Industrie lourde et développement durable : des engagements (im)possibles à tenir ?
Métallurgie, sidérurgie, cimenterie, verrerie, chimie, papeterie… l’industrie lourde représente 75 % des émissions de CO2 de l’ensemble du secteur industriel. Son défi : répondre à la Stratégie nationale Bas Carbone (SNBC) imposant une réduction de 35 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030. Simon-Kucher et Kéa accompagnent notamment ces acteurs dans cette lourde transition vers des process plus durables. Et ce, dans une conjoncture complexe pour le secteur.
L’industrie lourde, activités de transformation de la matière première, secteur mère de l’industrie, est un secteur à très fort enjeu pour l’économie nationale. « La maitrise de ces industries est aussi une question de souveraineté. L’acier vient par exemple nourrir la défense, l’armement, l’automobile, des activités hautement stratégiques. Si nous ne sommes pas capables de produire un acier vert, nous serons dépendants de la Chine. Sa transformation est une nécessité vitale. Et la décarbonation de ces industries premières va transformer l’ensemble de l’industrie », contextualise Sandra Bertholom, senior partner du pôle Industrie de Kéa.
Un secteur en quête de verdissement
La problématique de fond, c’est qu’elle est le secteur énergo-intensif par excellence. L’énergie représente, en effet, entre 15 et 30 % de ses coûts de production, et son pendant, les émissions de CO2 (3/4 des émissions de l’ensemble de l’industrie), de très loin le premier des gaz à effet de serre (le dioxyde de carbone représente 90 % de l’ensemble des GES). La question de réduction de la consommation d’énergie de ce secteur de l’industrie lourde n’est pourtant pas récente, en baisse de 40 % depuis les années 1990 et de 1,3 % à 1,5 % par an chez les industriels les plus énergivores ces 10 dernières années (du fait de l’amélioration de l’efficacité énergétique des procédés, mais également des fermetures de sites, délocalisations et importations). Mais depuis, cette tendance décroissante semble stagner, voire s’inverser. Et face à l’explosion des prix de l’énergie depuis fin 2021, à celle pendant un an et demi des cours des matières premières, aux risques liés à l’approvisionnement revenus sur le devant de la scène depuis le début de la guerre en Ukraine, les entreprises du secteur n’ont plus vraiment le choix de revoir leurs stratégies de transformation. Et ce, dans un contexte de la dernière version de la Stratégie nationale bas carbone (de 2020), feuille de route de la France pour conduire la politique d’atténuation du changement climatique, qui vise à la réduction de 35 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030 et de 81 % d’ici à 2050.
Le cabinet Simon-Kucher voit ainsi arriver depuis 3 ans « une vague de projets transformationnels liés à la décarbonation, touchant au “cœur de métier” des clients et à l’utilisation efficace et plus vertueuse des ressources, note Luc Anfray, associé au sein du secteur Industries alors qu’auparavant, les demandes étaient moins avancées et souvent axées sur des questions réglementaires ou institutionnelles ». En sujets-phares désormais : la traçabilité et la monétisation de la décarbonation et de la durabilité. « C’est une demande de la société civile et des clients finaux en attente de produits plus durables qui remonte l’ensemble de la chaine de valeur, via les distributeurs, les transformateurs et les autres industriels. Tout le monde cherche la bonne équation pour continuer à vendre tout en intégrant des démarches ESG coûteuses au cœur des opérations et des processus industriels », ajoute Luc Anfray.
Du côté du cabinet Kéa, société à mission, le verdissement des activités des entreprises, et en particulier de l’industrie lourde (10 % de son activité), est devenu un cheval de bataille ; les projets à impact qui représentaient 15 % de l’activité du cabinet en 2021 sont passés à 22 % en 2023. « Depuis 2 ans, le sujet de la décarbonation a explosé, et ce pour les grands groupes comme pour les ETI. Nous avons également de nombreuses missions autour des modèles opérationnels, de la stratégie de portefeuille d’activités des grands groupes, des questions de la création de plateformes d’économie circulaire », précise la senior partner du pôle Industrie de Kéa, Sandra Bertholom.
Les clefs des champs « durables »
Les solutions existent bel et bien selon les experts. « En termes de décarbonation, le secteur dispose de quatre leviers : l’amélioration de l’efficacité énergétique, l’innovation dans les procédés industriels, le captage-stockage-recyclage du carbone et le développement de nouveaux business models plus sobres et plus circulaires », décline Sandra Bertholom de Kéa.
