Mulliez, GameStop : baston sur les honoraires des consultants
Ces derniers mois, coup sur coup, en France et aux États-Unis, le Boston Consulting Group n’a pas hésité à aller en justice contre ses clients en grandes difficultés – le prêt-à-porter des Mulliez en France, et GameStop aux États-Unis – pour obtenir le paiement de plusieurs dizaines de millions d’euros et de dollars d’honoraires.
Chez les Mulliez, la puissante famille du nord de la France, notamment détentrice d’Auchan, Leroy Merlin, Boulanger, Décathlon, Kiabi, Pimkie, Norauto ou Flunch, employeur de 700 000 personnes et totalisant 100 milliards d’euros de chiffre d’affaires, c’est peu dire que la mission conduite entre 2020 et 2022 par le Boston Consulting Group sur ses activités textiles ne laisse pas un bon souvenir.
Ainsi qu’en témoigne anonymement un membre de l’Association familiale Mulliez (AFM) interrogé par Consultor : « Nous n’avons pas très envie de revenir sur ce sujet, c’est du passé. Tout ce que je peux vous dire est que nous avons été surpris. Nous n’avons pas l’image de gens incorrects. Nos demandes étaient fondées. Eux ont eu une lecture stricte du contrat. Résultat des courses, nous n’avons pas eu les gains escomptés, eux ont leurs sous. »
Quelques mois plus tôt, la justice était venue solder un différend de longs mois entre le groupement de plusieurs marques de textile dans le giron des Mulliez et le cabinet de conseil en stratégie parisien.
En effet, le 1er décembre 2022, le tribunal de commerce de Lille Métropole a condamné le groupement d’intérêt économique Fashion Cube Business réunissant les marques Jules, Pimkie, RougeGorge Lingerie, Grain de Malice, BzB, ainsi que l’allemand Orsay, à payer la somme de 8,5 millions d’euros au BCG.
Par ce jugement, la justice mettait un terme à des mois d’opposition entre le Fashion Cube et le BCG quant aux résultats et à la valeur d’une mission commandée par le premier au second fin 2020, pour laquelle Fashion Cube s’était déjà acquitté de 6,7 millions d’euros d’honoraires.
BCG choisi parmi plusieurs cabinets pour ressusciter les marques de prêt-à-porter des Mulliez
Nous sommes alors au dernier trimestre, le prêt-à-porter, déjà souffreteux, sort moribond du premier confinement : redressement judiciaire pour Camaïeu, La Halle, André, Un Jour Ailleurs ; procédure de sauvegarde pour Celio et Orchestra-Prémaman ; changement d’actionnaire enfin pour Naf Naf.
Dans ce contexte, Fashion Cube veut mettre en œuvre un plan de transformation pour réorganiser sa gouvernance, améliorer les résultats de ses membres – qui boucleront l’exercice 2020 sur une perte de 95 millions d’euros. À la suite d’un appel d’offres, lancé auprès de plusieurs cabinets de conseil en stratégie parmi les plus influents, Fashion Cube choisit le BCG.
Deux lettres de mission sont conclues. Une première, le 6 novembre 2020, engage le BCG à réaliser des travaux d’étude et un diagnostic pour identifier des leviers de croissance et de transformation.
Des contrats négociés pendant des mois
La seconde, le 30 mars 2021, vise à mettre en œuvre un plan de transformation jusqu’au 30 juin 2022. Les négociations sur ce contrat subséquent vont être fort longues, et pas moins de huit versions différentes seront nécessaires pour aboutir à un accord.
Mi-mai 2020, alors que le travail sur cette seconde phase a démarré depuis le 4 janvier 2021, Erwan Punelle, le président de Fashion Cube et Pierre Mercier, un managing partner présent dans le cabinet depuis 20 ans et spécialiste du retail et de la grande consommation, trouvent un terrain d’entente. Mais plus de deux ans après, le 4 juillet 2022, le BCG assigne Fashion Cube, Jules, Diramode, RougeGorge, Ephigea et demande au tribunal de les condamner à lui régler la somme de 12 millions d’euros ainsi que les intérêts de retard au taux légal.
Le déroulé des événements ressemble à s’y méprendre à une mission analogue conduite par le BCG auprès de GameStop, la maison-mère de Micromania située aux États-Unis. En 2019, le distributeur de jeux vidéo missionne le cabinet de conseil alors qu’il venait de publier pour 2018 la pire perte de son histoire (670 millions de dollars). Objectif de la mission : générer un profit supplémentaire de l’ordre de 200 millions de dollars par an.
