Ukraine : les cabinets de conseil amorcent leur départ de Russie
Mises en sécurité d’équipes, reports de missions, installations de cellules dédiées : les cabinets de conseil en stratégie ont, eux aussi, bouleversé leur agenda avec le déclenchement du conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine. Il leur a dans l'ensemble été reproché de ne pas prendre leur distance avec la Russie assez clairement. Jeudi 3 mars, McKinsey et BCG ont annoncé la suspension de leurs activités en Russie.
Lundi 28 février, quatre jours après son démarrage, le comex de Simon-Kucher avait pour premier point à son ordre du jour l’offensive militaire russe en Ukraine, et ses potentiels impacts sur les activités du cabinet. Dans le cas de SKP, les impacts sont limités, car le cabinet ne dispose de bureaux ni en Ukraine ni en Russie.
Cependant, le bureau polonais de Simon-Kucher, à Varsovie, compte plusieurs collaboratrices et collaborateurs ukrainiens. « Ce sont des personnes que nous avons relevées de toute responsabilité et de toute mission au sein du cabinet, en leur indiquant qu’il fallait qu’elles prennent le temps nécessaire pour pourvoir à l’urgence, pour s’occuper de leurs amis et de leur famille en Ukraine », témoigne David Vidal, managing partner de Simon-Kucher et membre du comex de SKP.
Le cabinet avait par ailleurs quelques missions en Russie « que nous avons mises en pause, d’un commun accord avec nos clients, internationaux ou locaux », témoigne encore David Vidal. Ainsi de deux missions en cours pour des chaînes de restauration – le cabinet ne souhaitant pas pour le moment poursuivre d'engagements dans le pays.
SKP compte aussi des partenaires ukrainiens qui travaillent notamment pour l’entité Simon-Kucher Engine, une des marques dédiées aux projets du cabinet dans les domaines du digital, de la data science ou des softwares. « Ils ont réussi à se mettre à l’abri ou à partir », indique David Vidal.
Le cabinet a enfin décidé d’une participation financière à l’actuel effort humanitaire global en soutien à l’Ukraine. Elle est ouverte à l’ensemble des collaboratrices et collaborateurs du cabinet.
Mais SKP n’est pas la seule société de conseil en stratégie à devoir s’adapter au conflit militaire russo-ukrainien en cours.
McKinsey et le BCG changent de pied
Les trois bureaux de McKinsey, du Boston Consulting Group et de Bain en Russie emploient au total un millier de personnes. Ils ont tous trois annoncé qu’ils refuseraient dorénavant de travailler pour le compte d’entités gouvernementales russes.
« Nous ne servirons plus aucune entité gouvernementale en Russie », écrivait sur LinkedIn Bob Sternfels, le global managing partner de McKinsey.
Une position autrement plus prudente que celle du managing partner de McKinsey en Ukraine, Oleksandr Kravchenko qui, sur LinkedIn, a jugé à titre personnel « qu’il devrait être clair pour tout observateur objectif que le gouvernement russe actuel n’est pas seulement dangereux, il est criminel », invitant à la cessation de toute activité économique avec la Russie.
Andrei Caramitru, un autre ancien senior partner de la firme, un temps managing partner de McKinsey en Roumanie, s’en est pris publiquement à Bob Sternfels. « Tu devrais avoir honte de refuser de fermer le bureau de McKinsey à Moscou – à contre-pied de la demande du patron du bureau en Ukraine. Et tu sais très, très bien pour qui ce bureau travaille. Tu connais ses relations avec le Kremlin. Ferme le bureau ! Tout de suite ! Tu auras de l’argent taché de sang sur les mains chaque jour que tu le garderas ouvert », écrit l’ancien associé sur LinkedIn, invitant tout actuel ou ancien McKinsey à soutenir son post, ce que certains ont fait.
En Russie, selon le New York Times, McKinsey a notamment collaboré avec la VEB Bank, la banque de développement de la Fédération de Russie – qui est détenue par l’État russe et est très étroitement liée au Kremlin. Plus largement, et toujours selon le quotidien new-yorkais, McKinsey a un long historique de liens contractuels avec des compagnies liées au Kremlin, dans tous les secteurs (mines, hydrocarbures, banques, transports, agriculture), même quand elles étaient sous sanctions occidentales.
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Malgré ces liens pluriels et anciens, tous les cabinets de conseil en stratégie présents en Russie ont d’abord adopté la même prudence. Au Boston Consulting Group, Christoph Schweizer, le managing partner monde, a d’abord indiqué que le cabinet « [était] en train de passer rigoureusement en revue l’ensemble de ses activités en Russie ».
Même son de cloche d’abord de Manny Maceda, le patron mondial de Bain & Company. « En 2020, nous avons choisi de ne pas travailler pour le gouvernement russe à quelque niveau que ce soit – central, fédéral ou local – et aussi de ne pas travailler avec des entreprises de certaines industries, y compris l’armée et le renseignement », écrivait-il sur LinkedIn lundi 28 février.
Bain a précisé que ses clients actuels en Russie sont un mix de multinationales et de compagnies russes, dont une partie sont partiellement détenues par l’État. Un portfolio que Bain est en train de réévaluer du fait de la situation.
