Hermann Simon : le juste prix pour la vie
Pricing : d’un sujet hors radars, l’ancien professeur des universités a fait un outil basique de positionnement des entreprises.
Les missions de conseil commencées au coup par coup dans les années 1970 ont rapidement pris de l’ampleur. Trente-cinq ans après, Simon-Kucher & Partners compte 1 500 collaborateurs. Portrait.
L’introduction d’une carte annuelle d’abonnement à la Deutsche Bahn donnant droit à des tarifs préférentiels ? C’est lui. Le relèvement des prix de la Classe A de Mercedes ? C’est lui. Pareille omniprésence de la stratégie prix eût été difficile à imaginer quelques décennies en arrière.
X 1 000 en trente-cinq ans
À 72 ans, Hermann Simon, le cofondateur du cabinet éponyme Simon-Kucher & Partners (SKP), l’un des principaux vulgarisateurs du sujet en Europe, n’en revient pas lui-même. Créé en 1985, à trois, avec en première année un chiffre d’affaires de 400 000 dollars, SKP compte trente-cinq ans plus tard 1 500 personnes réparties dans trente-neuf bureaux, et un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros.
Rien ne prédisposait le gamin d’Hasborn Eifel – dont il est aujourd’hui citoyen d’honneur –, une région de moyenne montagne en Rhénanie-Palatinat, fils d'agriculteur et d’éleveur, à pareille carrière sur un sujet aussi pointu, très longtemps absent des radars managériaux et universitaires. Sauf qu’en une vie de prof puis de consultant, le pricing, Hermann Simon en est devenu le gourou, au point d’être érigé en figure de l’économie et de la société allemandes.
L’an dernier, en 2019, le très révéré Magazine Cicero le classe parmi les 500 intellectuels allemands les plus importants. Il a également été décoré du Thinkers50, qui se veut le Nobel du management. Il est aussi le père intellectuel des Champions Cachés (Hidden Champions), ces entreprises ignorées du grand public, néanmoins leaders mondiales de leur segment de marché. Il a publié quarante livres dans vingt-sept langues.
Le pricing : tout là-haut dans la pyramide de Maslow
À toute légende, sa genèse. Dans son cas, il raconte qu’avoir vu gamin son père agriculteur être contraint de vendre son lait et sa viande à des prix parfois bas explique en partie son attachement à ce sujet.
Jeune étudiant, il n’a pas encore une vision aussi élaborée des choses, mais le sujet le travaille. Il achève son master d’économie, devient docteur. Sa thèse est consacrée aux stratégies de prix pour les nouveaux produits. Professeur à la Bielefeld University (1979-1989) puis à la Mainz University (1989-1995), les théories économiques du prix le fascinent pour une part et lui semblent par ailleurs totalement déconnectées des réalités quotidiennes des entreprises.
« Le pricing est un sujet tardif parce que dans une pyramide de Maslow de l’activité d’une entreprise, il est à un niveau de sophistication élevé. Une entreprise doit d’abord produire quelque chose, s’assurer de la qualité de cette chose, en gérer la distribution… Et alors seulement, pourra-t-elle se poser la question de l'optimisation de son marketing voire du meilleur prix auquel vendre », explique-t-il aujourd’hui.
Lui identifie rapidement le pricing comme un sujet de consulting porteur au gré de plusieurs hasards de la vie. À commencer par des rencontres d’enseignants dans les universités américaines dont il a été professeur visitant, qui très tôt considèrent le pricing comme le parent pauvre du marketing.
Il devient vite une autorité sur le sujet, au point que certaines entreprises lui font du coude pour bénéficier de ses conseils. A fortiori quand il obtint un congé de trois ans de l’université pour prendre la direction de l’Institut de gestion allemand à Cologne (qui a depuis été rattaché à l’European School of Management and Technology de Berlin). Le poste est en vue et exposé à tout ce que l’industrie allemande compte de hauts dirigeants. Le virage du consulting est alors pris.
Couac au démarrage
Non sans quelques couacs au démarrage. Lors de l’une de ses toutes premières missions pour le géant de la chimie BASF, dans un sondage adressé à 107 clients sur l'un des produits commercialisés par l’entreprise, le jeune consultant laisse traîner une fâcheuse coquille : l’unité de mesure permettant de communiquer à BASF les volumes écoulés auprès des clients n’est pas la bonne, il y a un zéro de trop !
Rien de préjudiciable. Bien au contraire. La demande de conseil est à ce point récurrente que lui et deux des doctorants, déjà associés aux premières missions, ont au même moment la même idée : la meilleure manière de poursuivre est de créer une société de conseil.
Les deux thésards s’appellent Eckhard Kucher et Karl-Heinz Sebastian : Simon-Kucher & Partners voit le jour. Karl-Heinz Sebastian, arrivé un peu après Eckhard Kucher, n’aura pas son nom dans la marque. Sans rancune, paraît-il. Ils sont tous trois rejoints quelques années après par deux autres docteurs d’université, eux aussi spécialistes du pricing, Georg Tacke et Klaus Hilleke. Le quintette fondateur tiendra trente ans.
Dans ce contexte, quelques années durant, Hermann professeur et Simon consultant vivent de pair. « Cumuler les deux rôles fut un avantage à tout point de vue : accumuler de l’expérience professionnelle sur le sujet du pricing était bénéfique du point de vue des étudiants et de la recherche, et la carte universitaire était un excellent passeport dans nombre de réseaux professionnels, en Allemagne comme à l’international », explique-t-il aujourd’hui.
