Avec ou sans atome : le nucléaire en question
Urgence climatique, tension sur les approvisionnements en gaz russe : l’énergie est au cœur des enjeux mondiaux du moment.
Le nucléaire, marginal à l’échelle du globe, mais majoritaire en France, est-il une solution d’avenir ? Consultor a posé la question à deux partners spécialistes du sujet : Clare Chatfield, senior partner et patronne de la practice énergie et environnement chez L.E.K. Consulting, et Philippe Angoustures, associé spécialiste de l’énergie chez PMP.
Consultor : Emmanuel Macron a annoncé la prolongation de la durée de vie des centrales actuelles et la construction de six nouveaux EPR, Le nucléaire n’est-il pas de retour en odeur de sainteté ?
Clare Chatfield : Avant Fukushima déjà, un mouvement était sur les rails sur la nécessité de réduire les énergies carbonées. Les énergies renouvelables vont jouer un rôle important, mais, à l’heure actuelle, elles restent intermittentes et volatiles et ne suffiront pas dans l’immédiat à répondre à la demande. La technologie va évoluer, tout particulièrement sur le stockage de ces énergies, mais quand ? On ne sait pas répondre avec précision. 2030 ? 2050 ?
Il y a par ailleurs le prix et les hausses importantes que nous avons constatées récemment. Le nucléaire ne nous protège pas à 100 % des variations de prix, mais il reste un bon paravent contre les aléas d’importation ou les difficultés d’approvisionnement auxquels nombre de pays doivent faire face. Enfin, avec la guerre en Ukraine, on observe des évolutions dans l’opinion publique – et parfois politique – sur le sujet du nucléaire : en Allemagne, en Belgique, en Suisse, le nucléaire est à nouveau envisagé comme une option pertinente.
Philippe Angoustures : Le nucléaire est pour commencer décarboné, ce qui n’est pas le moindre de ses avantages. Il constitue par ailleurs une source abondante de production électrique, et ce alors que la demande en électricité doit continuer d’augmenter. Cela est cohérent avec la présence d’un réseau de bonne qualité qui permet de mettre en œuvre des moyens centralisés et de bénéficier des effets d’échelle.
Privée de gaz russe, l’Allemagne a annoncé ces jours-ci relancer ses centrales à charbon. Son retrait du nucléaire à la suite de Fukushima n’a-t-il pas à présent des conséquences climatiques désastreuses ?
Philippe Angoustures : Je n’ai jamais réussi à avoir une explication rationnelle du choix allemand, certains évoquant une décision sous le coup de l’émotion d’Angela Merkel. Certes, à présent, les énergies renouvelables occupent une place très importante dans le programme de transition énergétique allemand. Mais la demande en énergie continue à augmenter et pendant ce temps-là les centrales à charbon allemandes reprennent à plein régime. Au risque nucléaire, qui existe, a été troqué le risque climatique dont les conséquences semblent bien plus graves.
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Il y eut d’abord, avant d’envisager la construction de centrales nucléaires nouvelle génération en France, la contre-expertise demandée en septembre 2019 à Roland Berger devant l’accumulation des retards des EPR de Olkiluoto en Finlande, de Flamanville en France et de Hinkley Point en Angleterre (relire notre article).
Où mettre le curseur, entre le zéro nucléaire allemand, et le tout nucléaire français ?
Philippe Angoustures : Les choses ne sont pas aussi binaires que les situations française et allemande. Regardez la Finlande : les écologistes y ont remis le nucléaire dans l’équation. A fortiori, les énergies renouvelables sont très consommatrices de foncier. Est-ce l’usage prioritaire qui doit être fait des terres arables au moment où se posent des sujets pressants de crise alimentaire ?
Un faisceau d’éléments montre que l’énergie nucléaire n’est pas une mince affaire : fermeture actuelle de la moitié du parc de centrales françaises, coût des démantèlements… N’est-ce pas une difficulté sous-estimée ?
Clare Chatfield : Je ne pense pas qu’on sous-estime la difficulté, au contraire. La France a toujours été un leader dans le développement nucléaire. Les normes de sécurité, notamment après Fukushima, n’ont cessé d’être relevées. Mais il est vrai que dans l’opinion publique, nucléaire est toujours un peu synonyme de « bombe » alors qu’elle est en réalité une énergie extrêmement sûre.
Philippe Angoustures : Quand vous prenez l’avion, des autorités de sûreté valident la navigabilité des appareils dans lesquels vous vous asseyez. On ne connaît pas leurs méthodes, mais lorsqu’on regarde les statistiques, les crashs restent ultramarginaux. Pour le nucléaire, c’est pareil. Hormis Tchernobyl dont on sait qu’il était lié aux importantes carences de la centrale, il n’y a pas eu de décès dus aux centrales nucléaires – Fukushima y compris [aucun décès ou cancer n’a été lié à la catastrophe à ce jour – ndlr]. J’observe, enfin, qu’en France l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’est pas empêchée d’obliger EDF à arrêter une centrale quand elle le juge nécessaire.
