Le transfert du modèle américain : les débuts du conseil en France
Dans les années soixante, les entreprises américaines lancent une vaste offensive hors de leurs frontières, en direction du marché européen.
Les service providers, et notamment les activités de conseil en stratégie, suivront le mouvement.
Dans un premier temps, les cabinets s'installent en France et dans le reste de l'Europe sans s'adapter aux spécificités locales. Mais les crises successives des années soixante-dix redéfiniront le paysage du conseil sur le vieux continent.
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Les transformations de l’économie européenne
En 1960, Booz Allen & Hamilton ouvre des bureaux à Paris. McKinsey suivra en 1964. Les premiers cabinets de conseil ne sont pas arrivés là par hasard : nous sommes à l’aube des années soixante et depuis un certain temps, la demande pour cette expertise et la volonté de reproduire le succès du modèle américain ne se démentent pas en France et dans le reste de l’Europe de l’Ouest. « Le conseil connaît une deuxième vie grâce à une phase de large internationalisation, affirme Marie-Laure Djelic, responsable du département management de l’ESSEC et auteur de plusieurs articles sur le conseil. Le contexte est particulier : sous l’influence d’acteurs publics et parapublics comme le plan Marshall, mais aussi comme Jean Monet et Ludwig Erhard, le capitalisme européen se transforme et attire les investisseurs américains. »
De la même manière qu’aux États-Unis plus de cinquante ans auparavant, l’Europe et la France se lancent dans une redéfinition de leurs économies. Les cartels deviennent illégaux, lorsque le Sherman Act, qui régule la concurrence, est transposé sur le territoire. Les tailles des entreprises augmentent et la notion de management, séparé de la propriété, s’impose comme le meilleur système de fonctionnement. Les managers européens se trouvent complètement désemparés face à ces nouveaux challenges. Ils sont alors convaincus que la solution viendra de l’autre côté de l’Atlantique. « Très clairement, le modèle dominant, c’est le modèle américain, affirme Marie-Laure Djelic. Les cabinets comme McKinsey ou BCG qui s’exportent sont les porteurs symboliques de ce modèle qui représente la modernité, le développement économique, la richesse potentielle, le retour de la France au rang d’une grande puissance, dans une vision gaulliste. On veut presque du copier-coller. »
Ce vaste mouvement fut rendu possible notamment par la construction européenne et la création d’un espace économique unifié qui font miroiter aux investisseurs le potentiel de ce nouveau marché. À la fin des années soixante, la CECA devient la Communauté européenne. Les grandes écoles comme l’ESSEC ou HEC prennent conscience des changements qui s’opèrent. D’écoles de commerce ou de comptabilité, elles deviennent des business schools à l’américaine et entreprennent de former les nouvelles élites. Les entreprises en provenance des États-Unis arrivent en masse sur le territoire, afin de profiter de l’espace d’opportunité créé par le traité de Rome. Entre 1960 et 1973, les investissements directs en provenance des États-Unis sont multipliés par trois. Le nombre de filiales d’entreprises américaines passe de 150 à la moitié du XXe siècle, à plus de 1 500 au début des années soixante-dix. À leur suite, les cabinets de comptabilité, les firmes d’audit, les banques s’exportent. Le conseil en stratégie se lance aussi dans l’aventure. En 1969, McKinsey a déjà ouvert six cabinets sur le territoire européen, qui représente 35 % de ses recettes mondiales. Dans les premiers temps, les cabinets ne s’adaptent pas à l’environnement national : ils ne sont venus que pour épauler leurs clients américains. Très vite, cependant, ils réalisent qu’il existe aussi un marché local, très demandeur de l’expertise qui est la leur et prêt à s’y investir massivement. Les crises des années soixante-dix vont changer la donne et accentuer le processus d’appropriation du métier par les firmes françaises.
1970 et le tournant décisif pour le conseil français
« Au début, les cabinets sont très américains et ne cherchent pas à s’intégrer au contexte local, explique Marie-Laure Djelic. On utilise les mêmes outils qu’aux USA, en particulier la notion d’entreprise multidivisionnelle, qui était l’un des gros produits de McKinsey et qui fut diffusée partout en Europe. Les directeurs des cabinets nationaux en Europe sont américains et cela va durer jusqu’à la moitié des années soixante-dix. » Les crises du pétrole en 1971 et en 1973 préfigurent un bouleversement plus profond qui se traduit par une remise en cause du modèle américain. Le miracle japonais fait parler de lui et les industriels commencent à se tourner vers d’autres modes de fonctionnement.
À Paris, l'activité ralentit, symptôme de la période de doute que traverse le secteur. Non seulement les entreprises doivent rendre des comptes auprès de leurs actionnaires, car les cas de mauvaise gestion se multiplient, mais l’économie européenne arrive dans une phase de maturation : les premières générations de managers sortent des écoles de commerce, les sociétés européennes et françaises tentent de reprendre leur place sur le marché unique...
Les cabinets se plient à un exercice d’introspection qui leur permet de revenir en force dans l’Hexagone. « On passe à un autre stade, indique Marie-Laure Djelic, celui d’une adéquation aux demandes locales et à la prise en compte de l’univers local qui est maintenant tout à fait mûr. » Les cabinets recrutent davantage dans les écoles françaises, même si le détour par un MBA américain reste un rite de passage. Ils s’insèrent plus avant dans les réseaux d’élite du pays et développent des produits qui correspondent mieux au marché français. Signe qui ne trompe pas, à la tête des bureaux nationaux se trouvent plus souvent des collaborateurs locaux, et non plus des expatriés américains. Contrairement au reste de l’Europe investi par les entreprises américaines à la chute de l’URSS, des cabinets nationaux de grande envergure se développent dans les pays de la première vague d’internationalisation : Roland Berger en Allemagne, Gemini en France sont les seuls qui ont atteint une taille critique, au point de devenir des acteurs réellement compétitifs du marché – malgré la perte d’attractivité de ce dernier.
Pour Marie-Laure Djelic, le tour de force des cabinets anglo-saxons installés en France aura été de réussir leur implantation dans le paysage local tout en conservant une vision et un fonctionnement qu’elle qualifie de globaux : « Si l’on prend l’exemple de l’up-or-out, c’est un système qui entre en contradiction avec le droit du travail français. Il est solidement établi au sein des cabinets de conseil, mais les collaborateurs qui sont poussés vers la sortie de cette manière-là pourraient tout à fait porter l’affaire aux prud’hommes. Dans la majorité des cas, ils auraient gain de cause. En revanche, ils perdraient leur réputation. C’est la particularité du conseil. Les règles culturelles du secteur demeurent totalement mondialisées et elles sont très puissantes. »
Diplômée de Harvard, de l’ESSEC et de la Sorbonne, Marie-Laure Djelic enseigne le management à l’ESSEC et s’est spécialisée dans les théories de l’organisation et l’histoire comparative du capitalisme. Elle est l’auteur d’Exporting the American Model et de plusieurs articles sur l’histoire du conseil, notamment « MESSAGE AND MEDIUM : The Role of Consulting Firms in Globalization and Its Local Interpretation », qu’elle a cosigné, et de « L’arbre banian de la mondialisation » qui narre l’histoire du cabinet McKinsey.
Par Lisa Melia pour Consultor, portail du conseil en stratégie-07/12/2012
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