Retail : les marques « Made in Net » forcées de se réinventer

DNVB pour Digital Native Vertical Brands. Elles sont nées en 2007 avec la création de la marque de prêt-à-porter US Bonobos par deux alumnis de Bain diplômés de Stanford, Andy Dunn et Brian Spaly. Des e-marques qui se sont largement déployées depuis les années 2010. Près de 20 ans plus tard, les DNVB sont devenus des incontournables du paysage du retail, mais connaissent des fortunes diverses. L’analyse de ce marché « virtuel » avec cinq consultants experts du secteur retail : Vincent Redrado de Digital Native Group (DNG), Jean-Marc Liduena de Circle Strategy, François Cousi de PMP Strategy, Laurence-Anne Parent et Hamza Benhaddou d’Advancy.

Barbara Merle
22 Oct. 2024 à 14:00
Retail : les marques « Made in Net » forcées de se réinventer
© basicmoments/Adobe Stock

Nous les côtoyons sans cesse sur le net, mais elles restent la plupart du temps assez méconnues pour le plus grand nombre… sauf si l’on fait partie de l’une de leurs tribus… De l’habillement aux sports et loisirs, en passant par le bien-être, la déco, les accessoires, la petite enfance ou encore l’alimentation, ces marques digitale native se comptent aujourd’hui en centaines en France, entre 600 et 700 DNVB en 2023, selon les études, pour un volume de chiffre d’affaires global de 3 milliards d’euros sur le territoire national (d’après l’étude annuelle de DNG).

DNVB : Quézako ?

Les Digital Native Vertical Brands, bientôt 20 ans d’âge donc, ont explosé grâce à un modèle innovant qui leur a donné une longueur d’avance sur leurs concurrents physiques : digital native donc, culture agile, parfaite maitrise des data (elles élaborent leurs propres études) et des codes des réseaux sociaux (elles ont compris l’intérêt de Tik Tok bien avant les autres), BtoC en lien direct avec leurs clients qu’ils connaissent sur le bout des doigts (un marketing fondé sur les communautés/les tribus), verticales (sans intermédiaires contrôlant ainsi leur chaine de valeur), un seul (ou un nombre limité) produit (ou gamme de produits)…

« Elles se sont développées sur une nouvelle proposition de valeur, un rapport qualité-prix disruptif, un marketing viral et communautaire qui va chercher des niches d’aficionados, et un modèle de production à la commande, qui réduit considérablement à la fois le besoin de trésorerie et le risque de sur- stock » amende le partner e-commerce de PMP François Cousi. Et ce, pour des publics cibles très particuliers, « 70 % sont des femmes et l’âge moyen est de 33 ans », détaille le DG de Circle Strategy, Jean-Marc Liduena. 

DNVB, des marques au top et d’autres « soldées »

À l’instar de l’ensemble du secteur du retail, il s’avère impossible de réaliser un panorama monolithique de leur état de santé, tant ces marques connaissent des sorts diamétralement opposés. Cela dépend en partie des univers et de secteurs plus ou moins porteurs conjoncturellement : la mode et la déco sont en perte de vitesse quand la cosmétique, la nutrition sportive, l’optique ou l’outdoor continuent de surfer sur la vague.

Mais pas seulement… car, même dans ces secteurs en perte de vitesse, certaines DNVB se portent à merveille, « les marques qui font deux ou trois fois la croissance du marché sont celles qui ont réussi à s’implanter avec une véritable raison d’être et que tout le monde s’arrache dans des secteurs où l’offre abonde », appuie la partner d’Advancy Laurence Anne Parent.

Certaines de ces start-ups sont, en effet, devenues en quelques années des pépites du retail face à des concurrents historiques. « Dans une consommation actuelle plutôt en berne, de nombreuses marques vont bien, voire superforment, comme Sézane (prêt à porter, ndlr) et Cabaïa (sacs à dos, ndlr), Les Secrets de Loly (soins capillaires, ndlr), La Rosée (cosmétiques, ndlr), My Variations (oral care, ndlr) », confirme Vincent Redrado, dirigeant fondateur de Digital Native Group (DNG). Et, selon un associé discret, « ce qui ferait la beauté du modèle, c’est qu’aucune DNVB étrangère n’a vraiment réussi à percer en France ».

