L’hydrogène, nouvelle locomotive du conseil dans l’énergie ?
L’hydrogène, l’énergie verte de demain. Un mythe, une réalité ? Depuis 2020 et le Plan national sur l’hydrogène lancé par le gouvernement, les missions de conseil dédiées ont explosé pour un écosystème qui se densifie. Le point avec cinq consultants spécialisés : Benjamin Tuchman de L.E.K., Matthieu Crest de CVA, Nina Riverola de KéaYlios, Éric Confais et Ward van den Berg d’Oliver Wyman.
La filière de l’hydrogène en France était encore parcellaire et balbutiante jusqu’à très récemment : 170 projets – seulement – soutenus par l’État entre 2008 et 2015, 1,3 milliard d’euros dédiés inscrits au budget 2014-2020. Pour les cabinets de conseil en stratégie, les missions dédiées portaient ainsi « davantage sur des questions de prospective à long terme que sur des questions de stratégie ou de mise en œuvre. Il s’agissait pour nous d’aider à cadrer les cas d’application pertinents et les besoins en nouvelles infrastructures, ceci venant en complément des utilisations actuelles de l’hydrogène, principalement dans les secteurs du raffinage et de la chimie », comme le détaille Éric Confais, partner Energy & Natural Ressources d’Oliver Wyman. Même son de cloche du côté de Matthieu Crest, partner Energy & Circular Transition de CVA. « Il y a plus de 10 ans, nous avions quelques missions “hydrogène” pour des énergéticiens ou des acteurs du gaz de process sur leurs feuilles de route stratégiques dans le secteur, et certains projets considéraient de l’H2 vert et du gris. »
L’hydrogène, remède magique à la transition
Depuis, au gré de la prise de conscience de l’accélération du changement climatique et de l’urgence à mettre en place une politique de transition énergétique, l’hydrogène – élément le plus présent dans l’univers –, a été présenté comme l’un des leviers efficace et « facile » dans la lutte contre les émissions de CO2. Voire comme une « solution magique », comme le rappelle la directrice Energy & Utilities chez Kéa Ylios, Nina Riverola. Ce que confirme Matthieu Crest. « Chez CVA, les missions sont aujourd’hui commanditées par l’ensemble des types d’acteurs opérant sur la chaîne : de grands énergéticiens, des développeurs de projets renouvelables, des majors de l’oil and gas ou des gaz de process, mais aussi des gestionnaires d’infrastructures gaz (transmission, stockage, distribution) et des grands acteurs de l’industrie lourde et énergo-intensive qui achètent ou transforment la molécule pour leur transition énergétique (acteurs de l’acier, de la chimie et des fertilisants, ou encore de la pétrochimie). Plus de 80 % des projets concernent d’ailleurs des usages en industrie ou en mobilité lourde et “long range”. » Et ce, pour Benjamin Tuchman, partner Industrials de L.E.K., cabinet présent sur la filière depuis une quinzaine d’années avec sa practice Énergies & Environnement, parce que « nous atteignons un niveau de maturité croissant sur la filière ».
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Un plan pour booster la filière
Depuis trois ans, en effet, l’intérêt sur cet « or vert » s’est encore aiguisé. Et pour cause. Le gouvernement français a lancé en 2020 à grand renfort de communication le Plan national sur l’hydrogène, avec à la clef un financement à hauteur de 7,2 milliards d’euros. Selon une étude de PwC datée d’octobre 2023, si la France déployait une production d’hydrogène vert de 6,5 GW en 2030, comme annoncée dans le Plan, « l’hydrogène permettrait en effet d’éviter l’équivalent de 6 millions de tonnes de CO2 chaque année (cf. émissions de la ville de Paris) et de positionner la France sur un marché international en pleine croissance (estimé à 2500 milliards en 2050 vs 130 milliards d’euros en 2018) », analysent les auteurs de l’étude.