Trois ans plus tard, même motif, même punition : le 22 mars 2022, le cabinet de conseil dépose une plainte devant le tribunal fédéral du Delaware pour des honoraires impayés par son client. Montant de la facture réclamée en justice : 30 millions de dollars.
Fixe et variable : des honoraires de conseil très cadrés
Outre la durée et la nature de la mission, et les poursuites judiciaires engagées par le BCG dans les deux cas, les deux relations contractuelles BCG/GameStop et BCG/Fashion Cube ont aussi pour point commun le barème de rémunération des consultants mis sur pied par le cabinet et agréé par les clients : un mix de variable et de fixe.
Dans le cas des Mulliez, la rémunération variable est définie en fonction du niveau d’avancement des diverses initiatives de transformation de Fashion Cube poussées par le BCG. Si une initiative est simplement identifiée, mais pas du tout mise en œuvre, elle ne génère que peu d’honoraires variables. Au contraire, si l’initiative passe tous les sas de validation interne, est mise en œuvre et génère des gains comme prévu, elle compte pour le volume le plus important d’honoraires variables. Cinq catégories d’avancement des initiatives du BCG sont prévues : G1, G2, G3, G4 et G5.
Côté fixe, BCG et Fashion Cube se mettent d’accord sur une grille prévisionnelle de déploiement des ressources. Elle prévoit de janvier 2021 à juin 2022, mois par mois, un montant cumulatif d’honoraires exigible par le BCG en cas d’interruption de la mission : 2 millions d’euros en janvier 2021, 7 en mars, 12,5 en juin, 14,3 en septembre, 15,3 en novembre… jusqu’à 17 millions d’euros en juin 2022.
Le barème, qui là aussi met des mois à être défini entre le client et les consultants, est très similaire pour la mission GameStop. Il est convenu que le BCG serait rémunéré soit par un montant fixe de 16,5 millions de dollars, soit par un montant variable – in fine celui des deux qui serait le plus important.
Dans le cas des Mulliez, c’est ce double barème qui lui permet d’avoir gain de cause en justice après que Fashion Cube a interrompu la mission consécutivement à l’aggravation des situations de Pimkie et Orsay qui seront ultérieurement revendus. « Le programme de transformation globale n’a pas pu à aller à son terme, car deux entreprises du groupement en ont été sorties et que nous n’étions pas satisfaits des résultats de la mission », indique notre source à l’AFM.
La géométrie variable des objectifs variables
Car en ce qui concerne l’atteinte des objectifs variables, il y a vite divergence entre le client et le consultant quant à ce qui est atteint, et ce qui ne l’est pas.
Le 20 octobre 2021, Fashion Cube parle de 28 millions de G4 atteints, quand le BCG évoque 33 millions le 17 novembre. A fortiori, le jugement du tribunal de commerce de Lille, que Consultor s’est procuré, entérine que « le BCG ne peut se prévaloir d’une quelconque rémunération », car « le fondement du contrat était basé sur des honoraires variables en fonction de l’atteinte des résultats, et que les résultats n’étaient visiblement pas atteints ».
Aller au clash avec les Mulliez : « Faut se sentir puissant »
En France, en mai dernier, quand l’information du clash BCG/Mulliez est sortie, quelques partners du secteur sont presque tombés de leur chaise. C’est du moins ce dont fait état un partner d’un cabinet de la place qui a requis l’anonymat : « Le marché a été étonné. Avec quelques partners dans quelques cabinets, on en a parlé. L’AFM, c’est tout de même la galaxie Auchan, Décathlon, faut se sentir puissant pour aller au conflit. À la rigueur, tu es un fabricant d’avions, tu as lancé la construction, tout est arrêté, tu as déjà payé des charges de fabrication, chercher à se faire payer par tous les moyens s’entend. Autant, là, ça ne leur coûtait pas grand-chose a priori d’en rester là – sauf à flipper d’avoir du mal à staffer les équipes qui auraient arrêté le projet plus tôt que prévu. Ils auraient dû avoir cette élégance-là. Je serais un des membres de l’AFM, je dirais à tout le monde dans l’association de ne plus travailler avec eux. »
De mauvais payeurs qui tardent à régler les consultants qui travaillent pour eux, il y en a. Mais « des escalades comme BCG/Mulliez, c’est clairement beaucoup plus rare », réagit un autre partner, lui aussi anonymement.
