Kea devient une société à mission : fairwashing ou réel renouveau ?
Une semaine avant le confinement, lors de l’assemblée générale du 9 mars, les actionnaires de Kea & Partners ont décidé à l’unanimité de faire évoluer les statuts du cabinet. Il est ainsi le premier cabinet européen de conseil en stratégie à devenir une « société à mission ».
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Une démarche de responsabilité volontariste initiée il y a maintenant plus d’un an au sein du cabinet. Effet d’annonce ou engagement précurseur ? Retour sur cette initiative qui prend une toute nouvelle dimension en pleine crise du covid-19.
Depuis son instauration dans le Code du commerce par la loi Pacte de 2019, la qualité de société à mission permet à une entreprise de s’engager dans une nouvelle voie de gouvernance.
Inscrite directement dans les statuts de la société, la mission acquiert une valeur juridique et opposable aux engagements pris par l’entreprise. Pour procéder à sa transformation en société à mission, Kea & Partners est ainsi passé par plusieurs étapes : engagement dans une démarche stratégique dépassant la RSE classique, définition d’une raison d’être dans ses statuts, détermination de plusieurs objectifs sociaux et environnementaux dans le cadre de son activité.
Pour réitérer et aller encore plus loin que la mission d'aide à la définition d'une stratégie RSE que le cabinet a, par exemple, récemment conduite auprès de l'entreprise de vente de vêtements à domicile Captain Tortue.
Cette mission que Kea se donne à présent au sens de la loi est aussi l’une des trois étapes de la stratégie du cabinet, DAREWIN, qui prévoit notamment d’ici 2025 le doublement de son chiffre d’affaires et de ses effectifs en France.
« Chaque associé, dans son engagement statutaire, va signer la réalisation d’objectifs concrets. Ce ne sont pas seulement des mots… En tant que consultants, nous avons un rôle à jouer pour accompagner les mutations et faire surgir les nouveaux modèles d’une économie responsable, plus équilibrée et à long terme que certains des modèles de capitalisme développés ces dernières décennies », avance David Emmanuel Vivot, senior partner en charge de ce dossier.
Une idée séduisante pour de nombreuses entreprises qui, comme Kea, ont déjà fait savoir leur volonté de devenir elles aussi des sociétés à mission (Danone, SNCF, La Poste, Camif, Maif, Groupe Rocher, Carrefour…).
En se dotant de sa raison d’être, le cabinet estime avoir précisé son utilité dans la société : entreprendre les transformations pour une économie souhaitable.
C’est ce que défend le PDG du cabinet. « Depuis sa création en 2001, Kea & Partners entreprend les transformations au service d’un capitalisme à visage humain, plaçant l’Homme au cœur de la création de valeur. Aujourd’hui, nous engageons le cabinet un cran plus loin en affirmant notre volonté́ d’œuvrer à une économie souhaitable qui réconcilie performance et bien commun », appuie Arnaud Gangloff. Une raison d’être que le cabinet applique bien sûr à sa propre structure, mais qu’il compte aussi déployer auprès de ses clients et prospects.
À l’épreuve du covid-19
Cette décision majeure pour le cabinet intervient ‒ hasard de l’actualité ! ‒ dans le contexte tout particulier du covid-19. Contexte à ce point particulier qu’il avait conduit Emmanuel Macron, lors de son allocution du 12 mars 2020, à annoncer qu’« il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies ».
Une analyse partagée par Arnaud Gangloff : « La crise liée au coronavirus s’inscrit dans un contexte profond de transformation de notre économie. Et puisque les entreprises en constituent le cœur de réacteur, c’est en leur sein qu’il convient de chercher en priorité les solutions. »
Et le cabinet entend être dans le wagon de tête de ces entreprises bonnes élèves de la vertu sociale. « Après cette épreuve, nous devrons nous reposer la question au sujet de ce qui crée de la valeur essentielle et authentique pour le collectif et la société. Le paramètre “santé” sera remis au cœur de la préoccupation de tous, y compris dans les choix des consommateurs », appuie encore David Emmanuel Vivot, senior partner.
Social washing ou avant-gardisme ?
Pourtant, la pertinence de ce nouveau statut d’entreprise à mission et son caractère réellement engageant ne vont pas de soi pour tout le monde. Le principe de la société à mission est critiqué à plusieurs égards, comme une tribune du Monde de plusieurs responsables d’ONG le pointait en 2019.