Ce qui nécessiterait selon l’étude de multiplier par quinze les capacités de l’ensemble de la chaîne de valeur, « imposant plusieurs défis à relever par l’ensemble des acteurs publics comme privés pour impulser le développement de la filière (création de synergies entre les territoires, définition d’un cadre réglementaire et d’un marché commun, accès aux mécanismes de soutien, sécurisation des usages, etc.) ». Avec différents leviers disponibles pour décarboner nos économies pour le partner de L.E.K. Benjamin Tuchman : décarboner les énergies et la production d’électricité, décarboner les usages en électrifiant ou en se tournant vers l’hydrogène, et en améliorer l’efficacité énergétique pour consommer moins. « L’hydrogène à un potentiel majeur pour diminuer les émissions de CO2 dans l’industrie et les transports ; avec des applications dans la sidérurgie-métallurgie, la pétrochimie, l’aviation, le ferroviaire, et autres transports ».
Une supply chain en phase de complexification qui va nécessiter de la R&D, des composants, des systèmes, des infrastructures, des outils, des expertises… De l’hydrogène tous azimuts donc, avec à la clef, construction de gigafactories d’électrolyseurs (McPhy, Genvia, Siemens Energy, ou encore la coentreprise de Stellantis, Michelin et Forvia), production en masse par électrolyse pour des applications industrielles, production d’hydrogène à partir de biomasse, fabrication de piles à combustible, stockage d’hydrogène en réservoir, production de véhicules à hydrogène…
Les défis de l’hydrogène
On connait donc l’intérêt et le potentiel de cette énergie verte. Pour l’instant cependant, les quantités d’hydrogène effectivement produites sur le sol français sont limitées et les infrastructures d’importation sont surtout en développement en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique. Ces projets posent de grands défis, car « le transport de l’hydrogène sur de grandes distances nécessite souvent de le convertir en ammoniaque ou encore en gaz synthétique, afin d’en simplifier le transport et avant de le retransformer éventuellement en hydrogène », tempère Ward van den Berg, principal chez Oliver Wyman.
Le transport est loin d’être le seul défi à sa généralisation annoncée ; autant de sujets de réflexion pour les cabinets. Primo, l’industrialisation des technologies nécessitant des délais plus longs qu’anticipés. Deuxio : le coût de production de l’hydrogène (l’électricité représente 60 % du coût de revient de l’hydrogène bas carbone), élément clef d’attractivité qui reste encore deux à trois fois supérieur que l’électricité. Son prix de référence aujourd’hui est de 70 € par mégawatt/heure, alors que pour que la filière soit attractive et rentable, il faudrait que la filière hydrogène atteigne les 40 €. Défi numéro 3, la nécessaire indépendance de la France et de l’UE face aux batteries chinoises, ce qui induit de produire sur le sol français et d’améliorer la performance et les coûts, notamment des électrolyseurs.
Le défi numéro 4 est environnemental. L’hydrogène bas carbone continue d’animer les débats, notamment sur la consommation d’eau pour le produire : 1 kg d’hydrogène nécessite 11 litres d’eau. « Il peut être un accélérateur de la transition énergétique, dans la mesure où c’est un vecteur pour décarboner certains usages difficilement électrifiables (industrie, mobilité lourde…). L’hydrogène blanc (naturel, ndlr) pourrait changer la donne, mais il y a encore beaucoup d’incertitudes que ce soit sur les gisements, le coût ou les conséquences environnementales de l’extraction de cet hydrogène naturel », complète Nina Riverola de Kéa Ylios. Car la substitution d’une partie de nos énergies fossiles (qui représentent encore 65 % de la consommation d’énergie) par l’hydrogène – où il serait question de multiplier par 2 à 6 fois les consommations actuelles, selon les prévisions de la Commission européenne – requiert une transformation de fond des infrastructures de production, de distribution et d’usage… Notamment la fabrication et l’installation d’une capacité d’électrolyse et le déploiement massif des énergies renouvelables et nucléaires, et ce afin de garantir la production d’un hydrogène vert.
Les cabinets sur tous les fronts hydrogène
Pour les cabinets présents sur cette filière, la donne des missions a ainsi été totalement rebattue. Au programme, stratégies de décarbonation des acteurs de l’industrie, stratégies hydrogènes des énergéticiens (comment se positionner sur la chaîne de valeur, quels partenariats, quelles acquisitions), potentiels des usages (quels choix technologiques ? Quels impacts sur le business model ?) des acteurs des mobilités et des transports (mobilités lourdes terrestres, maritimes, aviation), positionnement des infrastructures de gaz des acteurs de gestionnaires de réseau, et derniers en date, stratégies d’acquisitions et due diligences stratégiques des fonds d’investissement.
