Du conseil au yoga, le grand écart
Morgane Jacobée, 30 ans, et Alessia Tanzi, 50 ans, ne se connaissent pas, mais partagent un même appétit pour l’entrepreneuriat et la réalisation de soi.
L’une à Paris, l’autre à Bologne en Italie ont laissé de côté une belle carrière de consultante pour créer leur activité dans le bien-être. Portraits croisés.
« J’ai eu une sorte de déclic », se rappelle Morgane Jacobée. Au cours d’une mission de conseil pour un assureur, elle frôle l’épuisement : « Je me suis rendu compte que je mettais en danger ma santé… pour des sujets auxquels je ne croyais pas du tout ! J’ai ressenti comme un énorme gâchis. C’est là, je crois, que j’ai vraiment décidé de mettre toute mon énergie et mes compétences au service de sujets d’intérêt général. » Une retraite de dix jours dans le silence finira le travail : de retour à la vie chahutée de consultante, Morgane Jacobée réalise qu’il manque cruellement des lieux à Paris pour pratiquer la méditation. L’idée d’en créer un commence à germer.
Alessia Tanzi, elle, découvre le yoga assez tôt, grâce à sa meilleure amie devenue professeure. Mais avant qu’elle ne découvre jusqu’où cette nouvelle pratique va finalement la conduire, il se passe de longues années. Car au commencement de sa vie active, Alessia est bien décidée à faire carrière dans le conseil en stratégie.
En troisième année à Bocconi, célèbre université privée de Milan spécialisée dans les sciences économiques et politiques, la finance, le management, l’administration publique et le droit, elle tombe amoureuse de la France lors d’un échange avec HEC. Elle aime tout particulièrement l’idée d’y travailler dans le conseil, avec cette conviction qu’on ne s’y ennuie jamais.
Les années conseil
Un stage dans un petit cabinet américain, qui s’appelait Corporate Decisions Inc. (CDI), racheté par Mercer en 1997, achève de la convaincre. Elle en sort avec une belle lettre de recommandation qui lui vaut une offre d’embauche chez Mars & Co en 1995. Ses missions tournent autour de l’alimentation, et des biens de consommation. Et très vite, elle se spécialise : « J’ai été amenée à travailler pour des clients importants sur la grande distribution, tant et si bien que, encore junior, j’étais devenue le point de référence sur ces sujets. » Elle se dit « heureuse » chez Mars & Co, mais décide pourtant de s’offrir une année de césure pour obtenir un DEA de sciences sociales. « J’avais envie de découvrir autre chose. De reprendre des études. Quand tu es jeune, tu as envie d’aventure ! » sourit-elle. Elle se passionne pour l’étude du management appliqué à différentes cultures, puis revient dans le conseil, chez A.T. Kearney à Paris.
Pas longtemps ! Car Alessia écoute encore une fois son cœur, en suivant son amoureux du moment en Italie. Elle se retrouve à Ancône, ville portuaire sur la côte Adriatique. Là-bas, pas facile de retrouver un employeur dans le conseil : « Je me suis lancée toute seule. Mes collègues me disaient que c’était de la folie, qu’on ne me confierait jamais de missions, après seulement six ans d’expérience ! Mais j’avais gardé de bonnes relations avec A.T. Kearney et j’ai naturellement travaillé pour le cabinet parisien sur des missions en Italie. Au final, je me suis aperçue que le statut d’indépendante me correspondait parfaitement », reconnaît Alessia.
Finis la bureaucratie, les process d’organisation, les évaluations en interne… Commence alors pour Alessia Tanzi une nouvelle vie dans le conseil. Les mentalités bougent et de plus en plus de cabinets font alors appel à des free-lances, qui leur offrent davantage de flexibilité.
Le cabinet italien Value Team SpA (NTT Data) l’embarque ainsi dans son staffing. Elle travaille à Milan, passe six mois en Turquie à Istanbul... « C’était passionnant d’évoluer dans une culture différente, de voir comment ils géraient des aspects du projet », raconte-t-elle. Le contexte de la mission est complexe à loisir : UniCredit (groupe bancaire italien) avait acheté une partie d’une banque turque, qui était déjà elle-même une fusion entre deux banques turques… « On devait notamment comprendre, au niveau de la gestion des cartes de crédit, quel système informatique, entre les deux banques fusionnées, était le meilleur. Et il y avait un enjeu de taille : la Turquie pouvait devenir un modèle pour l’Europe dans la gestion des cartes de crédit. Il faut savoir aussi que le manager IT d’une des banques était égyptien. Et que de l’autre côté, c’était tenu par une femme turque. C’était très intéressant d’un point de vue diplomatique ! »
D’autres missions suivent. Jusqu’à ce que Société Générale Security Services lui propose d’endosser le rôle de PMO (project management officer) d’une société du groupe UniCredit récemment rachetée. Ce qu’elle accepte, mettant rapidement un terme à sa vie de free-lance.
