Enquête – Chez Sanofi, le BCG à tous les étages
Depuis 2008, le géant pharmaceutique a noué une relation prédominante avec le cabinet de conseil. Dont l’ampleur suscite parfois interrogations et irritations en interne. Des interventions de consultants que l’entreprise juge normales et nécessaires.
Quand, début 2022, Sanofi finalisera la sortie de son activité de production de principes actifs pharmaceutiques (API) du périmètre du groupe et son introduction en Bourse, l’opération portera la griffe d’un cabinet de consultants en stratégie devenu incontournable en interne : le Boston Consulting Group.
Sur la création d’Euroapi, le nom de la nouvelle activité avec 3 200 salariés, six usines en Europe et l’ambition qu’elle puisse davantage croître hors du groupe, le BCG est intervenu. Exactement, comme il le fait sur pléthore de thèmes inhérents à l’activité du géant de la pharma, et ce depuis treize ans.
Rien puis tout
Car, avant l’arrivée de Christopher Viehbacher le 1er décembre 2008 en tant que directeur général, des consultants en stratégie au sein du groupe aux 100 000 salariés – dont un tiers en France –, il n’y en avait pas. À la différence de chez Aventis – absorbé pour 55 milliards d’euros par Sanofi en 2004. On s’y souvient encore que dès 2002 le BCG planchait sur la réorganisation de la recherche en France (relire l’article de Libération).
Arrivé de GSK, le Germano-Canadien tourneboule le groupe. Il a un profil beaucoup plus international que le fondateur et dirigeant emblématique Jean-François Dehecq, ou celui de son successeur Gérard Le Fur (relire l’article des Échos).
Dans ses bagages, Christopher Viehbacher amène Jean Mouton, un senior partner du bureau du BCG à Paris et de ses activités dans la pharma, avec qui Christopher Viehbacher travaillait déjà chez GSK. Le BCG participe à Transforming, le plan stratégique de Sanofi. Celui-ci passe notamment par des réorganisations, des coupes d’effectifs, la définition de pôles de croissance comme le diabète, les vaccins, les maladies rares, la santé grand public, la santé animale, ainsi que les pays émergents.
Sur l’un des sites de R&D de Sanofi à Chilly-Mazarin, dans l’Essonne, ou au siège qui était encore avenue de France dans le 13e arrondissement de Paris, on se souvient encore des groupes de travail devant aider à matérialiser la réorganisation.
Un cabinet connu en interne
Au-delà de cette occurrence, la présence du BCG est connue au sein de l’entreprise. Même si les informations au sujet du cabinet ne filtrent que très ponctuellement. « C’est quelque chose que l’on sait, mais au sujet de laquelle on a que très peu d’informations même via les experts que nous mandatons au comité d’entreprise (relire notre article sur les achats de conseil par les salariés) », témoigne Laurence Titeux, déléguée syndicale centrale adjointe de Sanofi Aventis R&D.
Comme récemment, en début d’année 2021, quand un plan de sauvegarde de l’emploi était annoncé par le groupe visant à supprimer 364 postes sur plusieurs sites de R&D à Chilly-Mazarin, Montpellier, Strasbourg et Vitry-sur-Seine. Plusieurs des présentations faites aux salariés en interne portaient des mentions à des chiffres et des comparaisons établis par le BCG – comme en témoigne Laurence Titeux – sans que l’on sache clairement si le cabinet menait des missions dans l’entreprise.
Une omniprésence ténue à la base, mais pourtant bien réelle au sommet. En cela, l’époque Christopher Viehbacher a marqué un point haut. La relation contractuelle BCG/Sanofi prend à ce moment-là, au moins une fois, la forme d’un contrat annuel take or pay de 60 millions d’euros – ainsi que deux sources distinctes nous l’ont confirmé. Par ce contrat, Sanofi et le BCG se garantissaient une présence minimale tout au long de l’année de consultants au sein du groupe producteur de vaccins, de médicaments contre le diabète ou en vente libre.
Une prépondérance qui s’est poursuivie dans le temps – hormis pendant la direction générale d’Olivier Brandicourt entre 2015 et 2019 où au BCG sera préféré McKinsey. Olivier Brandicourt, ce médecin passé par Bayer ou Pfizer, avait déjà ses habitudes avec Rodney Zemmel, aujourd’hui patron de McKinsey Digital, mais précédemment leader de la practice santé du cabinet.
