La boîte à outils des consultants en stratégie est-elle dépassée ?
Au placard ! L’industrie du conseil en stratégie remiserait ses vieux couteaux suisses.
Depuis le milieu des années 2000, l’usage des outils de stratégie est en déclin, si l’on suit les conclusions de diverses études, que ce soient celles de Bain & Company sur les tendances et les outils du management 2009, 2011 ou 2013, ou la dernière synthèse de l’AIM Research (Advance Institute of Management Research), Building a strategy toolkit (2009).
Obsolescence ?
On connaît l’histoire. Un slide défile. Imposante matrice ou arborescence, remplie avec finesse, percutante et élégante. Réponse originale et implacable à la problématique du client – qui pourtant explose de rire : en bas à droite, « Bossard – 1995 » et le nom d’un cas vieux de quinze ans.
Cette gaffe illustre les deux facettes du savoir accumulé par des décennies de pratique, de recherche et de débats professionnels et académiques dans le monde du conseil en stratégie. C’est à la fois le gage de la qualité du service fourni par les cabinets et le principal reproche qu’on leur adresse : ne sembler reproduire que des recettes toutes faites d’une mission à l’autre.
Bien entendu, l’épistémologie et les techniques du conseil en stratégie ont plus de finesse que la caricature qui en est parfois faite. La plupart des critiques visent de mauvaises utilisations. Le déclin des outils pourrait n’être que conjoncturel, ceux-ci étant plus adaptés aux phases de croissance qu’aux temps de crise.
Cependant, ce déclin est peut-être structurel : le conseil en stratégie serait frappé à son tour par la loi des rendements décroissants. Les solutions du conseil ont transformé le monde, et ne sont pas capables de traiter les nouveaux problèmes et la complexité inédite des environnements auxquels elles ont donné naissance.
Approches et méthodes : par-delà la logique
Le constat général d’un déclin doit en fait être affiné. Reprenons tout d’abord la distinction classique entre approches, méthodes et outils. Les approches, ou principes, sont les grandes lois de l’analyse d’un problème. Hérité des logiciens, le principe MECE (mutually exclusive, collectively exhaustive, à prononcer mee-see) indique comment trier un ensemble, analyser un problème ou développer un éventail d’hypothèses en les segmentant en sous-catégories, sous-problèmes ou sous-hypothèses. Il s’agit de ne rien oublier (collectively exhaustive), et de bien ordonner ses sous-ensembles, pour qu’ils ne se recoupent ou ne se répètent pas (mutually exclusive).
Moins exact et plus empirique, le fameux 80/20 de McKinsey, ou principe de Pareto, souligne une répartition classique dans une fonction entre deux facteurs. Par exemple, 20 % des éléments peuvent produire 80 % d’un problème ; il faudra concentrer ses efforts sur ces 20 % pour obtenir 80 % des résultats. Il s’agit évidemment d’un « truc », sans base scientifique la plupart du temps.
Les méthodes, techniques générales de résolution de problèmes, tournent principalement autour d’issue trees (arborescences de problèmes) et d’hypothesis trees (arborescences d’hypothèses), ou de pyramides (arborescences hiérarchisées et synthétisées) qui appliquent le principe MECE.
Méthode de construction d'une pyramide pour illustrer un problème - crédit : The McKinsey approach to Problem Solving (2007).
Ces grands principes et méthodes ne sont pas disqualifiés en tant que tels. Il sera toujours bon de muscler les capacités analytiques des consultants. Mais, comme l’ont souligné plusieurs observateurs face à la faillite de Monitor, la logique a ses limites, et doit faire appel à l’intuition. Des approches non-MECE peuvent permettre de mieux aborder un problème qu’une dissection en règle.
