, McKinsey avait été retenu pour accompagner l’Union européenne dans la mise en œuvre de l’accord migratoire avec la Turquie. Un marché à un million d’euros qui, déjà, avait été jugé totalement hors des clous par la même Cour des comptes (relire notre article).
Cette réalité de terrain, François-Roger Cazala ne l’ignore pas. Dans le rapport d’audit de l’ECA, il préconise que les différentes directions de la Commission européenne soient davantage tenues responsables des achats de conseil qu’elles opèrent et qu’elles se coordonnent davantage les unes avec les autres.
« Nous avons constaté qu’il n’existe pas de base commune aux services de la Commission pour vérifier que les services n’achètent pas deux fois la même mission. Cette base aurait aussi pour avantage de mesurer le niveau de dépendance des services vis-à-vis de tel ou tel cabinet, ou encore permettrait de mieux négocier ou d’affiner la connaissance des prestataires », détaille François-Roger Cazala.
Droit de revoyure dans trois ans
Comptabilité, reporting, coordination, transparence… la Commission européenne a de quoi faire pour mieux acheter du conseil.
Mais François-Roger Cazala n’en est pas à son premier exercice de remue-ménage des habitudes d’achat de conseil dans les administrations. À la Cour des comptes française, en 2015, il avait participé à l’un des premiers rapports sur le rôle des cabinets de conseil dans le secteur public hexagonal (relire notre article). Longtemps avant l’enquête que le Sénat vient de clore au printemps.
L’ECA européenne se laisse à présent trois ans pour juger des efforts fournis par la Commission pour s’améliorer. Avant d'éventuellement y revenir.
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