Pôle Emploi fait cavalier seul avec son propre marché de conseil
L’établissement public chargé de l’emploi en France vient de lancer un appel d’offres de prestations intellectuelles. Le dernier, en 2019, s’élevait à quelque 23 millions d’euros. Pôle Emploi ayant déjà décidé de ne pas faire partie de l’accord-cadre de la DITP.
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À nouveau plan stratégique, nouveau marché de conseil pour sa mise en œuvre. Après celui de 2019-2022, Pôle Emploi lance donc un nouvel accord-cadre d’une durée de 48 mois, divisé en quatre lots, dont un stratégique : appui à l’élaboration de la stratégie de Pôle Emploi et au suivi de sa mise en œuvre (lot 1), accompagnement à la gestion de programmes, de projets et de portefeuilles et appui à la maîtrise d’ouvrage et au déploiement (lot 2), appui opérationnel et organisationnel aux directions (lot 3), appui en gestion de transformations et de conduite du changement (lot 4).
Le président Emmanuel Macron, lors de la présentation de son programme en mars 2022, avait aussi annoncé vouloir transformer l’institution et créer un guichet unique de l’emploi avec l’ensemble des acteurs (en coordonnant Pôle Emploi, Cap emploi, les missions locales, les départements, etc.), renommant ainsi Pôle Emploi en France Travail. Un chantier de quinquennat progressif, dont les contours doivent être annoncés dans les prochaines semaines, avec premiers effets annoncés dès 2024.
Aucune valeur de marché n’y est pour l’heure précisée, aucune mention du ratio des critères prix/prestations proposé. En 2019, le premier lot stratégique remporté alors par Roland Berger, Accenture, EY et Capgemini s’élevait à lui seul à 3,3 millions d’euros. Et une facture totale de 23,3 M€ (pour trois lots).
De nouvelles règles noir sur blanc
Alors que mentionne le cahier des charges du lot 1 ? « Le projet stratégique 2019-2022 avait pour ambition d’accélérer les recrutements pour les demandeurs d’emploi et les entreprises, en agissant simultanément sur les trois dimensions d’activités centrales que sont les entreprises, l’indemnisation et l’accompagnement des demandeurs d’emploi », rappelle Pôle Emploi dans le cahier des charges fonctionnel et technique et pointe les nouvelles missions. « Il s’agit de proposer un accompagnement auprès d’un manager ou d’un chef de projet de Pôle emploi, sur des missions qui contribueront directement à la réussite de la stratégie, aux différentes étapes de sa mise en œuvre : prospective, bilan, élaboration, appropriation, mise en œuvre, suivi de la transformation et adaptation de la stratégie. »
Ce cahier des charges est extrêmement précis tant sur les caractéristiques techniques des prestations attendues (notamment l’organisation type des prestations, la forme et le fond des livrables), la qualification des profils des intervenants que sur les compétences et « savoir-être attendus » (avec des exemples, comme la capacité à emporter la conviction des dirigeants ou à challenger). « Même si les établissements publics ne sont pas bénéficiaires du dernier accord-cadre, ils sont dans tous les cas soumis aux règles de contrôle internes prévues par la circulaire du Premier ministre de 2022 en lien avec le Secrétariat général du ministère de tutelle », veut rassurer la DITP, interrogée par Consultor.
Il y est notamment clairement notifié que « par comparaison à des prestations de conseil classiques, les prestations doivent être renforcées sur les points suivants », et de pointer cinq points force d’exigence : classiquement, aide à la prise de décision stratégique, capacité de mobilisation de l’écosystème et de mobilisation des expertises dédiées, mais aussi la « capacité de mobilisation très rapide des niveaux d’expertise requis, afin d’aboutir à des livrables répondant aux attentes de Pôle emploi dans des délais potentiellement très contraints et avec des exigences de qualité très élevées », ou encore des « capacités de traitement de données et d’analyses quantitatives poussées, ainsi que de réalisation de benchmarks pour éclairer les réflexions de Pôle Emploi et s’assurer de la solidité des propositions qui seront élaborées dans le cadre des projets menés ».
Sur les livrables aux différentes phases de la mission, là encore, Pôle Emploi se veut précis et exigeant. Et établi une liste (non exhaustive, comme il est précisé) des attendus. Avec, à la clef, ordres du jour, de supports et comptes rendus de réunion, tableaux de bord sur l’avancement des travaux, du respect du planning, tableaux de suivi et de reporting, suivi détaillé des tâches avec qui fait quoi… En fin de mission, en plus du rapport final « mettant en évidence les principales conclusions et formulant des préconisations argumentées », il est demandé aux cabinets attributaires de proposer « une vision stratégique documentée, couvrant les volets budgétaire, organisationnel, fonctionnement, gouvernance et management, avec si besoin » des scénarios documentés (avec macro-feuilles de route à l’appui) pour la mise en œuvre de la vision stratégique, une note de retour d’expérience sur le déroulé du projet ou de la mission ou encore des supports de présentation des travaux auprès de la direction mandataire ou des différentes instances.
