Consultants dans la santé : la charge du CNRS
Les consultants seraient de plus en plus présents dans le secteur de la santé, est-il ressorti d’une récente audition de la commission d’enquête du Sénat sur les consultants dans le secteur public.
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« McKinsey, qui ne connaît rien à la vaccination, assiste le ministère, alors que l’on a des spécialistes et une administration capable d’élaborer logistiquement la campagne de vaccination. Je trouve également scandaleux que McKinsey ait fait de l’argent en conseillant les autorités sanitaires confrontées à la pandémie. »
C’était au tour de Frédéric Pierru, un expert du secteur de la santé, d’être auditionné jeudi dernier par la commission sénatoriale créée pour étudier l’explosion des dépenses de l’État dans les missions de conseil.
Sociologue-chercheur au CNRS, Frédéric Pierru s’appuie notamment sur l’un de ses travaux sur l’évolution des politiques publiques de santé en France depuis les années 1990 (Le tournant managérial des politiques publiques de santé). Le constat est clair : depuis les années 2000, les cabinets de conseil sont devenus l’alpha et l'oméga de la sphère publique de santé, devenue totalement addict aux consultants.
« C’est le paradoxe du serpent. Au fur et à mesure de leur intervention, les préconisations des cabinets affaiblissent les ressources de la sphère publique qui dépend de plus en plus d’eux. Elle organise en quelque sorte sa propre dépendance », a-t-il appuyé.
Un premier cabinet de conseil créé dans les années 1980 par un directeur des hôpitaux du ministère de la Santé
Que s’est-il donc passé au tournant du millénaire pour que les consultants, McKinsey en premier lieu, deviennent d'incontournables acteurs dans la réflexion et l’organisation du système de santé français ?
Frédéric Pierru fait référence au travail du canadien Denis Saint-Martin, professeur et chercheur dans le domaine de l’administration et des politiques publiques à l’université de Montréal, qui a mené une étude comparative internationale sur le sujet.
« Il estimait que la France se montrait relativement perméable à la colonisation des États par les grandes firmes du conseil en raison de l’obstacle que représentaient les grands corps d’État. Il ne pouvait y avoir de consultocratie à la française comme on a pu l’observer dans les pays anglo-saxons. Il y avait peu de cabinets de conseil qui intervenaient alors, des petits cabinets français très spécialisés. »
Première brèche en 1986, aux yeux du sociologue : la création par Jean de Kervasdoué, économiste de la santé, directeur des hôpitaux au ministère de la Santé de 1981 à 1986, d’une société de conseil spécialisée en santé, Sanesco, proposant des outils d’analyses quantitatives et de parts de marché.
Le concept de performance commençait alors à être mis sur la table, signant le début de la fin de la maîtrise de la sphère publique – et du système de santé en particulier – par les grands corps d’État.
L’affaiblissement annoncé du secteur public de santé
Tout cela a eu lieu à la fin des années 90, dans un contexte où l’inflation de la bureaucratie de contrôle et, de fait, la diminution de fonctionnaires opérationnels, ont fait perdre en compétences ces administrations.
En 2001, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), puis en 2007, la révision générale des politiques publiques (RGPP), ont aussi démultiplié les interventions des consultants, entérinant par-là même leur omniprésence dans la sphère publique, selon le sociologue.
Et de rappeler la création de structures ad hoc chargée de canaliser les achats de conseil par l’État : « La réforme de l’État est passée en mode industriel en créant de nombreuses nouvelles structures, comme le SGMAP [Secrétariat Général à la Modernisation de l’Action Publique – ndlr], ou plus récemment la DIPT [Direction Interministérielle à la Transformation Publique, dotée de 100 millions d’euros sur le quinquennat, devenue le guichet unique des cabinets, relire notre article ici – ndlr] qui ont besoin d’indicateurs de performance, une spécialité des grands cabinets américains en particulier. Sur le secteur de la santé, ces cabinets interviennent alors sur de multiples problématiques, la spécialisation des achats des établissements publics, la réduction du temps de passage aux urgences, l’optimisation des blocs opératoires, l’élaboration des projets d’établissements… »
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Enquête sur les raisons de cet essor, la nature réelle des missions conduites par les consultants, les causes des nombreuses critiques dont elles sont l'objet et les objectifs poursuivis par les consultants qui y participent.
