Les bifurqueurs vers l’humanitaire : vers un alignement (de sens) des planètes
Les changements de cap peuvent être pour le moins radicaux. Certains consultants ou ex-consultants décident de quitter les salons dorés du conseil pour se consacrer aux grandes causes humanitaires et philanthropiques. Portraits de trois d’entre eux : Daphné Maurel, Alban du Rostu, deux alumnis de McKinsey, et Bahia El Oddi, une ancienne de Bain, pour qui il était devenu temps d’aligner les planètes de leurs valeurs profondes avec leur carrière pro.
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Si les comex du corporate ou des start-ups sont pour les consultants les trajectoires les plus classiques de l’après-conseil, certains d’entre eux font le choix de proposer leurs compétences (dirigeants de structures dédiées ou en créant leurs propres structures) à un secteur beaucoup moins clinquant : celui de l’humanitaire et de la philanthropie. Notamment en termes de rémunération : les partners de grands cabinets verraient en effet leurs revenus divisés par trois ou quatre en endossant un poste de direction dans des associations caritatives, quant aux grades intermédiaires, les revenus seraient divisés par deux. Mais ce manque à gagner n’est pas un sujet pour ces bifurqueurs de l’humanitaire.
Ainsi, des ex-partners et senior partners de McKinsey, Manuel Patrouillard, Arnaud de Bertier et Marie Meaney, respectivement passés directeur de Handicap International France, prof en zone d’éducation prioritaire (ZEP), et directrice d’une association d’accueil de migrants ont déjà sauté ce gué qui paraît quasi infranchissable.
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Elle a été l’une des « first ladies » de McKinsey Monde. Mary Meaney a quitté brusquement le cabinet et son bureau parisien il y a un an et demi. Sa destination, l’humanitaire. Et depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, l’ex-leader Organisation monde accueille des réfugiés ukrainiens chez elle dans le nord de la France. Un gap en termes de sens ? Pas tant que cela à ses yeux.
Le secours d’urgence, la bouffée d’oxygène pour l’ex-partner de McKinsey
C’est aussi plus récemment le cas de Daphné Maurel, 40 ans, partner spécialiste santé/social/consumer de McKinsey (membre du Health Institute Global du cabinet) jusqu’en juillet dernier (également consultante chez OC&C Strategy entre 2009 et 2011). Cette diplômée de l’ESCP (2006) et titulaire d’un DEA en économie du développement de Paris I Panthéon Sorbonne (2007) a été nommée directrice générale de la Protection civile Paris Seine, dédiée au secours d’urgence, 35 salariés, 1700 bénévoles. Ce changement de cap récent s’est pourtant fait plutôt « naturellement », après une « certaine fatigue » du conseil il y a 2-3 ans et un congé parental d’un an en 2022. « J’avais du temps et pas d’objectif précis, mais je me suis lancée dans différentes activités, notamment une formation de 35 h pour obtenir le brevet PSE1, et je me suis découvert une nouvelle passion, le secourisme. C’est dans le cadre de cette formation que l’on m’a proposé de devenir bénévole à la Protection civile Paris Seine (ces formations sont une des missions de l’association, ndlr) », explicite à Consultor Daphné Maurel, nouvelle DG de l’association francilienne de la Protection civile. En début d’année dernière, alors bénévole de la Protection civile, la partner de McKinsey apprend que l’association francilienne recherchait sa nouvelle tête de pont. « Le jour même, j’ai envoyé mon CV et je suis rentrée dans les process de recrutement jusqu’à la validation de ma nomination en juin dernier par les 40 présidents des antennes locales et membres du conseil d’administration. »
De l’humanitaire à la philanthropie, il n’y a qu’un pas
