Prêt-à-porter : la « grande braderie » ?
San Marina, Camaïeu, Kookaï, André, Burton of London, Gap… C’est la débâcle pour un certain nombre de marques emblématiques de prêt-à-porter. Est-ce la face émergée de l’iceberg d’un secteur en profonde crise ? L’analyse – nuancée – d’associés experts retail de EY-Parthenon, de Kea & Partners et de DNG/eleven.
Il ne se passe pas une semaine sans qu’une annonce de fermeture de magasins, de redressement judiciaire, voire de liquidation d’enseignes totémiques des années 1990-2000 ne fasse la une des journaux. La pandémie mondiale de Covid avait accéléré la nécessaire transformation du prêt-à-porter.
Le cocktail pandémie et inflation a eu raison de ces business models, devenus obsolètes depuis une quinzaine d’années maintenant (conséquence notamment de la « déferlante e-commerce ») et qui n’ont pas su/pu jouer la carte de la transformation.
Avec, en effet-loupe, les déboires du groupe multimarques de l’entrepreneur Michel Ohayon, Camaïeu, Go Sport, Gap France, Galeries Lafayette…
Une perte de volume et de valeur
Alors qu’en est-il en ce début 2023 de ce secteur du prêt-à-porter protéiforme qui pèse 154 milliards d’euros et 1,7 % du PIB (selon l’Institut français de la mode) ? Un secteur largement soutenu par l’État durant la pandémie via les aides gouvernementales et qui vit un choc à retardement. Car, comme le relève Vincent Redrado, président fondateur de Digital Native Group (DNG), spécialisé en innovation et e-commerce pour les secteurs retail/consumer, cabinet acquis par eleven l’année dernière, « si le PGE n’avait pas été mis en place, nous aurions vécu cette situation il y a 2-3 ans, et aujourd’hui, de nombreuses enseignes sont encore plus endettées. Mais d’un point de vue macro, ce sont avant tout des acteurs et des acteurs qui sont en grande difficulté, pas l’ensemble du secteur ».
Depuis un an, le triple effet de l’inflation sur les matières premières (le coton a fait fois deux depuis 2019), l’énergie (le gaz a pu quadrupler) et les transports (+400 % pour les containers Asie/Europe) a fini d’achever des enseignes déjà très fragilisées.
Un secteur qui « reste encore très en deçà de sa valeur pré-Covid », appuie Julia Amsellem, associée retail/luxe d’EY-Parthenon. Un marché du prêt-à-porter en déclin tant en volume qu’en valeur d’après la senior partner de Kea & Partners, Céline Choain. Mais avec des situations assez diverses. Car ses sous-segments, du mass-market (ou fast-fashion) au luxe (un secteur à part), en passant par le milieu de gamme, le premium ou depuis peu la seconde main vivent des réalités pour le moins hétérogènes. « Le mass market qui offre les premiers prix du marché renforce ses positions avec des acteurs variés : les enseignes spécialisées comme Kiabi, Gémo, les DNVB qui offre des petites séries premier prix avec une cadence très forte de renouvellement et les acteurs de la seconde main type Vinted qui sont devenus incontournables. Cette dynamique est au détriment du milieu de gamme. Ce segment, s’il reste au cœur du marché, voit ses positions s’effriter depuis 10 ans avec une accélération compte tenu du contexte inflationniste », constate Céline Choain, associée Kea & Partners, experte retail mode et luxe. « Les clients repriorisent leurs achats en s’orientant davantage sur d’autres postes de consommation. Pour la mode, la consommation est sous contraintes prix, avec son lot de paradoxes entre achat responsable et coup de cœur », ajoute Matthieu Winisdoerffer, directeur au sein de l’équipe retail.
Digital : le virage risqué
Conséquence directe de cette augmentation des prix de production et de transport dans un secteur du retail et son poids en frais fixes historiquement important : la baisse des achats qui ne sont pas de première nécessité. Fabricants comme revendeurs (et leurs marges très basses) sont touchés. « Lorsqu’on est confronté à un plafond de verre, il faut être radical. Les marques en souffrance ont pris le nécessaire virage du digital en demi-teinte, n’ont pas modifié leur maillage physique – c’est un non-sens économique d’avoir 200/300 points de vente – ou ne se sont pas mises sur le marché en progression de l’athleisure (mouvement sportswear entre sport et loisir, ndlr) », assure Vincent Redrado de DNG, qui compte une centaine de dirigeants de Digital Native Vertical Brand (DNVB), d’entreprises traditionnelles et de fonds d’investissement.