Et le même d’insister : « Normalement, une boîte de conseil en stratégie la joue long-termiste avec ses clients. Elle va se dire “Bon, on s’est fait avoir cette fois, mais si on veut travailler à nouveau avec ce client, faisons le dos rond.” »
Un autre confrère voit les choses de la même façon : « Cela m’est encore arrivé récemment sur un de mes projets : une coupe budgétaire, et tout de suite on nous a demandé d’anticiper la fin du projet. On n’a pas fait un procès. Dans ce cas-là, on cherche à comprendre ce qu’il se passe et comment finir au mieux ce que l’on a commencé. On est à la recherche de flexibilité au maximum. »
Pour quelles raisons, alors, les cas BCG/GameStop et BCG/Fashion Cube ont-ils escaladé de la sorte ? Ce n’est pas le premier intéressé qui en dira plus. Interrogé sur la répétition de ces contentieux dernièrement, le bureau du BCG à Paris a indiqué à Consultor « ne jamais exprimer de commentaires quant à ses clients ou missions auprès de personnes externes » et « ne pas souhaiter commenter les décisions de justice ».
La concurrence du BCG en est donc réduite à émettre des conjectures. L’importance de la somme en jeu ? Un partner qui est en fin de carrière et qui s’en moque de se fâcher avec un de ses clients ? Un calcul froid de ce que le cabinet a gagné chez les Mulliez ces dernières années avant la présente mission conflictuelle, et de ce qu’il ne va pas gagner après ?
Les success fees en question
Quelles que soient les causes du clash BCG/Mulliez, il interroge en creux le modèle de la rémunération variable des consultants en stratégie par leurs clients, et des conflits qu’il recèle.
« Soit l’impact du cabinet est facilement et clairement délimitable, par exemple trouver un investisseur pour racheter une boîte, soit cela peut vite être une usine à gaz et un nid à emmerdes. Si des ventes augmentent en année N par rapport à l’année N-1, comment être sûr que c’est le seul impact du cabinet de conseil qui a joué et pas plein d’autres facteurs ? », analyse un des partners qui a accepté de nous répondre.
Même prudence quant aux honoraires aux résultats d’un autre partner : « La notion de variable demande une grande confiance entre le consultant et son client. À la fin, si le client veut te la faire à l’envers, il peut te la faire à l’envers. Cela lui donne beaucoup de pouvoir, tout en instillant de la sérénité chez lui. S’engager sur des honoraires variables donne au client le sentiment agréable de ne pas se faire enfler. »
Bilan des courses, avance encore un partner, « le paiement au résultat est hyper compliqué pour les clients et les cabinets ».
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Le paiement d’une part des honoraires en success fees, autrement dit commissions de succès, est loin d’avoir été généralisé dans le secteur du conseil en stratégie – même si certains cabinets en font leur cheval de bataille. Pour d’autres, son application nuirait à l’objectivité des recos, ou est tout simplement inapplicable quand les conséquences des missions s’étalent sur des années.
Bad buzz
Et les cabinets : ce dont témoignent les deux affaires que le BCG a eu à gérer. Au-delà des frais de justice et du temps qu’elles prennent au cabinet, leur effet bad buzz n’est pas à minimiser, ainsi que les mesures de rétorsion commerciale qu’elles pourraient générer.
Six mois après le jugement du tribunal de commerce de Lille, l’AFM dit l’accepter. Interrogée quant à la probabilité de retravailler avec le cabinet à l’avenir, notre source le répète une demi-douzaine de fois : « Nous ne sommes pas contents du travail effectué et nous avons payé. » Côté GameStop, le distributeur de jeux vidéo s’est dit « fier de ne plus recourir aux services du BCG pour quelque service que ce soit ».
Une légère odeur de cramé chez ces deux clients ? Oui et non. Pour un des partners que nous avons interrogés, en business, comme en amitié ou en amour, même les pires fâcheries ne sont jamais définitives : « Dans 5 ans, dans 10 ans, de l’eau aura coulé sous les ponts, le BCG est si puissant, de nouvelles équipes de part et d’autre trouveront les meilleures raisons du monde de retravailler ensemble. »
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Il avait été débauché en 2019 de Bain après plus de 15 ans dans ce cabinet pour développer la practice Consumer Products/Retail du BCG, et en particulier pour développer le compte Carrefour sur la base de son réseau. Stéphane Charvériat, 56 ans, managing director et senior partner, est sur le départ du Boston Consulting Group (source : La Lettre du Conseil), même si l’info n’est pas encore officielle.
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