Certaines sociétés commerciales n’ont pas attendu ni une modification de la loi ni la création d’un nouveau statut pour intégrer à côté de leur mission économique, une mission à visée sociale ou sociétale, écrivaient-ils.
Ils insistaient aussi sur les risques de confusion possible entre les acteurs du secteur lucratif à mission et ceux du secteur non lucratif, ou de fairwashing par les grands groupes. Ces derniers pourraient être tentés de constituer des filiales consacrées à des actions sociales et en faire des vitrines pour se montrer socialement responsables.
Autant de possibles écueils que Kea écarte dans son cas.
« Plus qu’un amendement juridique, c’est une inflexion majeure du cabinet pour accélérer sa transformation ainsi que celle de ses clients, en réponse à la nécessaire réinvention des business models. Nous formons nos consultants à ouvrir le débat avec les dirigeants, conscients qu’au XXIe siècle, leur rôle se doit d’évoluer. 100 % de salariés, 79 % des managers et 67 % des PDG estiment qu’ils doivent intégrer dans leurs décisions et projets la responsabilité́ sociale, sociétale et environnementale. Tous les dirigeants et entreprises ne sont pas au même stade de maturité et d’action, mais c’est notre rôle de les accompagner », détaille David Emmanuel Vivot.
Et concrètement ?
Pour que sa mission ne reste pas lettre morte, Kea se donne quelques priorités sectorielles concrètes :
- Luxe : accélérer la réalisation des engagements définis en matière de responsabilité, en particulier dans le cadre du Fashion Pact, dont l’objectif est 100 % d’énergies renouvelables dès 2030 et zéro émission de carbone à horizon 2050.
- Industrie : construire un plan stratégique responsable articulant développement des ventes et performance écoresponsable (écoconception, choix des matières premières, repositionnement de l’offre...), tout en engageant les consommateurs dans cette évolution.
- Services financiers : au-delà de la nécessaire digitalisation des réseaux bancaires, privilégier le développement d’un réseau physique, créateur de valeur, plutôt que la fermeture d’agences à laquelle nous assistons aujourd’hui.
Au risque de louper des clients frileux
Si cet engagement est clairement affiché comme une proposition de valeur supplémentaire pour les clients de Kea déjà très engagés ‒ certains d’entre eux, Michelin, Maif, Danone ont « poussé » la loi Pacte ‒, cela peut faire peur à ceux qui ne veulent/ne peuvent pas rentrer dans une démarche pouvant être jugée trop contraignante.
« Ceux qui ne partagent pas du tout cette vision de l’économie ne viendront pas chez nous. Nous ne pouvons pas imposer. La conviction du dirigeant est au cœur de cette question, c’est aussi un cheminement individuel à réaliser. Potentiellement, c’est chez les clients les moins matures que l’on aura le plus d’impact », argue David Emmanuel Vivot.
Les garanties anti-bullshit
De même, pour que ces engagements ambitieux ne restent pas qu’une profession de foi politiquement correcte, des garde-fous sont prévus par la loi : création d’un comité de mission et d’un organisme tiers indépendant, statuts opposables.
Le cabinet a donc créé un tel comité. Il compte huit personnes afin d’enrichir la gouvernance de l’entreprise. Aux côtés du président du cabinet et de David Emmanuel Vivot, les autres membres représentent les grands secteurs particulièrement impactés par la mutation à entreprendre.
On y trouvera par exemple Bertrand Abauzit, le directeur du partage de connaissances et cohésion de Saint-Gobain, Cécile Bassot, la vice-présidente du réseau des Femmes Business Angels, le professeur à HEC Rodolphe Durand, ou encore le directeur du développement de l'Institut des futurs souhaitables, Martin Serralta.
Les statuts opposables doivent aussi être un levier. « Chacun des projets fait l’objet d’une étude d’impacts, en amont et en aval, qui sera source de dialogue avec le client afin d’impliquer toutes les parties prenantes. Un organisme tiers indépendant (OTI), qui n’est pas encore nommé, viendra auditer la matérialité de nos actions. Le “mission washing” est donc impossible », pointe le senior partner.
Reste à savoir si cette initiative ambitieuse de Kea & Partners portera ses fruits dans un contexte inédit de post-crise sanitaire mondiale. Le covid-19 aura-t-il asséné un coup fatal au capitalisme et à la mondialisation effrénés ? Les dirigeants d’entreprise seront-ils prêts à ce changement de paradigme que d’aucuns appellent de leurs vœux depuis plusieurs années déjà ? Le cabinet a, du moins, un parti pris clair.
Barbara Merle pour Consultor.fr
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