Changement de pied de quelques-uns jeudi 3 mars : McKinsey et BCG ont annoncé la suspension de leurs activités en Russie, Accenture annonçant de son côté la cessation de son activité russe, alors que des sources internes indiquaient cette semaine au Financial Times que les cabinets n’envisageaient pas pour le moment de quitter le marché russe, car cela serait « prématuré ».
À compter d’aujourd’hui, nous n’accepterons plus aucun nouveau client en Russie. Nous cesserons immédiatement toute collaboration avec des entités détenues par l’État et avons déjà arrêté tout travail pour des entités gouvernementales. Lorsque nos derniers engagements en Russie arriveront à leur terme, nous suspendrons toute activité dans le pays. Notre bureau restera ouvert de manière à pouvoir aider nos collègues dans le pays.
Communiqué de McKinsey, jeudi 3 mars 2022.
Les cabinets de conseil en stratégie jugés trop mous
La position prudente initiale, jugée molle, qui leur est reprochée, tranche avec les décisions de retrait d’activités ou de participations russes annoncées par pléthores d’entreprises depuis le déclenchement du conflit militaire : BP, Shell, Maersk, Visa, Mastercard, Netflix, Disney, Facebook, Apple ont tour à tour annoncé des mesures de blocage ou de retrait vis-à-vis de la Russie.
Une position de prudence que comprend Hanna Moukanas, le managing partner d’Oliver Wyman en France. « En tant que cabinet de conseil, nous devons savoir raison garder. La situation est terrible d’un point de vue humanitaire. Notre priorité est d’aider ceux et celles qui, dans nos équipes, dans notre bureau en Russie, parmi les consultants partenaires avec qui nous travaillons en Ukraine, sont directement touchés de près ou de loin par le conflit. Du point de vue des missions, le message donné aux partners est que tous les sujets qui touchent à l’Ukraine ou la Russie doivent désormais passer par une validation spécifique des équipes de compliance de Marsh McLennan [MMC, la maison mère d’Oliver Wyman – NDLR] », indique-t-il à Consultor.
Du côté des grandes entreprises françaises, le Quai d’Orsay a fait passer ce mardi 1er mars dans la matinée un message sans équivoque aux oreilles des groupes du CAC 40 présents en Russie (35 sur 40). La Russie n’est plus un partenaire commercial avec lequel les entreprises vont pouvoir travailler dans les prochaines années, ont ainsi martelé les membres du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et son ministre délégué auprès des Affaires étrangères, Franck Riester, présents devant la trentaine de représentants des grandes entreprises, selon les informations du Parisien.
Modéliser les conséquences des sanctions internationales
Un mouvement de retrait massif de toutes les plus grandes entreprises dont les cabinets de conseil aident à mesurer les possibles conséquences. « Les sanctions exceptionnelles décidées dans le monde entier contre la Russie auront des répercussions certaines dans tous les domaines, les matières premières, l’énergie, et bien évidemment in fine sur les comptes de nos clients. Ces risques qui vont s’intensifier, nous nous devons de les aider à les modéliser. Nous ne pouvons que nous mettre à leur disposition. Comme nous l’avions fait au démarrage de la crise de coronavirus », indique à Consultor Hanna Moukanas, le managing director d’Oliver Wyman à Paris.
En ce sens, le cabinet a mis sur pied une cellule interne dédiée à la situation en Ukraine et en Russie, et aux conséquences qu’elle pourrait avoir pour ses clients dans leurs différents secteurs. Des partners de différentes plateformes sectorielles et fonctionnelles du cabinet partagent au sein de cette cellule, qui se réunit deux fois par semaine, les modélisations fournies aux clients sur les anticipations des conséquences du conflit de différents points de vue, les services financiers, ou les matières premières par exemple.
Autre sujet sur lequel le cabinet est en alerte : le risque de cybersécurité. Mercredi 23 février au soir, quelques heures avant que les chars russes ne commencent à entrer en Ukraine, une attaque d’une ampleur inédite d’un virus destiné à nuire aux institutions ukrainiennes est interceptée par Microsoft depuis Seattle au siège de l’entreprise, rapporte le New York Times.
Des menaces de ce type sur lesquelles, là aussi, les équipes d’Oliver Wyman, en lien avec les compétences spécialisées en cyberdéfense chez MMC, travaillent pour le compte de ses clients, anticipant leur multiplication dans les mois à venir au-delà de la Russie et de l’Ukraine.
Dernière anticipation d’Oliver Wyman, et pas la moindre : un retournement de la conjoncture économique. Hanna Moukanas prévient : « Nous sommes entrés en 2022 avec des voyants lumineux déjà orange/rouges, sur la cherté de l’énergie, sur les tensions géopolitiques, sur la frilosité des marchés financiers, sur le retour de l’inflation, et maintenant nous arrive ce conflit militaire en Europe. Nous devons nous préparer à de forts impacts sur l’activité de nos clients, mais aussi sur la nôtre, nous, cabinets de conseil. Une phase de fortes turbulences est possible. »
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