Nouveau « brûlot » littéraire d’un ancien du conseil en stratégie
Il est un secteur qui décidément inspire de plus en plus la littérature. Le conseil en stratégie, et en décor ses cabinets stars, est au cœur de l’intrigue fictionnelle de Bruno Markov, pseudo d’un ex du secteur. Le Dernier Étage du monde, un premier roman au vitriol qui éreinte par là même l’univers des banques d’affaires et de la tech, vient en effet de paraître dans une maison parisienne reconnue, Anne Carrière.
Depuis 2020 et le roman – à l’eau de rose –, La place est prise, de l’Américaine Hélène Drummond, épouse d’Alexander Drummond, près de 12 ans au BCG (responsable de la stratégie d’American Express depuis 2021), plusieurs autres romans prennent comme sujet-cœur le conseil en stratégie, et en particulier sa face sombre (à l’instar de Connemara de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018). Avec des consultants plutôt décrits comme de brillantes machines à slides et à recos, de bons soldats quelque peu déshumanisés pressés par le système capitaliste du « toujours plus ». Tout récemment, c’est un ancien consultant de Bain & Company, Thomas Barthuel, qui s’est ouvert le chemin de l’édition avec Wonderbike, une autofiction autour du conflit entre le monde des affaires – dans lequel il a navigué notamment en tant que consultant – et ses valeurs fondamentales.
Le conseil en stratégie, modèle de réussite
Dernier exemple en date, avec la publication en cette rentrée littéraire 2023 d’un premier ouvrage, Le Dernier Étage du monde de Bruno Markov, rédigé à la première personne par un autre alumni du conseil en stratégie qui a choisi l’anonymat du pseudo. Ingénieur de formation, l’auteur a passé au total 12 années dans le conseil en stratégie dans trois cabinets, d’abord dans deux spécialisés en stratégie d’innovation : « J’avais un profil techno, data scientist », concède à Consultor le jeune auteur de 38 ans, puis un cabinet de strat’ pure (pas un MBB). Le secteur du conseil en stratégie, un choix délibéré pour ce profil data/tech (contrairement à son personnage central), qui avait « comme la plupart de ceux qui vont dans ce secteur une idée de l’excellence, de la réussite, des lignes prestigieuses dans mon CV », avec « la sensation d’être là où tout se décide et être en lien avec le haut de la pyramide de décision ».
Le Dernier Étage du monde est ainsi un autorécit – nourri de quelque 448 pages – qui embarque le lecteur au cœur des grandes entreprises qui mènent l’économie mondiale actuelle, de « Bates & Greene (B&G), un cabinet de conseil en stratégie parmi les plus prestigieux au monde », comme Bruno Markov le décrit dans le livre, aux éminentes banques d’affaires internationales jusqu’au berceau mondial de la tech, la Silicon Valley. « Je voulais décrire et démonter notre modèle de réussite, comment et où sont écrites les règles implicites qui gèrent notre économie. J’avais envie de raconter l’ascension fulgurante d’un personnage qui décide d’être consultant dans un grand cabinet, puis sa chute brutale. Pour moi, il était opportun de débuter le livre par le milieu du conseil, un monde très codifié et très influent. Ce n’est pas forcément une critique du secteur, plutôt qu’une réflexion sur les règles du jeu de l’économie de l’attention où tout est guidé par les algorithmes. »
Quand le réel inspire la fiction
Le point de départ du Dernier Étage du monde : Victor Laplace, le héros (plutôt un antihéros, comme dans la plupart des autres ouvrages sur le sujet d’ailleurs), est, tout comme l’auteur Bruno Markov, un jeune ingénieur sorti fraîchement d’une grande école, aimant plus que tout jouer avec les datas et algorithmes. Qui aurait pu facilement faire carrière au sein des grandes entreprises, des GAFAM, voire des cabinets de conseil estampillés data/IA… Mais le personnage décide de se faire recruter dans une grande firme de conseil en stratégie et se fait embaucher – allusion à peine voilée –, par B&G, au sein de Data B&G Disrupt. Pas par vocation chevillée au corps, mais pour venger son père, broyé par l’économie capitaliste et ses méthodes expéditives. Un père, ex-cadre de France Télécom (devenu Orange depuis 2013), qui s’est suicidé à la suite de la réorganisation mise en place dans le groupe, une stratégie proposée par un grand cabinet de conseil en stratégie menée par un consultant-chef, Stanislas Dorsay.
Une histoire de base qui fait particulièrement écho à une terrible réalité, aux quelque 69 suicides recensés parmi les employés de France Télécom entre janvier 2008 et mars 2011, et plus particulièrement notamment à celui de Rémy Louvradoux en avril 2011, un cadre de l’opérateur, qui s’est immolé par le feu. Entre 2006 et 2008, France Télécom avait mis en place un nouveau plan de management, NExT, pour Nouvelle Expérience des Télécommunications, avec à la clef la réduction des effectifs de 10 % (22 000 employés concernés), la mutation de 10 000 salariés, et l’augmentation de la productivité de 15 %. Un plan notamment élaboré et mis en œuvre par le n° 2 de France Télécom, Louis-Pierre Wenès, engagé en 2003, ex-consultant de Kearney, officier de marine, surnommé le « cost killer » (condamné pour harcèlement moral en 2022).
