Télétravail dans le conseil en stratégie : où en est-on ?
La crise sanitaire l’a montré : c’est possible. Mais est-ce souhaitable ? Dans le conseil en stratégie, le télétravail suscite depuis 4 ans des annonces régulières d’un « retour au bureau », comme dans beaucoup de professions intellectuelles supérieures. La réalité est plus nuancée.
À l’heure où les salariés d’Ubisoft sont en grève pour préserver leur régime de travail à distance, considéré comme relevant de droits acquis, où en sont les cabinets de conseil en stratégie ? Le secteur est-il soluble dans l’organisation hybride du travail ? Point d’étape avec 3 cabinets (Advancy, Ares & Co, Bain).
Le client, bourreau du télétravail
La crise sanitaire a précipité sur le devant de la scène sociale le sujet du télétravail, auparavant considéré comme un nice to have par des entreprises désireuses de peaufiner leur marque employeur. Les confinements ayant montré que le travail à distance était possible sans entraîner de catastrophes majeures, la question s’est posée au lendemain du Covid sous un jour nouveau.
Pour Pascal Colson, managing partner du cabinet de recrutement spécialisé NC Partners, l’évolution est sensible : « il y a 1 an, 1 an et demi, la norme était autour de 2 à 2,5 jours de télétravail par semaine. Beaucoup d’entreprises sont en train de revenir en arrière. Les cabinets de conseil en stratégie, aujourd’hui, évitent les promesses employeur intenables. Un cabinet ne pourrait pas garantir 2 ou 3 jours de télétravail hebdomadaires : si le client veut avoir les consultants chez lui, la question ne se pose pas, il faut y aller ».
Le client est donc la première contrainte qui pèse sur un télétravail régulier, même si tous les projets ne sont pas égaux devant le travail à distance. « Certaines missions, explique Mehdi Messaoudi, Chief Operating Officer du cabinet Ares & Co, requièrent que l’on manipule de la data, que l’on développe des modèles, que l’on fasse des benchmarks et des recherches… que l’on passe beaucoup de temps derrière un écran. » Des tâches et des moments de mission qui n’appellent pas nécessairement une présence au bureau, parce qu’elles ne mobilisent pas de créativité collective. En revanche, « sur des questions de stratégie pure, nous allons travailler davantage en équipe, avec et chez le client ».
Cette pratique du « client first » se retrouve en haut de la hiérarchie des « 3 grands principes » définis par Bain France pour encadrer le télétravail, tels qu’énumérés par la DRH Raphaëlle de Soto : « 1) être chez le client en priorité, autant qu’il le souhaite ; 2) travailler avec ses pairs ; 3) tenir compte des besoins personnels autant que possible, dès lors que les points 1 et 2 sont respectés ».
Compagnonnage et signaux faibles : les vertus de la présence
Au-delà des exigences de la relation client, les caractéristiques mêmes du métier justifient une limitation de fait du télétravail. Un aspect fréquemment invoqué est la transmission du savoir. « Le conseil en stratégie est un métier de contact, estime Mehdi Messaoudi. Entre un manager et un analyste, la transmission ne se passe pas de la même façon en distanciel et au bureau. La courbe de croissance du jeune consultant sera plus rapide et pertinente s’il travaille physiquement à côté de son manager et des consultants plus seniors. »
Le terme de « compagnonnage », employé notamment par Olivier Scalabre, directeur général de BCG France, revient fréquemment. Pour Raphaëlle de Soto, « le job de consultant s’apprend en voyant ses pairs travailler. C’est ce que nous appelons compagnonnage ou binômage. Les plus jeunes apprennent au contact des plus seniors ».
Le travail collectif, également, est plus efficace autour d’une table. « Le présentiel permet de capter les signaux faibles, que l’on ne percevra pas forcément en ligne », estime Mehdi Messaoudi. Un point également souligné par Annabelle Dazy, DRH d’Advancy. « Bien sûr, les outils du distanciel facilitent les échanges. Mais je reste convaincue qu’une réunion à distance ne remplace pas les moments que l’on vit au bureau. »
La présence chez le client s’impose indépendamment même des exigences de celui-ci. Pour Mehdi Messaoudi, « les jeux de pouvoir, de politique interne, de relations humaines sont beaucoup plus difficiles à percevoir en distanciel. Un regard échangé entre deux participants, un aparté de deux minutes en marge d’une réunion, une discussion devant la photocopieuse ou la machine à café peuvent nous apprendre énormément ».
