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La chimie française prise en étau : l'avis des consultants

Après la forte croissance des années 2010, la chimie française traverse une des phases les plus difficiles de son existence. Les partners que nous avons interrogés s’accordent sur les causes immédiates de la crise, mais les problèmes viennent de plus loin.

Bertrand Sérieyx
17 Déc. 2024 à 14:00
La chimie française prise en étau : l'avis des consultants
© Ivan Traimak/Adobe Stock

Depuis 2023, les annonces de suppressions de postes et de cessations d’activité se succèdent dans l’industrie chimique française. Les déboires de l’Isérois Vencorex et ses conséquences sur le tissu industriel avoisinant n’en sont que le plus récent avatar. Que se passe-t-il et quelles sont les pistes d’action ? Nous avons interrogé Advancy, Avencore et Simon-Kucher sur le sujet.

Un secteur composite et européen

Le sort de la chimie française est, en pratique, inséparable de celui de la chimie européenne. Même s’il existe bien une concurrence interne à l’UE, celle-ci s’estompe à mesure que l’ensemble des pays subissent de plein fouet la crise internationale qui sévit sur ce marché. Pour autant, « la chimie française est 2e en Europe après la chimie allemande, rappelle Paul Petrescu, principal chez Advancy. Elle représente 15 à 20 % du chiffre d’affaires de la chimie européenne. » En France comme en Europe, « jusqu’à 2018-2019, le secteur était en croissance. Depuis 2019, des tensions ont commencé à se faire sentir sur le marché mondial. La situation est difficile depuis 2023. »

Toutes les filières de la chimie ne sont pas exposées de la même manière. Entre l’amont (chimie minérale, chimie organique) et l’aval (chimie fine, chimie de spécialités, savons et parfums), les enjeux sont différents. « Il y a des pans de l’industrie chimie qui se portent plutôt bien, selon Marie Verdier, partner chez Simon-Kucher, notamment dans le domaine de la chimie du vivant, de la nutrition, de la santé… C’est le cas également de la chimie verte, qui se développe beaucoup en Europe. » Pour Sébastien David, associé fondateur d’Advancy, « les cosmétiques et parfums sont encore performants et protégés ; ils représentent environ 10 % de la valeur ajoutée de la chimie française. »

Un facteur différenciant est le niveau de dépendance aux coûts de l’énergie, souligne Sébastien Degueldre, associate partner chez Avencore. « Pour les activités qui reposent sur des procédés d’électrolyse, comme la chimie du chlore, ou sur une forte consommation de gaz naturel comme la chimie de l’ammoniac, la facture énergétique peut monter jusqu’à 50 ou 60 % des coûts de production. Pour d’autres secteurs, cette proportion peut descendre à 15 %. » Un autre facteur explique la fragilité particulière de la chimie amont par rapport aux filières d’aval : « Plus on remonte vers l’amont, plus il est fréquent que l’activité ait été délocalisée à l’étranger. On ne fait quasiment plus de raffinage en France. Il est moins cher de réaliser ces opérations en Arabie Saoudite, où non seulement la main-d’œuvre est moins chère, mais où aussi la matière première est à la fois proche et bon marché. S’y est ajoutée une volonté politique d’éloigner les activités polluantes et dangereuses. »

Un triple choc convergent

Les partners sont unanimes quant à l’identité des 3 principales causes immédiates de la crise. L’une a déjà été citée : « L’amont de l’industrie chimique est particulièrement affecté par la cherté de l’énergie, résume Sébastien David. Suite à la guerre en Ukraine, les prix du gaz sont passés de 15 € du MWh à 200 € au plus fort de la crise. Ils sont redescendus au 2e trimestre 2023 autour de 25 €, avant de remonter à 35-40 €. »

Certes, confirme Sébastien Degueldre, « depuis le pic de 2022, les prix de l’énergie sont certes redescendus. Mais ils restent plus élevés qu’en Chine ou aux États-Unis, ce qui donne un avantage concurrentiel aux industries chimiques de ces zones ». Résultat, commente Marie Verdier, « dans certaines filières, les coûts de production en sortie d’usine en Europe sont parfois plus élevés que les prix de vente à la livraison en provenance d’Asie ou des États-Unis ».