Car aucun avenir ne serait envisageable pour les enseignes traditionnelles qui n’atteignent pas le cap des 30-40 % de part d’activité en e-commerce. Bel exemple de transfo digitale successful, la marque centenaire Petit Bateau (créée en 1920 à Troyes), dédiée jusqu’en 2000 aux enfants, devenue transgénérationnelle depuis, dont le e-commerce représente actuellement 35 % de son chiffre d’affaires.
Mais, en revanche, une offre 100 % digitale n’est pas la panacée. Les DNVB sont, de leur côté, appelées à développer une offre omnicanale. L’équilibre ? 50 % en e-commerce pour ces enseignes pures digitales, d’après l’expert du cabinet DNG.
Un défaut de marque
La faute également à un certain nombre d’enseignes classiques qui auraient basé leur branding sur les prix, non pas sur des valeurs bien identifiées créatrices d’identité. Résultat : des dizaines de marques au sommet de la gloire dans les années 1990 et 2000 grâce à des prix très attractifs et qui, aujourd’hui, sont dans une fuite en avant promos/soldes pour être sûres d’écouler leurs méga stocks venus d’Asie (commandés au moins un an avant la saison). Des marques qui se sont ainsi elles-mêmes soldées en termes d’image de marque.
Pour autant, les experts prêt-à-porter de Kea, Céline Choain et Mathieu Winisdoerffer, soulignent que « de nombreux modèles gagnants existent et enregistrent de belles dynamiques sur tous les segments de marché. Ces marques ont su construire une proposition de valeur désirable avec une offre “gagnante” (style, qualité des matières et des coupes au juste prix, montée en puissance de l’écoconception), une expérience client “sans couture physique et digitale” au service des partis pris de la marque et de leurs engagements responsables. Les modèles les plus agiles ont réussi à accélérer l’internationalisation, réduire leur dépendance aux promotions et soldes et transformer en profondeur leur chaîne de valeur et leur organisation depuis 2 ans ».
D’autres marques n’ont pas su prendre le bon virage d’image. À l’instar de Camaïeu, marque roubaisienne créée en 1984, présente dans 15 pays en 2015, et son actif historiquement très fort dans l’univers des grandes tailles, tracté par le marché américain, n’aurait pas réussi à se démarquer dans cette niche en continuelle expansion. L’entreprise de 2600 salariés a été mise en liquidation judiciaire et l’ensemble de ses magasins fermés en 2022. Autre exemple symptomatique d’ex-stars déchues, Kookaï, entreprise créée en 1983, 2 500 points de vente en 1996, et des campagnes pubs alors très innovantes. Son chiffre d’affaires est passé de 72,5 millions d’euros en 2015 à 34 M€ en 2020. L’entreprise a été placée en redressement judiciaire le 1er février 2023.
« Pourquoi Kookaï vit-elle cette situation ? Alors qu’au départ elle faisait partie des marques premium, elle s’est positionnée comme une marque fast fashion, avec des marges très réduites, fonctionnant sur le volume. Et quand le volume se réduit alors on fait du discount », analyse Vincent Redrado de DNG.
La recette de l’image de marque
Les clients veulent ainsi acheter une marque pour ce qu’elle peut représenter. On achète du Zara pour ses prix accessibles, mais aussi son style, le renouvellement permanent de ses collections, et un marketing aux « petits oignons », notamment ses lieux de vente « à la mode luxe ». Ce groupe espagnol (32,5 milliards d’euros de CA en 2022 avec une hausse de 17 % des ventes par rapport à 2021 et une croissance record de 27 % de profits nets par rapport à 2021).
Idem pour H&M (créée en 1947 en Suède) qui est également l’une des enseignes qui a su garder une véritable empreinte différenciante dans la construction de son offre. Ou encore Kiabi, marque lancée en 1978, avec son mantra « La mode à petit prix », et qui s’est diversifiée dans des collections destinées aux enfants et adultes en situation de handicap, pour les femmes opérées d’un cancer du sein, mais aussi en 2022, dans la démarche écoresponsable (2,2 milliards d’euros de CA en 2022, 1,9 md € en 2019).