Re-BCG avec Paul Hudson
Hormis cette « traversée du désert du BCG », comme l’appelle un ancien haut dirigeant qui accepte de nous parler sous couvert d’anonymat, les missions du BCG n’ont plus tari depuis les débuts de Christopher Viehbacher.
Et l’arrivée de Paul Hudson en 2019 marque leur retour en force. D’ailleurs, le 10 décembre 2019, quand le directeur général britannique expose sa stratégie Play to win, la nouvelle feuille de route du géant pharmaceutique français aux investisseurs à Cambridge, près de Boston (Massachusetts), qui est présent, en plus des quinze membres du comex dans la salle ? Trois consultants du BCG (voir l’article des Échos qui en faisait mention).
Sous Paul Hudson, au siège de la rue La Boétie, ce sont Olivier Wierzba, senior partner à Paris et chef de file du cabinet dans le domaine de la biopharma, et sa collègue Marie Humblot-Ferrero, elle aussi partner à Paris, qui coordonnent les missions chez Sanofi. Et captent une grosse partie des achats annuels de conseil du groupe de l’ordre de 200 à 250 millions d’euros – qui restent à relativiser à l’aune des 14 milliards d’euros d’achats annuels d’un groupe de la taille de Sanofi.
« Comme beaucoup d’entreprises, Sanofi s’appuie parfois sur des partenaires extérieurs pour mener à bien certains projets ponctuels nécessitant des compétences spécifiques dont le groupe ne dispose pas en son sein », indique une porte-parole de Sanofi, en réponse aux sollicitations de Consultor. Quant au BCG, « il ne commente pas ses relations avec ses clients ni leur actualité », écrit-il à Consultor.
La qualité des missions du BCG est à certains égards encensée, ainsi qu’en témoignaient des cadres de l’industrie pharmaceutique que Consultor sondait en mai 2021 (relire notre article) et leur récurrence en témoigne.
La distribution digitale en Chine ? BCG. La rationalisation du nombre de produits distribués par le groupe (300 familles de produits et plus de 23 000 références) ? BCG. Optimisation du réseau industriel ? BCG.
La présence des consultants dans le groupe n’est donc pas, non plus, contestée sur le principe. De nombreux autres y interviennent : AEC, Monitor, Kearney, Roland Berger… « McKinsey y est sur des sujets plutôt industriels », souffle un partner pharma d’un cabinet concurrent. Quand un autre de ses concurrents voit « Monitor sur le consumer care » (la santé grand public, à savoir les médicaments en vente libre pour la douleur, la toux, le rhume, ndlr).
Faire comme chez Renault
Des consultants, dans un groupe de la taille de Sanofi ce n’est donc pas ce qui manque et qui est assez commun. Non, ce qui coince auprès de certains serait la place prise par le cabinet et le sentiment que le cabinet aurait, avec le temps, cherché à créer le besoin en missions plutôt que de répondre aux sujets qui lui étaient soumis.
« Le BCG est devenu une pieuvre, tacle l’une de nos sources, ancien haut dirigeant du groupe. Olivier Wierzba se balade partout avec un badge comme n’importe quel salarié. Certaines missions sont justifiées, d’autres ne le sont absolument pas. Prenez la transformation digitale : le BCG, sans que Sanofi n’ait rien demandé, a soutenu que faire comme chez Renault (relire notre article) était la seule chose intelligente à faire alors même que la similitude entre les deux groupes est a minima très contestable et que leur maturité numérique n’a rien à voir. Combien de dizaines de millions d’euros, voire de centaines de millions d’euros, ont été dépensées de cette manière-là ? »
Tous n’ont pas son avis. Des 183 professionnels issus de 26 laboratoires pharmaceutiques que nous sondions en mai 2021 sur leur connaissance et l’image de 16 cabinets de conseil en stratégie issus du guide de Consultor.fr (relire notre article), 53 étaient en fonction chez Sanofi.