Cela passe par exemple par l’utilisation d’énergies décarbonées, telles que l’hydrogène, la biomasse, l’électrification des procédés, à une condition, comme le souligne Aurélie Brunstein du Réseau Action Climat, « si l’électricité française est 100 % décarbonée », la diminution de la quantité de matières premières pour l’élaboration du produit final et le développement des produits à bas carbone. « Le ciment est par exemple un produit très carboné, car l’une des étapes est de chauffer à très haute température. Il faut développer des produits intrinsèquement moins carbonés. Ou dans l’acier, où l’on est obligé d’utiliser du charbon, il faut plutôt faire en sorte de privilégier des process avec du fer et de l’électricité », précise Aurélie Brunstein.
L’économie circulaire est également un outil de cette transformation : amélioration des circuits de collecte et de tri, déploiement de solutions de recyclage des matières secondaires, et plus largement, mise en place d’une véritable chaine de valeur dédiée au sein du secteur de l’industrie lourde. La transformation du secteur ne peut se faire sans ce modèle vertueux aux yeux de Sandra Bertholom de Kéa. « Ce circuit doit se construire avec l’ensemble des acteurs, avec la création d’un écosystème et des filières pour l’impulsion et la mise en œuvre, par exemple, en aval des filières de recyclage de la matière, mais aussi en amont, penser l’allongement de la durée de vie des matériaux et l’écoconception. » L’économie circulaire, une utopie encore il y a peu, qui prend corps aujourd’hui. « Intuitivement, économiquement, écologiquement, l’économie circulaire a du sens, car nous aurons moins de ressources, mais aussi, car elles seront plus difficiles à extraire et à transformer. La question est donc celle du niveau d’anticipation que l’industriel veut avoir : quels risques est-il prêt à prendre ? Veut-il être pionnier ou suiveur ? La question du timing est essentielle », atteste Luc Anfray de Simon-Kucher. « Nous sommes loin de l’utopie, ajoute Marie Verdier, spécialiste du secteur Matières Premières et Chimie de ce cabinet, dans les secteurs des ingrédients et de l’agriculture, le sujet de la valorisation des co-produits existe depuis toujours, mais avec la banalisation de certaines technologies – comme la méthanisation – se pose la question de la capacité à ajouter un métier à ses compétences traditionnelles ».
Les ressorts vertueux de la transformation
Alors les acteurs de l’industrie lourde, cimentiers, métallurgistes et sidérurgistes, verriers, chimistes, papetiers… sont aujourd’hui pressés d’enclencher cette transition devenue plus qu’urgente. Diminution de la consommation d’énergie, baisse de la pollution, mais aussi réduction des matières premières utilisées (matériaux recyclés, écomatériaux), écoconception des produits ou encore la diminution de mise en marché de certains produits, tels sont les clefs de la transformation du secteur.
« Les enjeux stratégiques de cette transition écologique sont avant tout de changer de sources d’énergie, de sources d’approvisionnement et d’avoir une profonde réflexion sur les gammes de produits proposées. La question centrale est : “Est-ce que je réinvestis sur des énergies plus durables en conservant les mêmes volumes de production et le même process industriel ou est-ce que je transforme l’entreprise plus profondément pour aller vers de nouveaux produits, de nouveaux processus industriels et de nouveaux modèles de ventes, circulaires et disruptifs ?” Nous accompagnons nombre de nos clients sur les meilleures façons de conserver la valeur créée en amont de la chaine de valeur » explicite Luc Anfray de Simon-Kucher.
L’un des défis majeurs, le financement de ces nouveaux modèles, comme le chiffre Sandra Bertholom de Kéa. « Ces industries doivent justifier d’investissements très lourds, l’Ademe a défini les besoins d’investissements pour la décarbonation des secteurs de l’acier, du ciment et de la chimie à 14 milliards d’euros d’ici 2050. Il est donc nécessaire de penser les modalités de financement. » La responsable industrie Réseau Action Climat, interrogée par Consultor, relativise pourtant les difficultés. « L’industrie lourde, fortement soumise à la concurrence internationale, est une industrie privilégiée. Elle a reçu des crédits carbone. Certains industriels continuent de faire des marges record et avaient les moyens de procéder à la transition. La transition carbone va forcément augmenter les coûts et dans un premier temps faire baisser la rentabilité. »
Plus largement, pour l’associée du secteur Industrie, Marie Verdier, c’est tout un monde, celui des industries en amont, qui va être profondément modifié. « Des marchés vont s’éteindre, certains produits très transformés ou hautement recyclables seront remis en question à terme et de nouveaux marchés se développent, à l’instar des bioplastiques, des biocarburants pour l’aviation. Notre rôle est d’aider les acteurs de cet écosystème à définir et mettre en place des stratégies de croissance dans des univers incertains. Le développement durable offre aux industriels une perspective de différenciation, qui va à rebours des mouvements de commoditisation observés depuis des années… et cela vient challenger un argumentaire commercial historiquement axé de façon quasi exclusive sur la compétitivité prix. Par ailleurs, pour les acteurs européens, la décarbonation peut redonner un avantage concurrentiel sur certains marchés locaux. »
Et ce, sans oublier tout le pan RH de cette méga transformation, pour Sandra Bertholom de Kéa. Un enjeu énorme… « Il est d’ores et déjà essentiel d’accompagner la gestion des emplois et la transition, l’évolution des compétences et la reconversion des collaborateurs du secteur. »
Cette transformation devrait plutôt être considérée comme une opportunité pour Réseau Action Climat, représentant français du réseau mondial (CAN International) et européen (CAN Europe) d’ONG concernées par les changements climatiques. « Nous estimons à 50 % le besoin de renouvellement des équipements des usines sidérurgiques et chimiques sur la période 2020-2030 et 30 % pour les cimenteries. Nous sommes donc à un moment clef pour remplacer les équipements industriels des usines françaises vieillissantes et investir dans les technologies bas-carbone compatibles avec la trajectoire de la SNBC. Pour réaliser ce saut technologique, des analyses de rentabilité sont nécessaires pour une mise sur le marché et une applicabilité rapide des nombreuses solutions déjà existantes, tout comme l’innovation et la mise en œuvre de programmes de recherche », commente Aurélie Brunstein.