En cause aussi, un déficit de positionnement différenciant du côté du mass market, le segment le plus impacté par le double choc Covid-inflation. Et ce face à l’arrivée de nouveaux concurrents. « On peut voir deux nouveaux modèles opposés et assez extrêmes gagner des parts de marché : Shein et Vinted, qui sont à des ratios identiques de parts de marché. Deux modèles qui proposent des petits prix et qui répondent à la problématique d’achats utiles… et avec des impacts très différents sur l’environnement. Même s’ils restent encore très en deçà de Zara et de H&M, et leur 3 % chacun », complète Julia Amsellen d’EY-Parthenon. Effectivement, l’arrivée fracassante du géant chinois Shein (lancée en 2008) et son modèle « agressif » de mode éphémère qui casse les prix ont un peu plus encore fragilisé ce segment. Explosant véritablement sur le marché français depuis 2021 (30-35 % de son activité en Europe du Sud et de l’Ouest), Shein pèse aujourd’hui 1,6 % de parts de marché et 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021. Son actualité : la marque pourrait lever 2 milliards de dollars dans son process d’introduction en bourse.
Mais aussi de véritables success stories
Il n’empêche, le prêt-à-porter connaît aussi des modèles gagnants. « La clef du succès, c’est la proximité dans la façon de produire, Europe élargie et bassin méditerranéen, qui permet de combiner le respect de deux impératifs : économique, avec plus de souplesse dans les achats et la gestion des stocks, et en termes de sustainability », avance Julia Amsellen d’EY-Parthenon.
Certaines marques en font leur fonds de commerce différenciant. La question étant pour les directions générales, selon Julia Amsellen d’EY-Parthenon, de savoir comment faire « de ce pilier clef de la stratégie aujourd’hui un point de force ».
Et, effectivement, il y a de belles success stories à la française, comme la licorne Sézane, créée en 2013, le premier e-commerce natif, dont le DGA Alexis Barba, est un ancien de Mars & Co, et qui a fait le choix d’une production en Europe : 250 millions d’euros de CA en 2021, et l’entrée l’année dernière de Téthys Invest, holding d’investissement de la famille Bettencourt-Meyers. « Sézane coche toutes les bonnes cases, la proximité, le style et la relation au client. Et d’autres enseignes lui emboitent le pas, comme Rouje ou Balzac », commente l’associée retail d’EY-Parthenon. Ou encore l’enseigne ba&sh (créée en 2003), 165 millions d’euros en 2021 (64 M€ en 2016), avec une double stratégie : production plus proche et la seconde main.
Mais aussi quelques marques historiques qui ont su se réinventer, à l’instar de Fusalp (1952) : 36 M€ de CA en 2022 (14 M€ en 2018) et un bilan en croissance de 67 % entre 2021 et 2022. Les leviers : montée en gamme, passage du vêtement purement sportif à un sportswear plus haut de gamme. Mais aussi la Normande Saint James (créée en 1889), et ses mythiques pulls marins (47 M€ en 2020), qui produit local, travaille avec minutie son image de marque française et marine (démultiplie les partenariats avec d’autres marques textiles, comme la marque du rappeur Orelsan, ou collabore avec la chanteuse Hoshi). Résultats : la marque a vu ses ventes progresser en moyenne de 5 % par an et sa part de ventes à l’export bondir de 30 % à 40 % du chiffre d’affaires. « Ces marques passées premium peuvent augmenter leurs prix de 15 à 30 % et leurs clientèles continuer à acheter, ces clients préférant diminuer leur nombre d’achats par an », complète Vincent Redrado de DNG.
L’inflation et la démarche RSE seront-elles compatibles pour ce secteur, 3e industrie la plus polluante au monde derrière l’énergie et l’agroalimentaire, et ses 10 % d’émission de gaz à effet de serre ? Tout à fait, selon les experts. C’est même LE sujet de long terme ; la hausse des prix et les négociations étant celles de court terme. Certaines marques en font leur fonds de commerce différenciant. La question étant pour les directions générales, selon Julia Amsellen d’EY-Parthenon, de savoir comment faire « de ce pilier clef de la stratégie aujourd’hui un point de force ». Même si, d’après l’associé de Kea & Partners Céline Choain, « les mutations des modèles de sourcing sont également un sujet central. Si le modèle 100 % made in France reste une exception, l’approvisionnement proche (Europe, bassin méditerranéen) s’est significativement développé depuis 3 ans, vecteur d’agilité ». Autre frein RSE pour Céline Choain, le consommateur serait complexe et ambivalent. « Il y a une différence entre l’envie et le besoin, un fossé entre le souhait d’aller vers des consommations plus durables et le prix. Mais la durabilité des marques est un vrai gage de confiance. »
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