Le tableau n’est pas pour autant tout rose, « la fête est finie, c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus », comme l’image Vincent Redrado, dont le cabinet (qui a été racheté par eleven en 2022) est dédié à cette niche du retail. Car bon nombre d’entre elles connaissent en effet d’énormes difficultés depuis 2022, poussant même des références mondiales à la faillite (la marque américaine de boissons apéritives Haus en 2022) ou au bord de la faillite. La pionnière, l’emblématique, Bonobos, achetée par Walmart en 2017 pour 310 millions de dollars, a été soldée en 2023 à deux fonds retail WHP Global et Express Inc. pour 75 millions de dollars. Après la faillite d’Express, le sort de Bonobos est en question malgré de bonnes ventes. Même sort incertain pour la marque britannique devenue iconique d’ameublement en ligne Made.com lancée en 2011, qui a perdu 90 % de sa valeur.

Certaines marques made in France sont elles aussi en souffrance à l’instar de My Jolie Candle, Bonne Gueule, Les petits Bidons, Y/Project… placées en redressement judiciaire cette année. Déjà, en 2022, elles s’étaient regroupées sous le collectif baptisé We Are Lucioles, pour envoyer une lettre ouverte au ministre de l’Économie Bruno Le Maire pour demander des financements afin d’éviter la banqueroute. Une question de taille critique. « La situation est différente selon la taille d’entreprise, plus difficile pour celles de moins de 5 millions d’euros de chiffre d’affaires, celles qui n’ont pas au moins 70-80 % de marge brute pour investir », selon Vincent Redrado de DNG. Des explications selon lui à chercher aussi du côté de la rentabilité, de la marge, de diversification de réseaux de distribution…

L’âge de la maturité

Nées il y a moins de 20 ans, les DNVB font aujourd’hui face, selon François Cousi de PMP Strategy, à un « enjeu de passage à l’échelle afin d’atteindre la taille critique et devenir des marques établies avec la capacité de générer de forts volumes pour se pérenniser ». Pour preuve de l’évolution, selon ce partner, 75 % d’entre elles sont omnicanales et 30 % du chiffre d’affaires est réalisé en magasin, sachant que les ventes en boutiques permettent de faire bondir le panier moyen de +43 %. « Le modèle a changé, le métier est devenu plus complexe, pointe de son côté Vincent Redrado de DNG. Celles qui ne vont pas bien sont confrontées à différentes problématiques, l’explosion des coûts d’acquisition, des investisseurs plus frileux, la concurrence exponentielle, la difficulté à passer la barre symbolique des 10 millions d’euros de chiffre d’affaires, un déficit de notoriété et de diversification des canaux de distribution, et ce, dans un contexte nouveau, que la parfaite connaissance des codes des réseaux sociaux ne soit plus la clef du succès ».

Effectivement, le modèle initial très spécifique des DNVB n’est plus un gage de réussite, comme le résume Jean-Marc Liduena de Circle Strategy. « Ces marques nées en ligne uniquement BtoC très verticales, qui contrôlent l’ensemble de la chaine de valeur, très à la mode dans les années 2000 au moment de l’avènement des start-ups Internet, doivent revoir leur business model pour faire face à de nouvelles problématiques. »  Résultat, elles doivent se réinventer ou sont appelées à disparaitre.

Que s’est-il donc passé en quelques années pour que ces reines du Net d’alors soient acculées à se transformer en profondeur, alors même que la pandémie du Covid laissait à penser qu’il y aurait un avant et après consommation virtuelle ? « La période covid a favorisé le modèle, il y a maintenant un retour du boomerang montrant que le retail physique n’est pas mort et que la dimension physique est clef pour se développer de façon pérenne et rentable avec un socle de clientèle puissant », ajoute la partner Retail et Luxe d’Advancy Laurence-Anne Parent.

Des marques sous pression

C’est en fait un faisceau de nouveaux challenges qui se sont présentés à ces acteurs du net. D’un point de vue général, l’ensemble du retail non essentiel connait une diminution notable des ventes suite à l’inflation de ces deux dernières années, une tendance baissière valable aussi pour ces digital natives.