Lui aussi consultant chez McKinsey (entre 2018 et 2021), Alban du Rostu, 33 ans, depuis bientôt 3 ans DG du Fonds du bien commun (FBC) et d’Otium Impact, fonds d’investissement à impact, est tombé dans la « marmite humanitaire » lorsqu’il était étudiant. Ce « passionné d’histoire », qui voulait avant tout être prof, diplômé de l’ESSEC en 2013, a d’abord suivi un cursus à Sciences Po Paris. Il y a créé l’association Paris Solidaires en 2012, une plateforme de mise en relation entre étudiants bénévoles et associations caritatives. En 2010, Alban du Rostu a également effectué une année de volontariat humanitaire au Cambodge en y fondant l’Association Ponareay, Espoir Cambodge, qui collecte des fonds pour aider au développement de la région de Prey Veng, « la région la plus pauvre du pays avec un taux de pauvreté à l’époque plus de 50 %, où j’animais une école, un collège et un centre de santé à destination des populations rurales ». De retour en France, Alban du Rostu a participé à la création et la gestion d’accueils de nuit pour sans-abris à Paris, puis de maraudes ambulantes à Boston lorsqu’il était analyste investissement (M&A, licences, PE) chez Sanofi aux États-Unis. Consultant près de quatre années chez McKinsey, Alban du Rostu dit avoir passé « beaucoup de temps chez Génération », l’association créée par le cabinet de conseil accompagnant dans le retour vers l’emploi dans une quinzaine de pays, où il a été responsable de la stratégie pour l’Europe. « Je me voyais plutôt emprunter la voie de l’humanitaire à horizon de mes 40 ans. Mais j’ai eu cette extraordinaire opportunité au sein du FBC qui m’a permis de faire correspondre plus tôt mes valeurs et mon engagement professionnel. »
Le conseil, tremplin pour arriver à ses fins humanitaires
Pour l’ancienne consultante de Bain, Bahia El Oddi, diplômée de HEC (2013) et de l’ESADE (2014), le conseil – en début de carrière – n’a été qu’un moyen d’arriver au mieux à ses fins de future entrepreneure sociale. « Je voulais apprendre à gérer une organisation. J’ai été acceptée chez McKinsey, au BCG et chez Bain. J’avais envie de travailler 7 jours sur 7 chez les meilleurs et je suis entrée dans le cabinet avec qui j’avais les vibes les mieux alignées. » Le projet qu’elle est en train de finaliser, en cours depuis 10 ans : restaurer un palais andalou au nord du Maroc pour le transformer en centre de bien-être holistique avec des approches ancestrales et traditionnelles. Son idée : travailler avec des écoles et universités pour intégrer des programmes destinés à la santé mentale des enfants et des jeunes. « Je me mets avant tout au service des personnes souvent les plus vulnérables, les enfants et les femmes immigrées. » En 2019, elle a cofondé de True Africa University, une plateforme d’apprentissage visant à accélérer le développement durable de l’Afrique en dotant la jeunesse africaine de compétences spécifiques à l’emploi et d’une communauté d’apprentissage solidaire.
Pendant la crise sanitaire, Bahia El Oddi a notamment fondé Human Sustainability Inside Out (HSIO) à Boston, une plateforme sociale et solidaire, notamment une initiative sociale CoCaSha, pour Connect, Care & Share, qui aidait dans leurs stratégies financières les femmes cheffes immigrées à évoluer malgré le covid. « L’une de nos bénéficiaires qui avait perdu son business aux États-Unis a pu, grâce aux cours de cuisine en ligne, payer la moitié des soins nécessaires pour traiter le cancer du sein qu’elle avait contracté. » L’ancienne Bainie vit aujourd’hui en Espagne, où elle est bénévole auprès de congrégations religieuses et d’associations qui aident les immigrés.
Se mettre au diapason de valeurs humanistes
Qu’est-ce qui a fondamentalement motivé ces consultants de sortir d’une carrière très confortable et toute tracée dans les bureaux feutrés des directions générales pour aller « se frotter » à la vraie vie, le plus souvent aux malheurs des gens ? Sans conteste aligner les planètes de leurs valeurs fondamentales avec une carrière professionnelle de terrain. « Même si McKinsey œuvre sur des sujets sociaux, sociétaux, de santé, ce n’est pas une association, et ce n’est pas ce que l’on attend d’un cabinet. Je me sens totalement en phase avec les quatre grandes valeurs de la Protection civile que sont l’engagement, la compétence, la bienveillance et l’humilité. Le secours d’urgence est, avec les citoyens formés aux gestes qui sauvent, le premier et indispensable maillon d’une chaîne. Ce qui est extrêmement motivant, c’est de voir ces centaines de bénévoles qui se rendent disponibles en quelques minutes si besoin. L’utilité et l’impact du secours d’urgence sont ressentis immédiatement. Et puis, j’ai le sentiment que c’était le bon moment pour moi », souligne la DG de la Protection civile Paris Seine, Daphné Maurel. Pour l’alumni de Bain Bahia El Oddi, à l’initiative notamment d’une plateforme sociale et solidaire, ce sont avant tout les valeurs transmises au sein du cocon familial, mais aussi son