« Chez CVA, il n’y a que des divas ! » (Paul-André Rabate)
Quatre décennies après ses débuts dans le conseil, Paul-André Rabate reste sur le « qui-vive ».
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Le métier et son environnement ont fait leur révolution et la digitalisation toque à toutes les portes. Dans ce contexte chahuté, Corporate Value Associates (CVA), la société qu’il a fondée après une première vie au BCG et chez Mars & Co, veut conserver à tout prix son excellence et son élitisme. Même s’il récuse le terme et défend la particularité de CVA. Une équipe de trois cents personnes dans le monde réparties à quasi-égalité entre les États-Unis, l’Europe et l’Asie.
Ici, on évite de noyer les individus dans la masse. Le Franco-Libanais se destinait plutôt à la recherche. Il faut dire que son pedigree plaidait en ce sens : agrégé de mathématiques, normalien, polytechnicien et diplômé de Harvard. C’est au sein de l’université américaine qu’découvre le conseil aux entreprises à Harvard. L’activité lui apparaît alors comme un juste milieu entre intellect et affaires, dont il a aussi la fibre puisqu’il vient d’une famille d’entrepreneurs.
Ce sera d’abord le BCG. Puis Mars & Co dont il claquera la porte, avec une partie de l’équipe de l’époque. Direction Londres. Les ex-Mars sont chargés de développer l’activité européenne d’un cabinet de conseil américain jusqu’à ce qu’il décide une introduction au Nasdaq. La Bourse est incompatible avec la discrétion requise par nature dans le conseil, estime Rabate.
Dont acte. Nouveau départ. CVA voit le jour. Trente ans que cela dure. Le cabinet a fêté son anniversaire l’an dernier à la Fondation Louis Vuitton. Une des rares sorties publiques du fondateur. À 64 ans, il cite Warren Buffett en exemple et ne parle de transition que pour dire qu’elle est réglée et même engagée. Sans toutefois préciser quand il pourrait passer la main, et à qui.
Pourtant, dans un des rares cabinets où seule une poignée de partners extra européens a une participation au capital, c’est un des sujets sur lesquels il est le plus attendu. D’ici là, ce père de trois enfants se présente en simple consultant dont « la carrière a été rentable ». Avant de concéder qu’il reste l’arbitre de dernier ressort, celui auquel tous les sujets décisifs continuent de remonter.
Et les sujets ne manquent pas : l’objectif affiché du doublement de l’activité à échéance 2020, les nominations et recrutements de partners, la consolidation de l’autonomie de CVA… Car le cabinet compte parmi les cibles idéales pour acquéreurs en mal de diversification dans le conseil en stratégie. Le cap de la pérennité a été passé, dit Paul-André Rabate. Interview.
Consultor : Trente ans après la fondation de CVA, quel est votre rôle dans le cabinet ?
Paul-André Rabate : Au moment de créer CVA, l’objectif était d’allier créativité et rigueur. Pas d’idées vides de sens d’un côté, ou des usines à Téraoctets de l’autre. Le revers des créatifs est qu’ils sont des divas. Or chez CVA, il n’y a que des divas au sens positif du terme, et pour une bonne raison : c’est la condition de la remise en cause des idées. On ne dit pas à nos clients ce qu’ils ont envie d’entendre, au risque de perdre des missions.
N’est-ce pas le cas aussi dans la concurrence ?
Parfois, sur le ton de l’humour, je dis que si vous voulez acheter une prestation de conseil auprès des gros du secteur, vous n’avez qu’à consulter leur revue trimestrielle, tout y est ! C’est sévère, mais cela recouvre une part de vérité sur la valeur que vous transmettez à votre client. À partir du moment où vous publiez, cette valeur est un peu moindre. CVA a fait le choix de ne rien publier, partant du principe que la seule audience qui compte est nos clients. De plus, notre boulot n’est pas seulement d’émettre des idées, mais de les faire accepter et appliquer. Nous nous définissons par ce que nous ne faisons pas : du simplisme et de la masse.
Est-ce la raison pour laquelle CVA est connu pour ses horaires de travail à rallonge et la rigueur qui est attendue des consultants ?
Nous ne demandons pas des heures de boulot à n’en plus finir, mais appelons nos consultants à être excessivement rigoureux parce qu’ils sont amenés à traiter sont déterminants pour l’avenir de nos clients. À l’heure où une information même concurrentielle et pointue est disponible partout, le consultant doit ajouter plus de valeur par l’interprétation et la créativité. Cela demande du temps et beaucoup d’énergie. Il est fini le temps où nous allions consulter des infos de marché dans la bibliothèque de HEC !
Entre vos débuts dans le conseil et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ?
Il y a eu une révolution. Le BCG, par exemple, devra choisir de rester un cabinet de conseil en stratégie ou de devenir un Accenture haut de gamme. Et il est inéluctable que des rapprochements interviennent entre des SSII, des géants du conseil en IT et des consultants en stratégie : la valeur de nos modèles économiques est énorme pour les Accenture et Cap Gemini. Nous recevons régulièrement des propositions. Et nous répondons toujours la même chose : nous ne sommes pas à vendre.
Quel est votre rôle aujourd’hui ?
Comme dans une équipe de foot, quelqu’un doit arbitrer entre des divas au sein d’un même collectif pour éviter qu’il explose. Quand vous avez deux coqs, ils peuvent à la rigueur se battre entre eux, mais vous ne voulez pas qu’ils se tuent. Tous les spin-off naissent de divas mal gérées. C’est pour cette raison que le BCG a éclaté en France lorsque Dominique Mars, d’autres et moi nous l’avons quitté.
Vous parlez de Dominique Mars, avec lequel vous êtes spontanément comparé. Comme chez Mars & Co, les partners CVA ne sont pas associés au capital. N’est-ce pas un frein à leur engagement et une menace pour l’avenir ?