Ce qui est récent, c’est qu’au-delà des acteurs historiques du secteur du pétrole, de la chimie et des gaz industriels, de nouveaux entrants sont particulièrement actifs, issus en particulier de l’industrie primaire (raffinage, acier, chimie, papier…) et de la mobilité lourde, des fabricants d’électrolyseurs et autres équipements, mais aussi des fonds d’investissement.
Pour les clients corporate, l’une des questions centrales est comment se préparer à la transition énergétique, avec notamment l’essor de la filière hydrogène et comment se positionner sur cette opportunité de long terme. « Nos projets auprès de ces acteurs, ce sont des plans stratégiques visant à identifier comment l’hydrogène peut permettre de décarboner leurs opérations, mais aussi à identifier des opportunités et définir leur positionnement dans cette filière d’avenir. Nous avons par exemple accompagné récemment un grand groupe international dans l’industrie lourde, ayant développé un process de production innovant basé sur l’hydrogène pour décarboner ses process, afin de s’assurer de la compétitivité future de cette technologie par rapport aux process historiques et autres technologies bas carbone émergentes, et identifier des modèles commerciaux potentiels autour de cette technologie », explicite Benjamin Tuchman de L.E.K. Le cabinet a aussi été missionné par un fonds d’investissement qui a investi dans une usine de production d’acier bas carbone basé sur une technologie hydrogène avec l’ambition de proposer cette offre notamment à des secteurs très demandeurs en acier bas carbone comme l’industrie automobile, « un des premiers gros projets avec plusieurs milliards d’investissements à la clef », précise le partner du cabinet.
Chez Oliver Wyman, trois grands types de sujets occupent en ce moment en particulier les équipes : l’analyse des opportunités liées aux échanges mondiaux de l’hydrogène, la préparation de la transformation des processus industriels qui seront convertis à l’hydrogène, ou le montage de projets d’infrastructures d’importation de l’hydrogène. La construction des nouvelles infrastructures hydrogène… un processus particulièrement complexe, car « de très nombreux facteurs d’incertitude demeurent, explique le partner d’Oliver Wyman Éric Confais, notamment les coûts de l’électricité́ pour la production d’hydrogène par électrolyse, la disponibilité de ce nouveau vecteur énergétique en quantité suffisante, la capacité ou la volonté des utilisateurs finaux à s’engager sur de longues périodes, ou encore le niveau des aides directes ou indirectes consenties par les gouvernements ».
En tout cas, la complexification et la diversification des sujets hydrogène nécessitent des compétences techniques de plus en plus pointues dans de nombreux secteurs aux yeux de Matthieu Crest de CVA. « Les projets hydrogène et e-fuels (“power2X”) présentent des niveaux de complexité supérieure à ceux sur certaines filières plus matures, d’abord parce que les schémas techniques et les structures de chaînes d’approvisionnement ne sont pas bien établis aujourd’hui, ensuite parce qu’on est sur un marché qui sollicite à la fois de l’expertise sur les chaînes électriques, gaz, fuels et CO2. Pour répondre vite et précisément aux questions de nos clients dans ces conditions, cela nous a amenés à créer des optimiseurs et simulateurs de chaînes H2 et e-molécules que l’on perfectionne depuis des années. » Le consultant serait ainsi devenu aux yeux de Matthieu Crest une sorte de chef d’orchestre de projets complexes et « multi-streams » qui peut aller de « la modélisation du système énergétique et sa chaîne de valeur structurée jusqu’aux phases de développement, nécessitant de l’ingénierie projet autant que de l’expertise stratégique, technique et financière ».
Aujourd’hui, une chose est sûre, personne n’a de vision claire sur la place que prendra réellement l’hydrogène dans les énergies renouvelables et à quel horizon de temps. L’hydrogène, un miracle ? Un mirage ? C’est une ancienne consultante, du BCG, CEO de l’entité Energy Solutions International d’Engie, Anne-Laure de Chammard, qui l’a bien résumé sur LinkedIn fin janvier. « Depuis plusieurs années, nous assistons à un grand battage médiatique autour de l’hydrogène. Des plans et des objectifs ambitieux de la part des gouvernements et de l’industrie constituent un engagement important et nécessaire. Mais où en sommes-nous aujourd’hui sur la matérialisation de ces objectifs ? Seuls 7 % des projets annoncés ont abouti à une décision finale d’investissement. »
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