Pôle Emploi instaure également un système de contrôle de de l’exécution et de la qualité des prestations, à la charge du cabinet, tout comme de l’établissement public (y compris sur le lieu d’exécution).
Pôle Emploi, « le bon élève réinternalisation » selon l’IGF
Dans son rapport qui vient d’être dévoilé (et que Consultor a scruté), l’Inspection générale des finances (IGF) donne d’ailleurs comme exemple cet établissement public pour son effort dans la mise en place de garde-fous vis-à-vis des prestations externes. « L’administration doit également progresser en termes de métriques économiques des contrats de prestation (UO), d’utilisation des travaux réalisés, et de transferts de technologies (outils, méthodes, données) comme le fait Pôle Emploi même si l’asymétrie d’information entre le consultant (interne, et a fortiori externe) existera toujours…, malgré les avancées réelles permises par les générations successives d’accords-cadres et en particulier la dernière (2023) » est-il pointé à la page 22. La réinternalisation, « une pratique très aboutie à cet égard à la direction des achats de Pôle Emploi, avec l’utilisation de métriques structurées permettant non seulement de s’assurer des disponibilités budgétaires avant l’engagement, mais aussi d’identifier des offres anormalement élevées (ou basses) au regard du contenu des prestations attendues, dans le cadre d’une remise en concurrence systématique pour toutes les prestations (de l’ordre de 80 par an) relevant des accords-cadres multiattributaires (quatre titulaires) pour les prestations de conseil en stratégie, en appui opérationnel, en appui au changement ou en appui au changement complexe », complète le rapport de l’IGF à la page 86.
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Après deux ans et demi de polémique sur le recours par l’État à des cabinets de conseil privés, l’Inspection générale des finances (IGF), mandatée en ce sens par la Première ministre Élisabeth Borne, a fait le tour des ministères pour vérifier la mise en œuvre des garde-fous qui leur avait été demandés par l’ancien locataire de Matignon, Jean Castex. Certes, le document publié début mars 2023 confirme la forte croissance des dépenses de conseil en stratégie. Il révèle aussi un certain nombre de missions inconnues à ce jour.
Un marché en solo
Ce qui peut interroger, c’est pourquoi cet établissement public qu’est Pôle Emploi ne fait-il pas partie du méga marché DITP lancé l’été dernier et attribué en février dernier ? « La direction interministérielle de la transformation publique a reçu un mandat de la direction des achats de l’État (DAE) pour passer un accord-cadre au bénéfice de l’ensemble des ministères, hors MINARM. L’ajout des établissements publics comme Pôle Emploi s’effectue sur la base du volontariat via une campagne d’adhésion pilotée par la DAE. Pôle Emploi n’a pas souhaité se raccorder à ce marché. La DITP et la DAE ne disposent pas des raisons de ce refus, car les établissements publics, qui disposent d’une autonomie de gestion, n’ont pas à motiver leur choix de bénéficier ou pas des marchés interministériels », a également souligné la DITP à Consultor.
Consultor a évidemment sollicité Pôle Emploi afin que l’établissement public explicite plusieurs points : l’accompagnement ou non par un cabinet de conseil en stratégie (et si oui lequel) sur l’élaboration du nouveau plan stratégique, la valeur envisagée de ce marché (si elle se situe dans les mêmes fourchettes que celui de 2019), les nouvelles obligations du cahier des charges… Et avant tout, pourquoi Pôle Emploi ne s’est-il pas porté volontaire pour faire partie de l’accord-cadre de la DITP ? L’établissement public n’a pas répondu, à ce jour, à nos sollicitations.
Ce nouveau marché, hors du cadre DITP, ne va pas manquer d’alourdir la facture finale « conseil auprès des acteurs publics » et de relancer les polémiques sur le coût démesuré, un milliard d’euros par an selon la sénatrice Éliane Assassi, des prestations de conseil dans la sphère publique. Pour mémoire, le gouvernement, via le ministre de la Transformation publique, Stanislas Guérini, s’est engagé à ne pas dépasser la barre symbolique des 150 M€ de note conseil sur quatre ans (dans l’accord-cadre DITP). Pour rappel, si les ministères ont l’obligation de passer par lui (à l’exception du ministère des Armées), cet accord-cadre de la DITP se fait sur la base du volontariat pour les établissements publics (seuls 18 d’entre eux sont bénéficiaires-volontaires). C’était sans compter la myriade d’acteurs publics qui peuvent décider de faire cavalier seul en lançant leur propre marché. La date de clôture de l’appel d’offres est fixée au 17 avril prochain à midi.
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secteur public
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