Les outils : déclin par saturation
Techniques de résolution de problèmes particuliers, les outils sont frappés par d’autres maux que les principes et les méthodes. Ils sont innombrables, et pour ceux qui veulent les collectionner, on se reportera aux divers articles, livres ou études (AIM Research, Bain 2013) qui les listent. Dans cette jungle d’instruments, on peut distinguer deux catégories aux trajectoires divergentes.
Première catégorie, les outils simples et universels, qui ne déclinent presque pas parce qu’ils sont connus de tous. C’est par exemple le cas des SWOT, des facteurs clé de succès, des analyses basées sur les core competencies ou sur les ressources, du cycle de vie d’un produit, des analyses PESTEL (politique, économique, socio-Démographique, technologique, environnemental, légal et législatif)… Prenons l’exemple des SWOT. Dans un carré de quatre cases, les matrices SWOT permettent de distinguer des facteurs internes (Strengths et Weaknesses) et externes (Opportunities/Threats) à prendre en compte dans une décision stratégique. Les limites de ces outils sont connues depuis longtemps. Leur utilisation est dans certaines situations encore pertinente, et des versions améliorées ont été élaborées pour en corriger les lacunes ou les distorsions, comme les SWOT anamorphosés (paysage en 3D par exemple).
Schéma général de construction d'un SWOT - crédit : Lamiot.
Swot-paysage 3D - crédit : Tord Beding (2000).
Seconde catégorie, celle qui est le plus en déclin : des outils jugés obsolètes ou ne correspondant plus au contexte actuel. On peut citer l’horloge stratégique de Bowman, plusieurs outils de Porter (le diamant, les cinq forces, les stratégies génériques…), les matrices sur les opportunités d’investissement comme la matrice pour General Electric de McKinsey ou la matrice BCG, et diverses matrices spécialisées (fusion-acquisition et méthodes d’expansion, matrice d’Ansoff…). Le désamour pour ces outils s’explique par quatre facteurs : leur relative complexité ; en dépit de celle-ci, des limites qui rendent leurs résultats difficilement exploitables ; leur inadaptation à un contexte de crise, alors que la plupart visent des stratégies de croissance ; et enfin, la saturation.
Un nouveau cycle d’usage des outils
En effet, Bain & Company a noté une constante dans le cycle de vie des outils. Quand leur usage se répand, il atteint nécessairement un pic au-delà duquel le taux de satisfaction décroît puis s’effondre, entraînant un déclin de l’usage. Ce qui traduit sans doute le constat, par la pratique, des limites d’un outil.
Évolution de l'usage des outils depuis 2004 - crédit : Bain, Management tools and trends (2013).
Mais au-delà du cycle de vie individuel de chaque outil, cela dessine un cycle plus long dans l’histoire de l’usage des outils dans leur ensemble. En 2006 aurait éclaté une bulle des outils. L’usage des outils ne tend pas à disparaître, mais les consultants et les managers cherchent à resserrer leur boite à outils, à approfondir l’usage de certains et à laisser de côté ceux qui ne leur paraissent pas adaptés ou peu connus. Il s’agit aussi de ne pas paraître versatile, en changeant trop souvent de technique d’analyse stratégique, comme un patient qui frapperait à la porte de tous les médecins, guérisseurs et marabouts…
Reste un dernier facteur : la formation. Les enseignements de stratégie et de management des écoles sont structurants dans l’usage postérieur des outils, méthodes et principes, comme l’a montré un article de l’AIMR de 2010 (We don’t need no education: Or do we ? Management education and alumni adoption of strategy tools). En France, cette question revêt un aspect particulier : les capacités d’analyse des anciens élèves d’écoles d’ingénieur viennent surtout de leur pratique de la logique dans les sciences dures, et non pas de l’apprentissage des principes et des méthodes de stratégie. Une spécificité qui rend d’autant plus essentielles la formation et la R&D internes des cabinets, dont l’importance est soulignée justement par les auteurs de l’article précité.
Par Jérémy André pour Consultor, portail du conseil en stratégie- 14/01/2014
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