Dans le même temps, la demande industrielle a tendance à baisser, en Europe et même dans le monde. La construction ralentit, mais aussi l’automobile européenne, dont la chimie est un fournisseur important. Il s’y ajoute une 3e cause : un choc d’offre.

Les autres régions du monde investissent : la Chine, les pays du Golfe, les États-Unis. Les politiques d’investissement offensives menées par les grands pays non européens (en Chine, dans le Golfe, aux États-Unis) conduisent à des surcapacités mondiales. « Aujourd’hui, le taux d’utilisation de l’industrie est en dessous de 75 % depuis 2 ans », explique Paul Petrescu. Ceci pèse sur la capacité d’investissement et la soutenabilité de certains sites, qui sont « à forte intensité capitalistique » et « avec une base de coûts fixes élevée ».

Une réglementation pénalisante pour l’industrie

L’énergie, la demande, l’offre… Ce triple choc révèle une autre fragilité : la réglementation européenne, « insuffisamment protectrice », pour Marie Verdier de Simon-Kucher. « Bien sûr, il est important de décarboner la production industrielle. Mais cela ne doit pas venir grever la compétitivité de l’industrie chimique européenne. Dès lors qu’on lui impose des contraintes de production, il faut compenser ces contraintes vis-à-vis de la concurrence extérieure. La régulation a été conçue lorsque l’électricité était moins chère ; l’équation a changé et certaines filières sont prises en étau. »

Face à cette situation nouvelle, « le régulateur européen met trop de temps à réagir ; les filières s’organisent et montent au créneau, mais cela prend des mois, et, pendant ce temps des parts de marché reculent, la création de valeur s’amenuise… jusqu’à voir certaines entreprises en liquidation. »

« C’est la raison pour laquelle France Chimie et le Cefic [le conseil européen de l’industrie chimique, ndlr] s’attachent à aider la Commission européenne à mieux comprendre les problématiques de compétitivité », explique Sébastien David.

Les facteurs de long terme : plateformes et investissement

Mais ces chocs récents viennent surtout révéler des fragilités plus anciennes, pour les partners interrogés. La structure même de l’industrie en est une. « La chimie française se caractérise par une forte imbrication de la production entre amont et aval, analyse Sébastien David. Il existe une vingtaine de plateformes chimiques en France, qui visent à mutualiser certains coûts. De ce fait, quand l’amont souffre, l’aval souffre également, par effet domino. On assiste au même phénomène en Allemagne. »

Le problème n’est pas seulement cette intégration, mais aussi la faiblesse croissante des différents maillons, selon Sébastien Degueldre d’Avencore. « Depuis 2006, les plateformes se réduisent et éclatent. Des maillons de la chaîne sont rachetés par des investisseurs étrangers. Quand le marché se retourne, ces derniers se retirent des entreprises les plus fragiles, mettant en danger toute la filière. C’est ce qui arrive avec Vencorex, dont les actionnaires thaïlandais se désengagent. Arkema, dont Vencorex était un fournisseur clé, se retrouve en difficulté. Or, il n’est pas toujours facile de changer de fournisseur : dans le cas d’Arkema, une conduite avait été installée entre les deux sites ; il faut changer toute l’infrastructure. Ce sont des situations qui ne se résolvent pas en quelques mois. » C’est ainsi que « nous sommes passés de grands groupes intégrés, avec une taille critique, à des entités spécialisées dans une logique plus financière. Cela peut fonctionner, mais il faut que les investisseurs aient un minimum de vision industrielle de long terme ».

