« Prêt-à-porter : l’ultra fast fashion a démontré sa capacité d’invasion » – Céline Pagat-Choain, Kéa

Après 2023, année noire pour le prêt-à-porter en France, le secteur peut-il retrouver des couleurs en 2024 ? Exploration des disruptions à l’œuvre avec Céline Pagat-Choain, senior partner chez Kéa, spécialiste luxe, mode et retail.

Lydie Lacroix
07 Oct. 2024 à 12:00
« Prêt-à-porter : l’ultra fast fashion a démontré sa capacité d’invasion » – Céline Pagat-Choain, Kéa
© geargodz/Adobe Stock

La Fashion Week Prêt-à-porter qui s’est déroulée du 23 septembre au 1er octobre a fait briller le secteur une nouvelle fois. Pourtant, malgré le timide retour de Camaïeu via Be Camaïeu, la crise se poursuit : la marque Esprit par exemple a été mise en liquidation judiciaire courant septembre (45 salariés en France et près de 32 M€ de CA).

Coordinatrice via Kéa de deux études dédiées en 2020 et 2024, également contributrice d’un rapport remis aux ministres de la Transition écologique et de l’Industrie en 2021, Céline Pagat-Choain partage son analyse.

Consultor : En septembre 2024, quel est votre diagnostic des difficultés du secteur du prêt-à-porter ?

Céline Pagat-Choain : Si l’on pense au seul périmètre français, qui entre en résonance avec le périmètre européen au sens large, le rattrapage qui avait été imaginé pour 2022-23-24 ne s’opère pas sur l’ensemble du marché [par rapport à 2019. Les acteurs ont d’abord subi la pandémie, puis la crise énergétique et l’inflation. Ils font face à l’explosion du coût des matières premières, des loyers et de l’électricité – ndlr].

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San Marina, Camaïeu, Kookaï, André, Burton of London, Gap… C’est la débâcle pour un certain nombre de marques emblématiques de prêt-à-porter. Est-ce la face émergée de l’iceberg d’un secteur en profonde crise ? L’analyse – nuancée – d’associés experts retail de EY-Parthenon, de Kea & Partners et de DNG/eleven.

Le marché est donc structurellement baissier. Selon les derniers chiffres IFM à fin août 2024, le marché français se contracte de 1,4 % par rapport à 2023 (période janvier-août) et reste inférieur à celui de 2019. À fin 2003, l’écart en France est estimé à -7 % sur la période 2019-2023 : - 12,6 % pour l’habillement femme, - 8 % pour la lingerie, - 11 % pour la chaussure. L’Europe est dans une dynamique similaire : - 2,1 % en moyenne, l’Allemagne à - 1 %, l’Italie à - 5 % et l’Espagne à + 2,9 %.

Les différents segments d’activité et/ou canaux de distribution enregistrent toutefois des écarts. L’entrée de gamme maintient ses positions depuis 2019 avec un recul de la GSA au profit des chaînes spécialisées (Kiabi, etc.) et des pure players. Les marques affordable luxury/contemporary restent dans une bonne dynamique même si les taux de croissance s’érodent depuis 3 ans, après plus de 10 ans de croissance à deux chiffres. Le milieu de gamme vit de plein fouet un effet sablier. La contraction de ce marché entraîne la disparition d’un certain nombre d’acteurs. Les modèles gagnants tiennent néanmoins leurs positions, que ce soient les acteurs internationaux ou les marques qui sont parvenues à mener des transformations profondes et tangibles de leurs positionnements, de leur modèle opérationnel et de leur culture.

Précisément, certains acteurs internationaux poursuivent leurs success-stories : sur quels leviers jouent-ils ?

PAGAT CHOAIN Céline 1 1Céline Pagat-Choain (D.R.)

CPC : Il existe effectivement des champions nationaux et internationaux. Les clés sont convergentes : la clarté et la singularité du positionnement et de son expression dans l’offre, la communication et l’expérience client online/offline, le développement international, l’hybridation du commerce, la recherche permanente de simplification et de performance des processus et des coûts, la capacité à intégrer de l’innovation, de la technologie dans tous les métiers. Toutes ces transformations qu’une marque comme Zara a engagées – avec des moyens très significatifs – lui permettent de nourrir sa proposition de valeur, à laquelle la clientèle adhère [Inditex auquel Zara appartient a dégagé un bénéfice record de 2,77 Md€ nets au 1er semestre 2024, ndlr]. Cela s’applique à l’ensemble des leaders mondiaux – comme Uniqlo –, mais également à des champions nationaux.

Malgré ces réussites, «l’équation» à résoudre pour le milieu de gamme n’est-elle pas impossible en raison de la concurrence de l’ultra fast fashion ?

CPC : L’ultra fast fashion a démontré sa « capacité d’invasion » des marchés matures. Elle est plébiscitée par des consommateurs auxquels elle apporte une réponse immédiate de mode sur les réseaux sociaux. Sa capacité à produire des milliers de nouveautés quotidiennement via des circuits courts à des prix qui défient toute concurrence et moyennant des capacités de livraison très rapide dans le monde entier lui confère une surpuissance. Shein met ainsi en vente plusieurs milliers de nouvelles références par jour. Plus de 470 000 produits différents figureraient dans son catalogue.

La seconde main contribue-t-elle, de façon certes plus vertueuse, à disrupter les modèles préexistants ?