Une loi Bachelot à haute dose de consultants
L’appel aux consultants serait ainsi devenu un quasi-réflexe chez les décideurs politiques et administratifs, illustré par le sociologue Frédéric Pierru lors de son enquête sur la fabrique de la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires), dite loi Bachelot, promulguée en 2009, visant à définir une nouvelle organisation sanitaire et médico-sociale.
« Le responsable technique du dossier ARS pour Roselyne Bachelot avait été recruté chez McKinsey, et il reparti dans son cabinet dès son travail achevé. La mise en place de l’ARS a par ailleurs été organisée en partie par Capgemini. Dans le groupe de travail ARS au ministère de la Santé, il y avait plus de consultants de Capgemini que de hauts fonctionnaires, qui dénonçaient d’ailleurs l’omniprésence de ces consultants, leur reprochant de ne rien connaître aux cultures professionnelles, aux corps de l’administration de la santé… »
Autre exemple emblématique relevé par le sociologue : en 2016, Martin Hirsch, à la tête de l’APHP, souhaite constituer un groupe de travail d’experts (sociologues, économistes, médecins, infirmiers…) sur l’optimisation de l’organisation du temps à l’hôpital. Quelle ne fut pas la surprise de ce groupe lors de la première réunion de voir qu’un consultant, déjà mandaté, avait également été invité, un rapport déjà effectué entre les mains.
La sénatrice Éliane Assassi, membre de la commission d’enquête en cours, a été tout récemment informée que l’ARS, dans son recrutement de directeurs et directrices d’hôpitaux, aurait même fait élaborer ses formulaires de fiches de postes par des consultants extérieurs. « Je ne suis pas informé sur le sujet, mais cela ne m’étonnerait pas », lui a répondu le sociologue.
Le mélange des genres entre missions pro bono et missions rémunérées dans le secteur public de la santé pose par ailleurs question à la commission d’enquête. Selon Frédéric Pierru, les missions pro bono sont une porte d’entrée intéressante pour les cabinets pour se créer à la fois des compétences et un réseau.
A l’instar de McKinsey qui a d’abord réalisé une mission gracieuse auprès d’un groupe d’experts de la gestion de la crise covid en Belgique, pour justifier sa mission gracieusement rémunérée dans un deuxième temps pour le même groupe (relire ici). « Ils le font aussi pour préserver leur image de marque et leur business », ajoute Frédéric Pierru, plutôt très en colère que les cabinets se fassent de l’argent en période de crise sanitaire.
Des administrations désorganisées également en cause
Alors pourquoi cette dépendance ? La faute est aussi à la désorganisation des administrations : défauts d’organisation, pertes de savoir-faire et de compétences, des manquements exacerbés durant la crise sanitaire du Covid-19, qui rendent encore plus dépendantes les organisations publiques de santé aux cabinets de conseil.
Des failles dans lesquelles les consultants se sont engouffrés. Les cabinets de conseil sont montés en puissance, devenant de plus en plus polyvalents, élargissant au fil des années l’éventail des sujets qu’ils pouvaient couvrir tout en se fabriquant une légitimité composite.
« Ils offrent un package, ce qui est très pratique, en embauchant selon les sujets eux-mêmes des experts, ou de hauts fonctionnaires. Mon collègue du CNRS, Nicolas Belorgey [sociologue - ndlr], dans son livre L’hôpital sous pression, explique comment il a réussi à se faire embaucher par un cabinet de conseil pour un chantier dit de réduction du temps d’attente aux urgences. »
Aux yeux de Frédéric Pierru, ces allers-retours entre consultants et hauts-fonctionnaires posent le problème de l’ingérence croissante du privé, anglo-saxon en particulier, dans la décision publique et la souveraineté de l'État.
Stop aux « recettes tout terrain »
Frédéric Pierru prône une inversion des gouvernances, alors même que « les cabinets sont devenus les opérateurs d’une centralisation croissante du système de santé ». Pour ce faire, il est nécessaire de réinvestir l’échelon territorial de proximité tout en supprimant les strates bureaucratiques de contrôle, au lieu de se laisser « vendre des recettes tout terrain ».
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