Morgane Jacobée, de son côté, s’est lancée dans le conseil « pour tester des métiers et des secteurs ». Elle découvre le cabinet Kea & Partners lors de sa majeure alternative management chez HEC : « J’avais apprécié leur approche. » Après plusieurs entretiens, études de cas et tests de personnalité, elle est recrutée. « Je m’étais beaucoup préparée. À l’école, pendant trois mois en petits groupes, on se faisait passer des tests. Pour raisonner, calculer devant quelqu’un, il faut s’entraîner ! » conseille-t-elle.
Elle effectue sa première mission dans le secteur du BTP. Il fallait réorganiser la force commerciale. Elle est envoyée seule chez le client. Ses managers sont derrière en soutien : « Le cabinet fait en sorte de faire grandir ses consultants, de les faire évoluer. Pas sûre qu’on trouve ça dans d’autres entreprises », insiste-t-elle. Mais il faut s’adapter sans cesse. « Chez Kea, on parle de déséquilibre dynamique inhérent au métier », s’amuse aujourd’hui Morgane.
Le déclic
Dès ses premières missions, la question du sens se pose : « Le conseil est un métier prenant, dans lequel on met beaucoup d’énergie pour des missions que nous ne choisissons pas toujours. Or, j’ai toujours voulu donner du sens à mon métier et avoir un impact positif dans la société », explique-t-elle. La mission de trop, dans le domaine de l’assurance, qui l’empêche de dormir la nuit, lui fait prendre conscience de la nécessité de changer de voie. Elle effectue un détachement d’un an chez Co Conseil, structure cocréée par Kea et spécialisée dans les missions d’intérêt général. Mais ce n’est pas suffisant.
Le grand virage, Morgane le prend avec une autre consultante, rencontrée pendant un stage chez Danone. « J’ai participé au lancement de Danio, un yaourt très protéiné positionné en encas. On dépensait des milliers d’euros en brainstorming pour des choses qui me paraissaient futiles », se souvient Morgane. Comme elle, Daphné est en quête de sens. Et à 30 ans, elles sautent le pas ensemble en créant leur activité il y a un an et demi. Elles ouvrent à Paris MAPARENTHÈSE, un lieu de bien-être en plein cœur du 10e arrondissement de Paris, qui allie méditation, yoga, Pilates et pratiques en médecines naturelles.
Pour Alessia Tanzi, sortir du conseil a été plus long. « J’ai toujours su que je voulais m’occuper de quelque chose qui avait trait au yoga et au développement personnel. Mais je ne savais pas quoi faire exactement. » Ce n’est qu’au bout de dix ans de pratique et cinq ans après avoir terminé sa formation de professeur de yoga, qu’elle s’est vraiment lancée.
Il faut aussi dire que dans son cas, après les années Mars, A.T. Kearney, Value Team et Société Générale, un drame familial l’a conduite à rejoindre l’entreprise de son père.
« J’ai perdu mon frère dans un accident de moto. Alors je suis retournée auprès de mes parents et j’ai aidé mon père à gérer sa société immobilière. »
Ce n’est donc qu’après dix-sept ans d’une vie professionnelle diverse qu’Alessia crée Yoga Coaching (Y-C). Sa mission cette fois est d’aider les dirigeants et managers à trouver et utiliser les instruments pratiques et concrets pour mieux se réaliser dans leurs projets professionnels et leur vie quotidienne.
Yoga, méditation, respiration, position des mains, des yeux… Alessia, qui s’est aussi spécialisée en neuro-training (techniques de thérapie et d’entraînement du système nerveux), prodigue des « exercices actifs de méditation » dans la tradition du kundalini yoga. Une approche pragmatique ainsi que spirituelle qu’elle considère comme « très efficace en très peu de temps ».
Pas de salariés, mais des collègues, indépendants, qui participent à des projets d’ateliers. Pas de lieu, non plus, puisqu’Alessia se déplace chez les clients. Sa vitrine, c’est son site internet.