Un drame de la fin des années 2000 qui a personnellement et professionnellement touché l’ex-consultant Bruno Markov, et qui trouvait une nouvelle résonance en 2022 pour l’auteur qu’il était devenu alors. « J’ai été en mission pour France Télécom dans les années qui ont suivi ces suicides en masse, cela m’a marqué, il y avait encore les fantômes de cette affaire. J’ai commencé à écrire au moment du procès. Et cela correspondait totalement à la représentation symbolique de ce que je voulais décrire. » Lors de l’une des audiences du procès de juin 2022, les enfants de Rémy Louvradoux étaient venus s’exprimer devant le tribunal sur la broyeuse France Télécom. « Torturer mon père et les autres salariés était une mission, un devoir pour les dirigeants de France Télécom », ont-ils alors déclaré. « Ce ne sont pas les consultants qui ont tué tous ces salariés de France Télécom, mais c’est la jambe de réduction des coûts qui a découlé de leur travail. Les cabinets sont eux-mêmes des agents d’un système beaucoup plus vaste », tient à relativiser l’auteur.
La critique d’un système global
Pour Bruno Markov, cette vengeance de départ dans le livre est « presque un prétexte ». C’est tout un système économique qui est en revanche mis en cause, un système conditionné par les datas (du PIB, à l’EBITDA, en passant par les likes ou followers)… « Un jeu dont nous croyons tous être le centre, mais en fait, c’est une aliénation collective qui s’impose à tous ». Le titre du roman, Le Dernier Étage du monde, fait référence à « la terrible apogée de la technocratie, la grande pieuvre conceptuelle qui grandit chaque jour jusqu’au moment où elle devient si complexe que plus aucun humain ne la comprend plus et ne la maîtrise plus ». Le roman, une dystopie autour du règne de l’intelligence artificielle. « On délègue le contrôle aux IA et aux algorithmes. Mais le système ne va pas vers un avenir radieux et plus personne n’est capable aujourd’hui de modifier son chemin. » Le personnage, Victor Laplace, sait que, pour se venger de son ennemi (le consultant qui « aurait tué son père »), il va devoir gagner en influence, gravir les échelons qui le mèneront de chez B&G au monde de la banque d’investissement et des affaires, avec son symbole, la Silicon Valley. « Son arme, sa grande maîtrise des algorithmes et de l’IA, un jeu dans lequel il va de plus en plus loin pour chercher à détruire la réputation de son adversaire. Mais finalement, c’est lui qui subit des échecs. À l’instar des Illusions perdues, j’ai souhaité montrer la comédie humaine, mais là où elle se joue aujourd’hui, plus dans les grands salons bourgeois, mais dans des salles de réunion ouatées. »
Le côté « yin » du conseil en stratégie
Ce roman dépeint ainsi avec moult précisions un monde du conseil en stratégie (pas) rêvé, régulièrement critiqué pour ses méthodes déshumanisées et du « toujours plus » : les entretiens ultra-sélectifs, « les cabinets comme B&G sont reconnus pour leur sélectivité́, plus de 98 % des candidats échouent à y entrer », les rythmes de travail, la pression du résultat, les évaluations, les promotions, mais aussi l’entre-soi et la suffisance… « C’est ici qu’aura lieu mon troisième et dernier entretien chez Bates & Greene (B&G)… La première impression est cruciale, on doit d’emblée me prendre pour l’un des leurs. Je révise une dernière fois mes réponses et mes éléments de langage, tel un pianiste répétant ses gammes avant un concert », décrit-il. Les consultants (avec notamment leurs « postures » et leur « novlangue »), une élite qui parle à l’oreille des grands dirigeants, et pourtant… « Personne ne croit à ce modèle de réussite, à cette compétition permanente, à ce que l’on y fait au quotidien, aux conseils que l’on donne, qui se comportent pourtant comme les personnages qu’on leur demande d’être. Il en ressort une forme d’absurdité, ressentie pourtant par une majorité. » L’ambition de l’auteur ? Dénoncer les règles du jeu afin de les réinventer. Les règles du jeu : la quête de croissance économique à tout prix, « une impasse », l’utilisation massive et excessive des algorithmes, cette « économie de l’attention, pour prédire notre avenir, comme s’il y avait un esprit animiste », le mirage de l’anthropocène (l’ère de l’être humain) alors que l’on « vit plutôt dans le technocène, une ère dans laquelle les problèmes techniques créent des problèmes systémiques ». Une seule réponse aux yeux de l’ancien consultant, inventer d’autres systèmes techniques, « un problème philosophique, car nous sommes bloqués dans notre rapport au monde solutionniste ». Un nouveau monde à créer donc, où l’Homme aurait un rapport équilibré à la technologie en la choisissant à bon escient, en connaissant ses conséquences, ses risques.