Ce manque d’investissement, Sébastien David d’Advancy le déplore également, « en France davantage qu’en Allemagne. L’industrie allemande a longtemps été protégée par le fait qu’elle reposait sur de très grands groupes qui conservaient des activités très diversifiées. En France, les grands mouvements de restructuration et de cession d’activités considérées comme non stratégiques ont commencé dès les années 1990. En Allemagne, le phénomène est plus tardif, il intervient plutôt dans les années 2010. »

De plus, les industriels français n’ont pas toujours « eu la chance de trouver des actionnaires avec une vision stratégique de long terme, prêts à consentir les investissements nécessaires. C’est ce qui est arrivé notamment à Vencorex : entre les années 1995 et la reprise par PTT en 2014, un retard d’investissement s’est accumulé ». Quand PTT a racheté l’entreprise, d’importants investissements ont été réalisés, « avec le soutien de l’État et de l’Europe, mais il était déjà trop tard. L’activité, tout juste rentable, n’a pas résisté à la crise de l’énergie d’un côté et aux surcapacités de l’autre. Les investissements nécessaires pour renverser la vapeur sont désormais trop importants ».

Un diagnostic que confirment les autres partners. Pour Marie Verdier, « avec l’exemple emblématique du Doliprane, par exemple, les gens semblent découvrir que l’Europe ne produit plus ses principes actifs… Or, ce que nous vivons aujourd’hui découle de politiques déjà anciennes en défaveur de la chimie et plus généralement de l’industrie européenne. La chimie est pourtant un secteur créateur d’emplois à forte valeur ajoutée et exportateur. Ces aspects positifs de l’industrie chimique ont été trop négligés. La chimie est un métier d’innovation. Si on rate le coche de l’investissement à un moment donné, les acteurs européens peuvent prendre un retard qu’il n’est pas toujours possible de le rattraper ».

Un enjeu pour la nouvelle Commission européenne

Or, rappellent Paul Petrescu et Sébastien David, le rapport Draghi appelle précisément à « un choc d’investissement à hauteur de 800 Mds € par an », afin d’éviter « la lente agonie de l’industrie européenne ».

Il y a au moins 2 types de leviers d’action. Pour Sébastien Degueldre, il faut d’abord « atténuer l'impact de la volatilité des prix de l’énergie. Dans la crise consécutive à la guerre en Ukraine, nous avons privilégié la protection des ménages, ce qui a pénalisé l’industrie ». Sébastien David abonde dans le même sens : « En France, le parc nucléaire devrait permettre aux industries électro-intensives de bénéficier de prix compétitifs pour une électricité décarbonée. Dans le même temps, il faut aider l’industrie chimique à faire sa transition énergétique, en soutenant les investissements nécessaires. »

Il faut également agir auprès de Bruxelles pour obtenir une meilleure protection du secteur. « Il s’agit de protéger l’un des maillons essentiels de notre souveraineté industrielle », estime Sébastien Degueldre. D’autant que « la chimie joue un rôle crucial dans la transition écologique. Elle contribue à la décarbonation des processus de production, au recyclage des matériaux et à leur durabilité », rappelle Paul Petrescu.

Tous ces progrès nécessaires reposent en partie sur l’expertise chimique. Et le temps presse, rappelle Sébastien David : « Selon une étude de France Chimie réalisée l’année dernière, 15 000 emplois directs seraient menacés. Depuis, malheureusement, 5 sites ont déjà fait l’objet d’annonces de fermeture… » dont, précisément, Vencorex. Il est fort à craindre que d’autres suivent dans un avenir proche.

Advancy Avencore Simon-Kucher Marie Verdier Sébastien David Sébastien Degueldre
Bertrand Sérieyx
17 Déc. 2024 à 14:00
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Adeline
industrie lourde
chimie, industrie lourde, crise, coût de l’énergie, réglementation européenne, décarbonation, offre, demande, France, Vencorex, Arkema
14163
Advancy Avencore Simon-Kucher
Marie Verdier Sébastien David Sébastien Degueldre
2024-12-18 12:03:16
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