Une structure très légère, qui n’a rien à voir avec celle de Morgane et Daphné…
Des journées plus longues que dans le conseil
Avant de voir MAPARENTHÈSE se concrétiser, les deux amies ont cumulé les démarches… pendant toute une année : création de la marque, recherche du lieu idéal (« on a visité 60 locaux ! » souffle Morgane), recherche de financement bancaire pour le matériel, apport de fonds propres, accompagnement par PIE (Paris initiative entreprise), campagne de crowdfunding, relations presse…
Aujourd’hui, Morgane et Daphné font plus d’heures que dans le conseil : « On est ouvert 7 jours sur 7 de 8 h 30 à 21 heures en semaine et de 9 heures ou 10 heures à 18 heures le week-end ! »
Cours de yoga et médecine naturelle (sophrologie, naturopathie, massages…) représentent le plus gros de leur activité. Mais il faut assurer aussi le service de collations pour maintenir la convivialité au sein de la structure.
Heureusement, le principal est là pour elles : « À travers la méditation, on travaille la bienveillance, l’optimisme, l’harmonie avec soi et les autres. Et nous prônons un yoga qui relie l’esprit et le corps, ouvert à tous », précise Morgane Jacobée, qui cite volontiers Frédéric Lenoir, sociologue, écrivain et conférencier français : « La grande ambition qui doit guider ta vie, c’est de développer le meilleur de toi-même. C’est de te transformer pour atteindre un état intérieur de paix, de joie, de sérénité que rien ni personne ne pourra t’enlever. C’est d’être la meilleure personne possible et d’aider les autres en apportant ta petite pierre à la construction du monde. »
Ce qui lui reste de son passage dans le conseil ? Des amis consultants et anciens clients, ainsi qu’une bonne expérience : « Tout est utile : la rigueur et l’exigence, la définition d’un business plan, les études de marché, la gestion de l’entreprise… En termes de posture aussi, le conseil nous apporte une vision globale, nous place dans la recherche de solutions. L’adaptabilité, c’est le propre du conseil et c’est très important dans l’entrepreneuriat : si un concurrent s’installe à côté, que fait-on, par exemple ? En revanche, on découvre l'activité de commerçante, les bons côtés comme les aléas extérieurs qui nous impactent : les jours fériés, la grève, le froid, les embouteillages… c’est totalement nouveau pour moi ! »
Alessia Tanzi garde aussi de son passé dans le conseil de très bons souvenirs et de bons amis : « J’ai eu la chance de beaucoup aimer mon travail. J’ai pris un grand plaisir à travailler sur la stratégie de grands comptes comme Pepsi, Nestlé, avec des missions internationales très intéressantes. J’ai eu de la chance aussi au niveau humain. Mes chefs ont été des mentors, des guides professionnels. »
Si elle avait aujourd’hui un conseil à donner aux jeunes consultants ? « Il est primordial de travailler sur soi-même. On dit que la communication c’est beaucoup de paraverbal et de non verbal. Dans le conseil, c’est très vrai. On pense au début qu’il faut être très compétent sur les chiffres. Mais ce qui n’est pas moins important c’est ce qu’on transmet aux clients en termes d’inspiration et d’assurance. Il faut travailler sa présence, sa personne. »
Et maintenant ?
Aujourd’hui, Alessia compte parmi ses clients la Fédération nationale des managers du tertiaire en Italie (Manageritalia ; plus de 20 000 dirigeants), ainsi que Branca International, le producteur de la bien connue liqueur Fernet Branca, dont le président, Niccolò Branca, est lui-même un expert en méditation. Mais elle trouve que son activité est trop dépendante d’elle seule et voudrait que ça change. Elle réfléchit à développer un réseau de franchises en Europe.
Morgane, elle, veut réussir à sortir de l’opérationnel pour reprendre de la hauteur, rentabiliser et développer son concept : « Je pourrais quitter Paris, même si j’y ai mes attaches. Daphné pense ouvrir à Aix et moi, à Annecy. L’idée serait d’avoir des employés, de réussir à faire vivre le lieu sans nous… C’est plutôt sympa d’imaginer ces développements ! »
Ni l’une ni l’autre n’ont pour l’heure eu besoin de faire appel aux larges réseaux bâtis dans le conseil en stratégie. Un joker qui pourrait servir dans les développements à venir.
Par Delphine Sabattier
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