Baisse des dépenses de conseil de l’État en 2022 : des chiffres en trompe-l’œil ?
Ce sont des données qui tombent à pic quelque 3 mois seulement après un nouveau « recadrage » de la Cour des comptes sur le recours de l’État aux cabinets de conseil. Bercy vient de publier un jaune budgétaire sur les dépenses effectives en matière de conseil (hors informatique) en 2022 et au premier semestre 2023. Elles auraient diminué d’un tiers entre 2021 et 2022, passant de 235 à 156 millions d’euros sur un seul exercice. L’occasion d’un satisfecit pour Bercy qui met en avant « l’efficacité des actions menées par les ministères ». L’ancienne sénatrice à l’origine de la commission d’enquête parlementaire sur le sujet, Éliane Assassi, en tire des conclusions bien différentes.
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Depuis le lancement début 2022 de la commission d’enquête parlementaire sur l’influence des cabinets de conseil sur le secteur public, et le début d’un grand remue-ménage politico-médiatique, la présentation sénatoriale d’une proposition de loi, et l’engagement gouvernemental à mettre un coup de frein à ces dépenses de conseil jugées inconsidérées, il ne se passe pas un mois sans que ce chaud brûlant dossier ne soit remis sur le devant de la scène.
Pour exemple, en janvier 2023, l’Inspection générale des finances (IGS) faisait, dans un rapport, le tour des ministères pour connaître les montants des crédits alloués au conseil. Avec des chiffres sans appel : on était passé de 10 millions d’euros en 2015 à 129 millions d’euros en 2021. En juillet dernier, la Cour des comptes tirait elle un nouveau bilan sur l’évolution des dépenses de conseil (qui avaient triplé entre 2017 et 2021) de l’État : 270 M€ en 2021 vs 177 M€ en 2022 en autorisations d’engagement (nouveaux contrats signés), 234 M€ en 2021 vs 200 M€ en 2022 en crédits de paiement (décaissements). Des dépenses certes en diminution depuis 2019 selon la Cour des comptes, mais qui avaient explosé depuis 2015. Avec, comme critiques majeures, l’imprécision des données comptables et budgétaires, et ce afin d’appréhender précisément le niveau et l’évolution des dépenses, l’usage inapproprié et exagéré du recours aux cabinets, les manquements de pilotage des marchés et des missions, les écarts relevés au droit des marchés…
Le jaune budgétaire, chiffres à l’appui
Voilà que 3 mois plus tard, le ministère des Finances s’est fendu d’une annexe au projet de loi de finances 2024 pointant, amendés d’exemples chiffrés précis à l’appui, les dépenses de l’État en matière de conseil en 2022 (ainsi qu’au premier semestre 2023) : 235 M€ vs 156,3 M€ en décaissements (63,4 M€ sur le S1 2023). S’il a lui également fortement baissé, le poste des commandes de conseil en stratégie et en organisation reste le plus élevé en 2022 passant de 140 M€ en 2021 à 62 M€ en 2022 (11 M€ sur le S1 2023). Et la diète de conseil apparaît salée pour certains des ministères : -80 % pour l’Intérieur, près de -60 % pour ceux de la Transition écologique, de la Solidarité et Santé, de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, de l’Agriculture et alimentation et des Services de la Première ministre, avec (seulement) 4,3 M€ en 2022, dont 1,4 M€ pour le poste conseil en stratégie (question d’exemplarité ?), et près de 50 % de moins pour le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques de Stanislas Guérini. Seuls deux grands exemptés de ce régime sec : le ministère du Travail, de l’Emploi et de l’insertion (+55 %), avec 11 M€ dépensés en 2022, dont 8 M€ pour le seul conseil en stratégie et organisation.
Mais à quoi correspondent précisément ces chiffres ? « Aux dépenses de prestations de conseils extérieurs comptabilisées dans le système d’information financière de l’État pour huit natures d’achat » : du conseil en stratégie et organisation au conseil en communication à l’audit comptable et financier, en passant par le conseil en recrutement, l’étude technique métier ou le conseil et expertise juridique ou assurance.
Côté Bercy, on se réjouit des résultats publiés… « Le montant des engagements en 2022 a diminué de près de 50 % par rapport à 2021. L’objectif de réduire de 15 % les engagements de l’État par rapport aux autorisations d’engagement consommées en 2021 a donc été atteint et même dépassé. Le niveau des engagements au 30 juin 2023 atteint 35,5 M€, soit 20 % des plafonds d’engagements fixés. L’objectif de réduction devrait donc en 2023 être de nouveau dépassé. ». Bercy, comme le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques ou la Cour des comptes, n’a pas répondu aux sollicitations de Consultor. Pour Éliane Assassi, l’ancienne sénatrice (groupe communiste) au cœur du rapport parlementaire 2022 qui avait pourtant demandé la publication d’un document budgétaire précisant les missions et montants, ce « Jaune » incohérent en de multiples points n’est qu’un outil de communication. « La différence des données entre l’IGS et Bercy est un exemple de l’opacité, le manque de transparence plane au-dessus de ce document. Il est révélateur de la non-volonté du gouvernement de s’attaquer à ce phénomène. Nous demandions une liste exhaustive des missions et des montants, ainsi que des données sur l’organisation des prestations, notamment sur la notion d’équipes intégrées. Le périmètre de ce Jaune est extrêmement restrictif, il ne prend pas en compte l’immense poste du conseil en informatique, qui a une grande influence sur la conduite des politiques publiques. Par ailleurs, il ne concerne pas l’ensemble des dépenses conseil du secteur public », partage ainsi Éliane Assassi à Consultor.