CPC : Oui. Si l’on adopte le point de vue des consommateurs, la seconde main et ses acteurs de référence font désormais totalement partie de la planète mode et des « habitudes » d’achat et de vente [comme en témoigne le succès des plateformes Vestiaire Collective, Vide Dressing ou Vinted]. Preuve s’il en fallait que, si le marché s’est réduit en valeur (de 28,8 milliards environ à 26,8 milliards), ce n’est pas forcément le cas en volume.

Quels sont les «modèles gagnants» qui permettent à certaines marques ou enseignes de tirer leur épingle du jeu, en dépit du contexte ?

CPC : On remarque tout d’abord que ces « modèles » créent de nouvelles propositions de valeur ainsi qu’une expérience client renouvelée. On pense à Ami, Balzac, Rouje, Sézane, Asphalte et, pour les accessoires, Polène ou Faguo.

Leurs points communs : une capacité de « création singulière » et la conviction qu’une dynamique entrepreneuriale peut faire la différence. Si leurs paramètres de succès sont déclinés de façon distincte, ils reposent sur des piliers stratégiques, en termes d’offre et d’orientation client, communs.

Le premier, c’est l’expression de leur singularité dans le concept, l’offre et l’image véhiculée par le produit/sur les réseaux sociaux. Ces marques « parlent » d’elles via le style de vie que leurs produits incarnent ou la fonctionnalité de ces derniers. Balzac ou Rouje projettent une « silhouette » – une femme de 30 ans, urbaine, mobile, qui aime la matière, les imprimés. Du côté d’Asphalte, le modèle propose une logique de fond de garde-robe qualitatif à un prix abordable, dans une perspective de temps long basé sur une précommande et la mutualisation des besoins clients pour minimiser l’impact et les résiduels de stocks. Toutes font un « pas de côté » en matière de créativité, de fonctionnalité ou de responsabilité.

Le deuxième pilier tient dans l’orientation client et le lien à celui-ci, beaucoup plus fort que pour les enseignes historiques. Cela passe par les réseaux sociaux, une connaissance client aiguisée et le pilotage de son parcours : le magasin est pensé comme un lieu d’expérience, de click & collect, de service – avec la conciergerie de Sézane par exemple. La puissance de cette marque, c’est d’avoir su créer une communauté presque autoportante dans le service après-vente. Le consommateur devient acteur de la marque. Cette connaissance et ce lien sont adossés à de nouveaux métiers, basés sur la data et des compétences analytiques.

Quels sont les piliers organisationnels et financiers ?

CPC : Ces marques visent effectivement la simplification de l’organisation, avec des processus de décision moins silotés entre les métiers de l’offre, du marketing, du sourcing, de la supply chain et le commerce… le chiffre d’affaires se gagne pied à pied. Elles adoptent une logique d’amélioration continue, quitte à externaliser une partie des métiers en s’adossant sur des écosystèmes.

Ce type de développement nécessite par ailleurs d’associer à un projet entrepreneurial des équipes extrêmement engagées. Dans la mode et le retail plus largement, les équipes doivent savoir ce que la marque représente pour le client. Par exemple, Aesop et Patagonia réussissent à faire infuser chez leurs salariés la « mission » de la marque, qu’ils traduisent en gestes métier.

Vient enfin le financement – pour mener des plans de croissance et investir dans les métiers de demain, dans les infrastructures technologiques et logistiques ou dans le marketing. Il n’y a pas de succès sans capacités financières permettant de prendre des risques.

Dans un marché particulièrement tendu (typologie de demandes, contexte, ouverture au financement), les marques n’ont d’autre choix que de se transformer rapidement et d’avoir un niveau d’exigence exacerbée – dans leur proposition de valeur et sur l’excellence opérationnelle. 

Quel est le type d’accompagnement actuellement le plus sollicité auprès de Kéa ?

Un tiers de nos projets sont liés à des questions stratégiques – vision, stratégie de croissance, stratégie internationale ou d’acquisitions… comment on projette une marque dans son futur. Nous sommes très sollicités pour définir la vision d’une marque en intégrant notamment une réflexion profonde sur son impact. L’étude d’impact, le plan de transformation, la déclinaison opérationnelle pour les métiers et la modélisation économique sont naturellement traités.

Un autre tiers de notre travail porte sur des questions de performance et d’impacts : performance des organisations et des opérations, redéfinition des modèles d’offres/supply chain/commerciaux, accélération digitale, structure IT – le 360° d’une chaîne de valeur dans ce secteur. Les questions qui nous sont posées sont du type : «Trouvez la façon dont je peux réinventer mon sourcing demain» ; «Définissez le nouveau modèle responsable que je pourrai activer pour ma marque dans 3 ans» ; «Aidez-moi à trouver l’équation gagnante pour réallouer mes investissements marketing notamment par la data»

Le dernier tiers de nos accompagnements concerne des éléments de structure et d’organisation, au sens de « repenser » une organisation ou de la déployer en France et à l’international. Là, on est plutôt sur les modèles d’organisation. Nous traitons les questions de simplification, d’agilité des modèles et de réduction des coûts.

La mode et le prêt-à-porter sont des secteurs passionnants. C’est une filière stratégique qui fait rayonner la France, vecteur d’émotion. Les nouveaux talents, les entrepreneurs du secteur sont passionnés, inspirants.

D’où la fierté de Kéa d’être engagé – notamment et par mon intermédiaire – dans la Fondation de l’Institut français de la Mode (IFM).

Kéa Céline Pagat Choain
Lydie Lacroix
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