Pour ces acteurs en particulier, il y a l’explosion des coûts d’acquisition clients, comme le chiffre la tête de pont de Circle Strategy, avec « plus 25 % uniquement entre 2021 et 2022, et des tarifs pubs sur Google et Meta, qui ont crû de 50 % ces deux dernières années ».

Ensuite, deuxième challenge, la saturation des canaux digitaux avec la démultiplication des marques, « 182 DNVB seulement en habillement, comment choisir ? » questionne Jean-Marc Liduena. Plus de concurrence sur un segment, cela nécessite une encore plus forte différenciation produit/marque qui manque aux DNVB en souffrance. « Voilà qui on est, ce qu’est notre proposition de valeur. Par exemple, le trend “clean et nature beauty” demande aux marques un nouveau discours épuré, focalisé pour montrer que le produit se concentre sur l’essentiel avec la sélection d’ingrédients qui fait la différence », observe Hamza Benhaddou, principal Retail et Luxe d’Advancy.

Troisièmement, l’arrivée sur le e-commerce des acteurs historiques qui se positionnent de plus en plus sur un mix ventes physiques/ventes en ligne, et qui « sont une concurrence directe pour les DNVB, constate Vincent Redrado de DNG. La concurrence ne se situe pas entre DNVB, mais bien envers les groupes traditionnels ». 

Autre obstacle post-covid pour les DNVB, le fort ralentissement des investissements du Private Equity et du Venture Capital, moins 38 % sur un an des levées de fond dans ce secteur. En cause notamment, la hausse des taux d’intérêt et des investisseurs plus prudents. Seule exception, d’après Vincent Redrado de DNG, « une forte appétence des fonds pour les marques qui ont atteint 3 à 5 millions d’euros de rentabilité ». 

Dernier frein majeur selon Jean-Marc Liduena de Circle Strategy, l’évolution du texte RGPD, Règlement général de protection des données, entré en vigueur en 2018, et l’adoption de la directive NIS 2 en 2022 (renforcement de la cybersécurité) qui rend plus difficile l’accès aux données consommateurs.

Un avenir pérenne ?

Alors, dans ce contexte, de quels leviers disposent les DNVB pour faire évoluer leur modèle et le rendre pérenne ? « Ces marques ont une véritable plus-value avec ce concept de fabricant-revendeur, son rapport qualité-prix disruptif, son modèle de production à la commande pour des produits extrêmement différenciants. Les nouvelles DNVB continuent à rentrer sur le modèle initial et les autres devront passer de chenille à papillon », assure François Cousi de PMP Strategy.

Elles disposeraient d’autres leviers de taille : revenir au cœur de l’un des savoir-faire originels de ces marques, à savoir l’expérience client, faire en sorte de conserver un train d’avance sur l’IA et les réseaux sociaux, trouver le bon discours pour sa/ses tribu(s), élargir la moyenne d’âge cible et la gamme de produits, développer une vente physique originale (pop-up store, magasins éphémères…), en notamment, suggère François Cousi de PMP Strategy - qui a notamment accompagné le fonds TowerBrook dans sa prise de participation dans Izipizi - « faire appel à des fonds pour développer le réseau magasinvendre sur d’autres marketplaces au positionnement différenciant comme Zalando, qui se repositionne totalement ». Ou encore, s’internationaliser… « L’internationalisation est encore un chapitre à écrire, mais les premiers signes sont bons, car la mondialisation des tribus clients facilite le développement à l’international », souligne Hamza Benhaddou d’Advancy.

Une chose est sûre : ces marques nées du digital, qui ont révolutionné les codes du retail, ont toujours une place au soleil. Mais pour pérenniser leur business model, les DNVB doivent aujourd’hui donner la priorité à la rentabilité plutôt qu’à la croissance à vitesse grand V. Donner du temps au temps…

Advancy Circle Strategy PMP Strategy François Cousi Jean-Marc Liduena Laurence-Anne Parent
Barbara Merle
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François Cousi Jean-Marc Liduena Laurence-Anne Parent
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