Des répondants qui pour une large part ont une appréciation positive du BCG. Chez les seuls répondants de Sanofi, le BCG est par deux fois classé second tant en termes de notoriété que d’image. Une majorité de ces profils seniors (51 % de l’ensemble du panel avaient plus de dix ans d’ancienneté) jugeaient également les missions du BCG positive ou très positive.
Mais d’autres, dans des retours qualitatifs, disaient au sujet du BCG « avoir le sentiment que les mêmes recos sont faites à l’identique pour des clients différents ». Un autre répondant regrette, lui, « trop de prise de hauteur dans les analyses, pas d’opérationnel. Donc une adaptabilité limitée à leur perception de l’industrie pharma, relativement spécifique ». Un dernier juge lui le BCG « comme dans les autres entreprises de conseil en stratégie, des gens jeunes, dynamiques, très flexibles, mais des conseils trop stéréotypés ».
Des retours qui recoupent ceux de Laurence Titeux, la délégué CFDT centrale à la R&D, pour qui « ces cabinets plaquent le même type de discours et de phrases dans les différents labos de pharma, et de perdent complètement la spécificité de notre entreprise ».
Audit interne et contrôle des coûts : coup de frein à la consulting mania ?
Une critique interne des interventions du BCG, et par extensions des consultants tous cabinets confondus chez Sanofi, qui figurait aussi dans un audit interne demandé par Olivier Brandicourt. Cet audit mettait en avant un manque de contrôle des missions confiées aux consultants.
Dans la même veine de limitation d’une certaine consulting mania chez Sanofi, Jean-Baptiste Chasseloup de Chatillon, le directeur financier arrivé de PSA fin 2018, aurait fait diminuer le budget alloué aux consultants de 36 % (relire l’article des Échos qui en faisait état). Ce que ce dernier, interrogé par Consultor, n’a pas souhaité commenter.
Un partner d’un cabinet concurrent, lui aussi actif sur le compte Sanofi, évoque également « un phénomène nouveau ou post-pandémie qui se caractérise par une volonté de ne pas donner l’impression que les “men in black” sont à tous les étages, de limiter le nombre de conseils, de ne pas faire avec de multiples consultants ».
Dur dur de se faire une place pour les concurrents
L’omniprésence du BCG, d’un côté, et une certaine limitation des dépenses de conseil, de l’autre, qui expliquent aussi pourquoi plusieurs cabinets spécialistes de la pharma ont du mal à se faire une place sur le compte Sanofi. Deux, du moins, spécialistes de la pharma reconnus, qui n’ont pas souhaité que leur nom soit indiqué par peur de représailles commerciales, font part des difficultés à approcher Sanofi. « Quand on se casse les dents sur quelques propales, après on arrête », dit l’un. « On n’existe pas dans leurs radars, cela se joue à un niveau plus global que la seule France », appuie un second.
Une frustration d’autant plus forte que Sanofi est un des plus gros acheteurs de conseil en stratégie en France et, que du point de vue de ces cabinets, des pans entiers de l’activité du groupe mériteraient leur concours, à commencer par son échec sur le vaccin covid alors que Sanofi est un gros producteur de vaccins. Le groupe a fait savoir fin septembre 2021 qu’il renonçait à un second vaccin par ARN messager, après avoir jeté l’éponge sur un premier vaccin dit à protéine recombinante en début d’année 2021. Les résultats d’une troisième tentative par protéine recombinante développée avec le Britannique GSK sont, quant à eux, attendus avant la fin de l’année.
En attendant, le BCG reste le fournisseur préféré de conseil en stratégie du groupe. Une de ses grosses missions du moment, comme l’a fait savoir Sanofi à Consultor, porte sur la BU mondiale Consumer Health Care (CHC). Charge aux consultants d’accompagner l’évolution de ce pan d’activité vers une organisation autonome pour développer le potentiel de ses marques.
Un sujet comme d’autres que Sanofi et le BCG auront des facilités à faire avancer ensemble puisque les deux organisations seront bientôt voisines. Sanofi doit prochainement quitter son siège de la rue de La Boétie pour le 46-48 avenue de la Grande Armée… à 400 mètres du futur siège du BCG au numéro 75 (relire notre article). Parfois, les hasards font bien les choses.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
Crédit photo : vue d'un bâtiment de Sanofi, Adobe Stock.
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