Nous avons démarré CVA sous le nom de Corporate Value Associates et non Rabate & Co et les partners fondateurs avaient chacun une part importante du capital. Nous nous sommes étendus géographiquement en créant des entités locales où les partners que nous avons recrutés avaient une part significative du capital comme en Allemagne ou en Italie. Depuis le milieu des années 2000, nous avons pris la décision de nous organiser en zones. L’Asie était un patchwork avec des Chinois, des Australiens, des Japonais, des Coréens… Nous avons tout regroupé. Le patron de l’Asie a aujourd’hui 50 % du capital sur la zone. Mes partners américains ont le contrôle d’une grande partie des États-Unis. Puis, nous avons en 2012 fait la même chose en Europe en regroupant les filiales italienne, anglaise, allemande… Une holding européenne unique a été créée, dont je contrôle encore 100 % du capital, parce qu’il a fallu investir beaucoup de cash rapidement pour nous donner les moyens de croître.
L’activité avait-elle ralenti ?
Le ralentissement que vous évoquez il y a six ans était causé par le départ d’un partner en France. Le reste de nos activités n’a pas du tout été affecté. Nous sommes aujourd’hui plus gros en France qu’en 2012. Nous avons plutôt une difficulté inverse qui est de pouvoir couvrir la demande de nos clients avec l’effectif dont nous disposons aujourd’hui. Croître dans le conseil est de plus en plus gourmand en fonds de roulement. La rentabilité est là, mais il faut être solide financièrement et réinjecter du capital si besoin.
Les partners actuels ne le veulent-ils pas ?
Ils doivent accepter d’investir de l’argent à risque. Nous avons besoin aussi de travailler sur un mécanisme de sortie du capital sans devoir vendre la firme. Nos conseillers planchent dessus. Quand nous avons démarré CVA à trois nous n’avions pas prévu de mécanismes de sortie.
Qui décidera quand vous ne serez plus là ?
Une autre personne décidera à ma place. Je ne me fais pas trop de soucis. Majoritairement, les équipes sont autonomes. Les sujets sur lesquels je suis obligé d’intervenir sont minoritaires.
Ne prenez-vous pas le risque que des gens s’en aillent à force d’attendre ?
En trente ans, nous avons perdu trois personnes seniors pour la concurrence ! Pour quoi faire ? Aller dans un gros cabinet et détenir après des années moins d’un millième du capital ? Très bien, si vous êtes partner, cela vous permet de dire “je suis partner de X ou Y”. Mais que ce soit dans la rémunération ou dans l’intérêt des missions, il n’est pas sûr que vous soyez gagnant. Vous ne pouvez pas choisir d’être élitiste et massif.
CVA poursuit actuellement un plan de développement à échéance 2020. Quel en est l’esprit ?
Avant il y avait en Europe un P&L par bureau et des partners par bureau. Ce n’est plus le cas. Désormais lorsqu’on rentre chez CVA en Europe, on n’est plus lié à l’endroit par lequel on est entré. Nous sommes en train d’ouvrir Dubaï. Ce bureau fera partie de la zone Europe. L’approche par zone est indispensable. Sinon vous ne donnez pas aux consultants l’envie de voir autre chose, et vous ne les mettez pas en position de répondre à la demande des clients qui sont eux-mêmes hyper-internationaux. La plupart de nos clients réunissent leurs codir dans les aéroports.
Vous avez mis aussi un terme aux practices sectorielles. Pourquoi ?
Parce qu’aujourd’hui les concurrents de nos clients ne viennent pas de leur secteur. Orange dans la banque, les constructeurs automobiles et les assureurs dans les nouvelles mobilités et ainsi de suite. Cela nous force donc pour chaque problème posé par nos clients à prendre une approche multisectorielle. On s’est organisé en plateformes autour de tendances disruptives : la nouvelle mobilité, la transition énergétique et circulaire, les nouveaux modèles de services, la transition alimentaire. Cela nous donne un avantage énorme vis-à-vis de nos concurrents.
Quelles qualités sont nécessaires pour réussir dans ce métier ?
Pour survivre dans ce métier, il faut de la mémoire, mais pas trop. Si vous avez trop de mémoire, vous répétez ce que vous avez dit il y a vingt ans. Si vous n’avez pas assez de mémoire, vous répétez les erreurs commises il y a quinze ans.
CVA, dans cinq ans ?
J’ai commencé le conseil sans ordinateur, et nous sommes encore là. Notre secret : rester de manière obsessionnelle dans le métier de l’advisory aux CEO. Parce que c’est un vrai métier et que c’est vital. J’observe actuellement des confusions regrettables dans nos métiers entre par exemple maître d’œuvre et assistance à la maîtrise d’ouvrage, distinction pourtant fondamentale dans les grands projets de construction mais qui n’a plus cours dans les projets IT. Pareil dans les fusions. Le mélange des genres devrait être proscrit. Ils n’ont pas été heureux par le passé [par exemple dans le cas du rapprochement entre A.T. Kearney et EDS, NDLR] : sans parler des conflits d’intérêts, la culture n’y est pas la même, les divas ne peuvent pas y exprimer leur potentiel, les niveaux de facturation et de contact ne sont pas identiques . Un individu très créatif peut difficilement s’épanouir dans des cabinets de 10 000 personnes, tout le monde y devient vite « gris ».
Et vous, à titre personnel, n’avez-vous pas envie de faire autre chose ?
J’aime mon métier. La variété des sujets, la proximité avec les dirigeants et le partage de leurs ambitions mais aussi de leurs angoisses me passionnent toujours autant.
Propos recueillis par Benjamin Polle pour Consultor.fr
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