Un non-sujet de marque employeur
Pour l’essentiel, les candidats au recrutement semblent avoir pleinement conscience de ces contraintes du métier. « Le télétravail n’est pas vraiment une revendication, estime Mehdi Messaoudi. C’est, il est vrai, un point sur lequel les candidats au recrutement nous interrogent de façon systématique. Mais ce n’est pas un argument de vente pour nous. » Pour Annabelle Dazy, « le sujet est abordé de la même façon que les conditions de travail, les horaires, les congés ». Pour autant, « nous ne rencontrons pas de demandes pour du 100 % remote. Les questions portent sur le nombre de jours de télétravail possibles et la procédure ». Même son de cloche chez Bain : « Les candidats souhaitent en général plutôt se confronter au métier tel qu’il existe. Ils sont plutôt rassurés de pouvoir côtoyer les seniors et de trouver du monde au bureau. »
La métamorphose du lieu de travail souvent associée à l’organisation hybride ne s’est donc pas systématiquement produite dans le conseil, si ce n’est dans le sens d’un renforcement de l’attractivité des bureaux. « Nos locaux n’ont pas changé, rappelle Annabelle Dazy d’Advancy. La majorité de la semaine reste passée au bureau. Il y a de la place pour tout le monde. »
Chez Bain, explique Raphaëlle de Soto, « nous avons déployé des efforts pour que les consultants se sentent bien dans nos locaux, pour adapter les bureaux en permanence en faveur de plus d’ergonomie et de bien-être ». Un détail significatif : les « snacks » coupe-faim ont été remplacés par des produits sains, des graines… Les cabinets soignent l’expérience collaborateur des consultants. Mens sana in corpore sano.
Un cadre juridique encore imparfait
Qu’en est-il de la forme juridique ? Le télétravail peut être instauré soit au cas par cas avec chaque salarié, soit par accord d’entreprise (ou de branche), soit encore par charte unilatérale de l’employeur. En pratique, le Syntec a bien mis en place un accord sur le travail hybride, mais sans aucune dimension contraignante. Après une rapide recherche sur Légifrance, le cabinet Eleven semble bien être le seul à avoir mis en place a mis en place un accord de télétravail négocié en 2021, sur la base d’un jour de présence minimale au bureau.
Aux yeux de Mehdi Messaoudi, le cadre juridique présente encore des lacunes. « Si un consultant part en vacances au Mexique et veut télétravailler quelques jours sur place, qu’en est-il de la responsabilité de l’employeur, par exemple en cas d’accident ? » Le point est de fait abordé, en termes assez vagues, dans l’accord Syntec. Mais le texte se contente de constater l’existence de risques dont le salarié doit être informé.
Ce qui nous renvoie à la question délicate des consultants « on the beach », c’est-à-dire entre deux missions. Peut-on les laisser partir au loin, expédier les affaires courantes au bord de l’océan Indien ? « Si une mission démarre demain, et que le client l’exige, le consultant doit être disponible rapidement », estime Mehdi Messaoudi. De même, chez Advancy, les périodes intermédiaires entre missions « ne changent pas vraiment la pratique. Les consultants, dans ces moments-là, travaillent avec les partners, les managers, les principals sur des pitchs ou des propositions commerciales, par exemple ».
Le règne du pragmatisme
En somme, la banalisation du télétravail aura permis au pragmatisme de conquérir les derniers recoins qui lui échappaient et d’arrondir les angles de l’organisation du travail. « Tant que le travail était fait, il a toujours été possible de travailler à distance, analyse Mehdi Messaoudi d’Ares & Co, notamment pour tenir compte des impératifs personnels. Aujourd’hui, cela se fait sans doute un peu plus, et de façon plus naturelle. Autrefois, un jeune analyste n’aurait probablement pas osé télétravailler. C’est devenu plus facile. »
Chez Advancy, explique Annabelle Dazy, « sur chaque mission, le manager et les principals ont la latitude d’organiser le projet et le travail des équipes à leur guise, tout en respectant un nombre de jours de télétravail situé entre 0 et 3 par semaine ». En pratique, cette possibilité est utilisée « au moins 1 jour par semaine – souvent le vendredi – voire 2. Nous avons atteint un rythme qui convient à tous ».
Avec une politique différente, Bain arrive à un résultat similaire. « Nous offrons aux consultants autant de flexibilité que possible », commente Raphaëlle de Soto. Pas d’autres contraintes que celles du métier et des résultats. « Beaucoup de jeunes parents partent vers 18 h 30 pour se reconnecter plus tard si nécessaire. Nous ne parlons jamais en nombre de jours. Si un consultant a besoin de prendre une semaine en télétravail, et que c’est compatible avec la mission, il peut le faire. Il n’y a pas de sujet. » Mais globalement, cette politique se traduit par « un taux de présence très fort. Notamment par rapport à Bain Londres, où les consultants sont moins retournés au bureau ».
Le télétravail aura donc, au minimum, fait bouger discrètement, mais durablement des lignes dans les organisations. De façon différente suivant les cabinets, en fonction des histoires, des spécificités, des cultures d’entreprise. Rien ne sera plus jamais tout à fait comme avant.
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