L’ex-consultant Bruno Markov s’est aussi servi d’outils du conseil en stratégie pour élaborer son intrigue, notamment la « Théorie des Jeux » (approche mathématique de problèmes de stratégie développée par John Nash dans les années 1940), et l’un de ses célèbres exemples, « le Dilemme du prisonnier » (énoncé en 1950 par le mathématicien Albert W. Tucker à Princeton, caractérisant une situation où deux joueurs, sans communication possible, ont intérêt à coopérer).
Il y a quand même un côté « yang » du secteur aux yeux de Bruno Markov, « je ne jette pas tout de ce secteur, car quand on creuse, il y a des cabinets plus vertueux, et j’y ai fait de belles rencontres humaines et partagé de bons moments de fête ».
Aujourd’hui, Bruno Markov est consultant freelance, cherchant à s’appliquer ce qu’il dénonce dans le livre, par exemple ne pas être « prisonnier d’un modèle économique qui m’oblige à accepter n’importe quelle mission ». Il travaille aussi pour un petit cabinet de conseil dans la réflexion pour « réorienter le business model à l’aune des limites planétaires ».
Dans cet esprit, l’auteur a aussi fait le choix de l’anonymat, pas par peur des « représailles », mais pour maîtriser son image qui devient publique. « Je parle beaucoup des algorithmes et la façon dont on se renferme sur une image, et je veux choisir moi-même si j’ai envie que l’on fasse le lien entre qui je suis réellement et mon pseudo. »
Un tuyau intéressant à partager ?
Vous avez une information dont le monde devrait entendre parler ? Une rumeur de fusion en cours ? Nous voulons savoir !
commentaires (6)
citer
signaler
citer
signaler
citer
signaler
citer
signaler
citer
signaler
citer
signaler
L'après-conseil
- 06/12/24
Celles et ceux qui l’ont croisée durant ses années Roland Berger ont pu apprécier sa capacité à faire parler les données stratégiques. Désormais installée en Norvège, Cécile Moroni a choisi le stand-up pour exprimer une autre facette d’elle-même – et s’amuser des différences culturelles.
- 19/11/24
Cela faisait 24 ans que Philippe Peters naviguait au gré des vents favorables sur les mers internationales du conseil en stratégie, et ce, au sein de quatre firmes, Bain, BCG, EY, McKinsey, en Europe et en Asie. Transitoirement consultant indépendant, le partner ès Énergie et Industrie consacre son temps libre à une autre passion, comme bénévole cette fois : il dirige le club de volleyeuses « Les Mariannes 92 » de Levallois Paris Saint-Cloud, menacé de disparition en 2019, qu’il a sauvé en investissant sur ses deniers personnels, et dont l’équipe est championne de France 2024 de Ligue A féminine, l’élite du volley-ball féminin professionnel. Parcours atypique d’un consultant sportif qui sait saisir les opportunités au bond.
- 06/08/24
Guillaume Blondon, l’un des cofondateurs de Mawenzi Partners en 2010, a mis fin à son métier de consultant et d’associé de cabinet de conseil en stratégie.
- 16/05/24
Paul Gobilliard, jeune consultant d’EY-Parthenon de 27 ans, a récemment démissionné pour se lancer avec son frère Baptiste dans un projet ambitieux de restauration qu’ils ont concocté depuis début 2024.
- 26/03/24
Une trentaine d’années au compteur de McKinsey. Alors senior partner, Arnaud de Bertier change de voie il y a 5 ans. Et il n’opte pas, en fin de carrière, pour la facilité. C’est un doux euphémisme. Sa destinée : prof de maths de collège en zone d’éducation prioritaire. Rencontre avec un homme réfléchi qui dit avoir trouvé sa – nouvelle – place.
- 16/02/24
Le départ précoce d’une consultante junior chez Bain qui quitte le cabinet pour embrasser sa passion pour les tatouages.
- 19/12/23
Les changements de cap peuvent être pour le moins radicaux. Certains consultants ou ex-consultants décident de quitter les salons dorés du conseil pour se consacrer aux grandes causes humanitaires et philanthropiques. Portraits de trois d’entre eux : Daphné Maurel, Alban du Rostu, deux alumnis de McKinsey, et Bahia El Oddi, une ancienne de Bain, pour qui il était devenu temps d’aligner les planètes de leurs valeurs profondes avec leur carrière pro.
- 17/11/23
La restauration chez Jean-Stéphane de Saulieu, c’est un truc qui vient de loin, de sa famille auvergnate, et un avec lequel on ne rigole pas. Voilà un an, l’ancien associate partner de Bain a tiré un trait sur 10 ans de carrière dans le conseil pour un virage pro à 180 degrés. Il est, depuis le début de l’année, le gérant d’une pizzeria haut de gamme aux Batignolles à Paris. Un modèle qu’il compte vite répliquer. Il explique à Consultor les raisons de cette mini-révolution professionnelle – dans laquelle le background conseil sert à tout… et à rien à la fois !
- 09/10/23
Avencore, le cabinet de conseil en stratégie spécialiste de l’industrie, est le partenaire unique de la Soirée Ginette Alumni, une réunion de tous les anciens du prestigieux lycée privé Sainte-Geneviève – une première du genre.