Des objectifs durables tenables ?
Mais une baisse d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre d’ici 7 ans et des trois-quarts d’ici 27 ans pour un secteur de l’industrie lourde ; l’ensemble de l’industrie est le quatrième secteur le plus émissif (derrière les Transports, l’Agriculture et le Bâtiment), est-ce envisageable ou est-ce une utopie ? Rappelons que l’industrie lourde représente à elle seule les 3/4 des émissions de CO2 de l’ensemble du secteur… « La marche est très haute, on lui demande de baisser d’un tiers en 7 ans alors que les émissions ont tendance à stagner depuis quelques années. La transformation est profonde et majeure, mais les leviers sont identifiés et les solutions technologiques existantes. Sur les 50 sites les plus émetteurs en France, l’État s’est engagé à faire passer les aides publiques de 6 à 10 milliards d’euros d’ici 2023. Nous militons pour que ces aides soient conditionnées aux engagements tenus. Le souci est que les résultats de cet exercice restent confidentiels. Il y a donc un vrai souci de transparence et demandons au gouvernement d’y avoir accès », pointe Aurélie Brunstein, responsable industrie Réseau Action Climat. Dans le « top 10 » de ces sites, on trouve deux sites d’ArcelorMittal, deux sites de Lafarge Ciments, Vicat et EQIOM (cimentiers), mais aussi Naphtachimie ou Yara France (chimie). Il y a un an, réunissant les 50 sites industriels les plus émetteurs (55 % de la totalité des sites industriels), Emmanuel Macron leur a en effet fixé un objectif de division par deux des émissions industrielles françaises au cours de la prochaine décennie, avec à l’appui des aides financières et un accompagnement à la mise en place d’une feuille de route de décarbonation pour chacun de ces 50 sites.
L’un des freins à l’accélération de la transformation durable reste, selon Marie Verdier de Simon-Kucher, la lourdeur réglementaire, « les acteurs se voient imposer de nombreuses contraintes et normes souvent changeantes alors qu’ils se sont déjà engagés sur des évolutions lourdes et des plans qui, dans le temps long de l’investissement industriel, se déclinent souvent sur plus de 10 ans ». Pour preuve, depuis le 1er octobre dernier, les entreprises européennes doivent déclarer leurs importations de matières premières les plus polluantes – plus de 50 % des émissions industrielles du continent européen – l’acier, l’aluminium, le ciment, l’engrais, l’hydrogène, l’électricité, mais aussi des produits transformés, comme les boulons et les vis. Et ce afin de mettre en place la taxe carbone aux frontières en 2026 dans le cadre du « Green Deal » européen, le plan de lutte contre le réchauffement climatique. « Ce corpus réglementaire contribue à générer des protections dans certains segments de marché. La question primordiale étant : sur quels marchés se positionner, avec quelle offre, quel modèle de monétisation, et quel réseau de production ? En un mot : où et comment construire une transition durable ET profitable », observe Marie Verdier de Simon-Kucher. « Aux États-Unis ou en Chine, par exemple, le thème de la décarbonation est pour le moment moins prégnant du fait réglementaire et des consommateurs », illustre Luc Anfray de Simon-Kucher.
D’après les experts, cette transformation est à la fois vitale et possible, comme le résume la senior partner de Kéa, Sandra Bertholom. « Nous avons les leviers et nous sentons que les industries sont prêtes. Atteindre l’objectif de 81 % d’ici à 2050 va nécessiter de mettre en place l’ensemble des solutions qui ont été identifiées, et pas une seule, avec la mobilisation de l’ensemble des acteurs, de l’amont à l’aval, mais également des pouvoirs publics en France, comme à l’échelle européenne. »
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