Et sur les déchets radioactifs : ils sont le sujet de vives oppositions en France. À juste titre ?
Philippe Angoustures : Ils resteront radioactifs pour très longtemps. Cela dit, je considère que leur volume reste d’une ampleur gérable.
Autre argument, les coûts et reports de la construction des nouvelles centrales EPR ?
Philippe Angoustures : C’est le point central. La première génération des centrales en France a été déployée dans le cadre du plan de Pierre Messmer, sur fonds publics. A contrario, une grosse partie du coût de l’électricité qui sort des EPR est due au coût du financement de la construction des centrales. C’est la conséquence des taux demandés par les prêteurs privés pour financer des EPR. Avant l’arrivée de l’inflation, avec un prix de l’argent à taux négatif, nous aurions pu imaginer un prix du mégawattheure bien inférieur.
Est-ce pour cette raison que la renationalisation d’EDF n’est plus exclue ?
Philippe Angoustures : C’est lié. On ne pourra pas développer le nucléaire français au maximum des capacités de la filière avec un coût du financement trop élevé. La réalité est qu’il s’agit d’infrastructures d’intérêt général.
La filière nucléaire française, justement, ce sont 220 000 salariés, 3 000 entreprises, 47 milliards d’euros de chiffre d’affaires : en quoi doit-elle évoluer ? Est-elle capable d’assurer la construction de la nouvelle série d’EPR annoncée par Emmanuel Macron ?
Clare Chatfield : Le déclin du savoir-faire nucléaire français, cela est un vrai problème. Beaucoup de gens qui étaient très expérimentés sont partis à la retraite et leurs compétences n’ont pas été renouvelées ou transmises. Il y a aujourd’hui un besoin urgent à les développer à nouveau. Cela appelle une vision de long terme. Ce qui peut d’ailleurs pêcher dans les démocraties ouest-européennes à la différence de régimes plus autocratiques qu’on n’appelle pas de nos vœux, mais qui ont le mérite de se tenir à un plan une fois qu’il a été arrêté. Là où la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni peuvent voir des plans défaits lors d’un changement de bord politique. Seulement, la temporalité d’une filière nucléaire n’est pas celle d’un mandat politique.
Philippe Angoustures : La filière doit bouger dans toutes ses dimensions. Le signal politique est que nous sommes repartis dans un cycle de 20 à 25 ans, deux générations de gens qu’il va falloir recruter, former, faire grandir et faire monter en compétences. Donc nous devons reformer des techniciens, des ingénieurs, des soudeurs, il faudra adapter tous les systèmes d’EDF, améliorer la maintenance qui aujourd’hui explique le faible coefficient de disponibilité du parc des centrales françaises. Nous devons nous remettre dans le même état d’esprit qu’il y a 30 ans à peu de choses près : créer un parc entier de centrales.
Le nucléaire fait parfois figure de repoussoir. Est-il compliqué de staffer des consultants sur ces missions ?
Clare Chatfield : Non, nous n’avons aucun mal à constituer des équipes, peut-être justement parce qu’on est en France ! De plus, ce secteur semble de nouveau porteur d’opportunités. Avant Fukushima, on voyait même des consultants partir chez nos clients dans le nucléaire. Le fait que le pays ait développé une technologie leader dans le monde est quelque chose qui fascine.
Philippe Angoustures : Le sujet est plus vendeur qu’on ne dit, quoique moins que les énergies renouvelables.
Quels sont vos sujets typiques ? Et auprès de quels acteurs dans la filière ?
Clare Chatfield : Beaucoup de projets sur les stratégies de développement, sur des questions de compétitivité et sur les nouvelles technologies nucléaires, par exemple les SMR [Small modular reactors – ndlr] qui consistent à construire plus de petites centrales, plus flexibles et parfois transportables. Nous intervenons aussi sur des plans stratégiques pour toutes les entreprises de services qui interviennent dans la filière, ou encore sur la cybersécurité qui est un sujet extrêmement important dans ce domaine. De manière générale, la filière est une industrie en mutation profonde et nous avons fort à faire sur la planification des investissements.
Philippe Angoustures : Même si la filière nucléaire est assujettie à des contraintes réglementaires très fortes, il y a mille et une manières de gérer les investissements et les coûts. Dans des entreprises au profil ingénieur où il n’y a pas une grande habitude d’explorer différents scénarios avec des lunettes de mathématiques financières, nous essayons d’aider nos clients à envisager ces différentes options.
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