C’est sans compter sur la croissance. En 1995, SKP compte trente-cinq salariés et 6 millions d’euros de chiffre d’affaires. Hermann Simon saute le pas et devient consultant et CEO de SKP à plein temps : « Certains collègues professeurs se sont dit que c’était de la folie. Je ne l’ai jamais regretté. L’année suivante, en 1996, nous ouvrions notre premier bureau aux États-Unis avec l’ambition de nous internationaliser réellement. Pas dans un pays germanophone voisin qui aurait été la solution de facilité », se souvient-il.
« Nous avons créé des dizaines de millionnaires »
Autre décision très structurante prise à la même époque : en 1998, les trois associés fondateurs décident de céder 92 % de leurs parts aux générations plus jeunes au sein du cabinet. C’est aussi la date à laquelle une place de marché interne de vente et d’achat d’actions est instaurée, de manière à créer les conditions d’un partnership liquide qui représente un réel investissement financier au moment d’y rentrer et un bénéfice conséquent quand on en sort.
Aujourd’hui, l’investissement plancher pour rentrer partner est de l’ordre de 300 000 euros. « C’est une affaire en or. Nous avons créé des dizaines de millionnaires. Notre rythme de croissance annuel de chiffre d’affaires est de l’ordre de 15 % et le rythme de valorisation des actions est quasi corrélé à ce chiffre. Ce qui veut dire que les actions SKP doublent en cinq à sept ans, quadruple en dix à quinze ans et ainsi de suite », détaille Hermann Simon.
D’autant que le sujet du pricing n’est franchement plus terra incognita. À l’instar de cette mission qui a été confiée à SKP voilà quelques années chez un fournisseur de l’industrie automobile française.
« Un prix minimum acceptable avait été fixé aux représentants commerciaux depuis de nombreuses années. Or nous nous sommes rendu compte que 80 % des ventes intervenaient à ce prix. Ce qui a eu le don de mettre le CEO en colère. Ce prix minimum n’avait pas été conçu pour devenir le prix normal », raconte Hermann Simon.
Les recommandations de SKP font mouche. Le principe de prix minimal garde-fou est abandonné. Ce qui ne réjouit clairement pas tout le monde : sans prix plancher, le boulot des équipes commerciales du dit fournisseur est d’autant plus ardu.
Souvenir d’enfance, peut-être, il dit volontiers « aimer avoir de l’influence sur le prix, et ne pas le subir ». Au détriment des autres ? De l’immense majorité des acheteurs qui ne sait pas, le plus souvent, ce qu’elle paie réellement ?
« Je suis réticent à parler de juste ou d'injuste en ce qui concerne les choses que nous achetons, à l’exception d’un cas : le monopole sur les produits et services dont dépend la survie d’autres personnes. Sinon, nous avons toujours le choix. »
Autre cas de figure inacceptable à ses yeux : lorsque « les entreprises trichent ». Ainsi de ces producteurs qui changeraient leur conditionnement et en profitent pour augmenter leur prix, sans que le poids des denrées vendues n'évolue d’un iota. Ou alors baisse la quantité vendue mais pas le prix, comme dans le cas de Toblerone.
« Nous n’avons jamais refusé des missions au nom de l’éthique. Nous avons refusé très marginalement quelques missions ponctuelles du fait de tabous dans l’entreprise cliente », ajoute Hermann Simon.
La vie d’après
Depuis qu’il a quitté ses fonctions de CEO en 2009, son titre de président honoraire de SKP (honorary chairman) est plus symbolique qu’autre chose.
Une petite discussion un matin à Bonn avec un partner sur l’avenir du cabinet dans l’industrie automobile, quelques réunions en Chine ou à la rigueur avec de vieux clients qui demandent à ce qu’il passe une tête. Il conserve aussi une petite participation au capital de SKP, de quelques pourcents.
Depuis son départ, SKP a encore bien grandi. SAP a été introduit dans la vie quotidienne des collaborateurs, des logiciels sont utilisés pour les évaluations des consultants, l’équipe de gestion financière du cabinet a été étoffée et ainsi de suite.
« Aucun cabinet ne nous égale, même de loin, sur le sujet du pricing », explique le fondateur. Problème : cette spécialité est-elle suffisamment large pour concurrencer des marques plus globales de conseil ? « Nous y pensons tout le temps et tâchons d’élargir notre périmètre. Nous conseillons trente-sept licornes de la Silicon Valley. Il n’y en avait pas une voilà dix ans. Nous touchons à l’ensemble des sujets voisins du pricing. Géographiquement, nous n’avons pour l’heure que trois bureaux en Chine, ce sera dix ou douze dans dix ans. Même avec notre spécialisation, je ne vois pas de limites à l’horizon. »
Strategy Consulting de père en fils
Chiffres à l’appui, en ligne avec ceux que Georg Tacke donnait à Consultor : 400 millions d’euros en 2020, puis 750 en 2025 et rapidement après un milliard d’euros.
De quoi se retirer tranquille ? Le 10 février, Hermann Simon fêtera ses 73 ans. Son implication dans la vie de l’entreprise se veut marginale et il entend la réduire au fil du temps. En plus, son virus du consulting a, semble-t-il, fait des émules chez un de ses deux enfants : Patrick Simon travaille chez McKinsey. Il en est partner.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
Crédit photo : photo communiquée par Hermann Simon à Consultor.fr
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