expérience de vie dans le Maroc de sa « nanny », sans électricité, sans eau potable, qui la guident depuis. « Pour moi, l’honnêteté et la compassion sont des valeurs essentielles. J’ai également, dans le cadre du volontariat, enseigné le français dans une école rurale du Sahara. Tout cela m’a montré jeune qu’il faut avoir la mesure des choses, savoir que rien n’est donné gratuitement. » Quant au DG du Fonds du Bien Commun, Alban du Rostu, c’est la rencontre avec l’entrepreneur milliardaire Pierre-Édouard Sterin, fondateur du FBC en 2021 (auquel il donne une grande part de sa fortune, 800 millions d’euros) qui lui montre le nouveau chemin vers la philanthropie. « J’y ai vu la possibilité de répondre à d’énormes enjeux de société grâce à notre investissement et notre donation de 80 millions d’euros par an dans quatre domaines, l’éducation, la solidarité, la croissance humaine et spirituelle, le patrimoine et la culture. Nous voulons utiliser les méthodes du capital-investissement dans le domaine social. Par exemple, nous soutenons l’association les 1001 mots (prévention de l’échec scolaire par l’éveil au langage, ndlr), nous avons commencé avec 2000 familles accompagnées, nous en sommes à près de 10 000, et voulons attendre les 100 000 sous 3 ans. » Le Fonds du bien Commun est à la fois un fonds de dotation, un fonds d’investissement à impact (Otium Impact), une foncière solidaire et un start-up studio qui ambitionne sous 10 ans de déployer un milliard d’euros et à moyen terme de lancer 30 nouvelles start-ups pérennes. « Ce n’est pas le conseil ou la carrière qui a du sens. »
Les recettes consulting à la mode humanitaire
Aujourd’hui à des années-lumière du conseil, ces alumnis du secteur font cependant profiter des meilleures recettes acquises au sein des cabinets à leurs nouvelles structures humanitaires et philanthropiques. « Les meilleures, pour Bahia El Oddi, fondatrice d’une plateforme sociale et solidaire et active sur le terrain auprès des femmes immigrées, les worksheets, le day-to-day, la notion des délais – c’est la clef –, savoir bien s’entourer, mais aussi la bonne connaissance en matière de finances. » Des process totalement intégrés pour la DG de la Protection civile Paris Seine Daphné Maurel. « Si elles ne sont pas vraiment directes, je vois que j’applique de nombreuses méthodes de mon métier de consultante, car on me le dit. Ce que j’applique le plus fréquemment, et c’est particulièrement précieux dans le secours d’urgence, c’est la priorisation. Mais il y a également la façon de communiquer, l’organisation du travail, la mise en place de process. Et puis, mes missions, la mise en œuvre de la stratégie de l’association et son pilotage opérationnel, correspondent totalement à ce que j’ai appris. »
Pour Alban du Rostu, le DG du FBC, ce sont les qualités d’adaptabilité et de savoir travailler en équipe qui sont les plus saillantes chez les consultants. « Avec la compétence de débiter de grands problèmes en petits problèmes ». Avec des limites cependant. « Les capacités à passer à l’acte en acceptant que tout ne soit pas parfait avant de se lancer. Et nous suivons sur chaque sujet la méthode des 5 W. » Ces « limites » n’empêchent pourtant pas le DG du FBC d’aimer faire appel à ses anciens collègues. « Nous avons eu une bonne densité d’anciens consultants à la création, notamment de McKinsey, du BCG, de Bain. La troisième phase à venir, celle du développement, où l’on recherche une vingtaine de co-fondateurs pour fonder des modèles de salariat-entrepreneuriat, peut intéresser les consultants qui ont envie de se lancer. » Alban du Rostu a également récemment fait venir Hanako Ravillion, cinq années passées chez Simon-Kucher, pour prendre la direction des opérations du Fonds du Bien Commun.
En quête de sens, mais sans se sentir avoir été à contresens dans le consulting, ces anciens consultants disent être aujourd’hui à leur place ; ils ont trouvé leur voie, humanitaire ou philanthropique. C’est en tout cas ce qu’exprime le DG du FBC, Alban du Rostu, « ce n’est pas le conseil ou la carrière qui a du sens », ou la DG de la Protection civile Paris Seine, Daphné Maurel, « je suis très heureuse, car ce que je fais aujourd’hui correspond à ma vision, je me sens très alignée avec mes valeurs ». Le conseil en stratégie leur a ouvert des portes.
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