Des cabinets de conseil en stratégie absents
Dans son « Jaune », l’État essaie pourtant de jouer la transparence sur les prestataires de conseil auxquels les ministères ont eu le plus recours en 2022 (et au 1er semestre 2023). Et une surprise, en première place de ses prestataires référents, ce n’est pas un cabinet de conseil, mais la plateforme centralisatrice d’achats publics, l’UGAP. « Il s’agit donc uniquement d’un intermédiaire. Cet EPIC a fait l’objet de 98 commandes pour 11 millions d’euros », est-il notifié dans le document. Dans cette enveloppe de l’UGAP de 11 millions d’euros (dont 7 M€ de conseil en stratégie et orga), parmi les 14 commandes les plus importantes (entre 172 000 € et 1,7 M€), n’apparaît étonnamment aucune mission de conseil en stratégie, mais du conseil SI, en organisation, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage informatique, avec à la baguette Capgemini Technologys Services, Eurogroup, Bearingpoint, Colliers…
Deuxième prestataire avec 49 commandes pour un montant total de 7,1 M€, l’INOP’S, réseau d’experts numériques, qui est notamment intervenu auprès de sept ministères pour des missions de conseil en stratégie et organisation (le document ne partage pas d’exemples de missions). Avec 24 commandes pour des missions de conseil en stratégie et organisation et un montant total de 6,5 M€, le cabinet Capgemini Consulting est le 3e plus gros pourvoyeur de missions de conseil ; EY Advisory et Eurogroup complétant ce « club des 5 » principaux fournisseurs de conseil en 2022.
Nulle mention, en revanche, des cabinets de conseil en stratégie bénéficiaires du marché DITP 2023-2027 : les groupements Roland Berger/Wavestone, BCG/EY et le cabinet Oliver Wyman, attributaires du premier lot stratégie. Un méga marché (de 150 à 200 M€) qui concerne l’ensemble des ministères (hors Armées qui dispose de son propre marché), les services du Premier ministre, la DITP, et 18 établissements publics qui se sont portés volontaires.
Des missions au compte-gouttes qui posent question
Pour chaque ministère, Bercy a également « joué » la transparence en partageant les cinq missions/prestataires les plus importants. Transparente partielle, « une opacité volontaire », toujours et encore, pour l’auteure du rapport parlementaire, Éliane Assassi. « Comme Bercy ne fournit pas la liste exhaustive de l’ensemble des prestations et de leur nature à partir de ces seuils financiers, tout est noyé dans tout. Cela démontre la non-utilité et la pertinence de ce document. » Seules quelques missions de pur conseil en stratégie y sont décrites.
Ministère de l’Intérieur et des outre-mer (4,2 M€ de dépenses décrites sur 11,5 M€, dont 7 M€ en conseil en stratégie et orga) : le BCG, avec une mission d’évaluation des fonds européens « Fonds Asile, Migration et Intégration » et « Fonds pour la sécurité intérieure » pour la Direction générale des étrangers en France (DGEF) en 2022 (387 000 €) et une étude sur « l’économie bleue à horizon 2050 dans les régions ultramarines » pour la DGOM, Direction générale des outre-mer (296 000 €).
Ministère de la Justice (3 M€ de dépenses décrites sur un total de 4,2 M€, dont 2,3 M€ de conseil en stratégie et orga) : le BCG, avec un accompagnement de la Direction de l’administration pénitentiaire sur la gestion et le suivi de l’activité des extractions judiciaires (324 000 €).
Les ministères de la Santé et de la Prévention, des Solidarités et des Familles, du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion (24,2 M€, dont 17,4 M€ de conseil en stratégie et orga) : le groupement McKinsey/Accenture pour l’étude stratégique pour la réalisation du SI (Système d’information) du pass sanitaire pour la DGS par pour un million d’euros… dans le cadre de l’accord-cadre DITP sur la transformation de l’action publique notifié en juin 2018, pour des bons de commande exécutés en 2022. L’une des sept missions en deux ans (entre 2020 et 2020) accordées à McKinsey dans le cadre de la gestion de la pandémie, et ce, pour une facture totale de 11,6 M€.
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Mardi 18 janvier, McKinsey a fait savoir à la commission d’enquête du Sénat qu’il avait été à nouveau mandaté par le ministère de la Santé dans le cadre du rebond épidémique du variant de covid Omicron. Depuis décembre 2020, le cabinet cumulait six missions pour un total de 11,2 millions d’euros. Cette mission Omicron est donc la septième.
Une baisse des dépenses biaisée ?
Ces dernières données partagées par Bercy s’inscrivent dans les objectifs d’économies annoncées par le gouvernement aux secrétaires généraux des ministères, devant ainsi réduire de 15 % les dépenses par rapport aux dépenses constatées en 2021. Une baisse officielle donc de 34 % des dépenses de conseil en un an. Satisfecit de Bercy donc qui applaudit des deux mains les efforts réalisés par les ministères, qui a déjà atteint l’objectif fixé pour 2023, à savoir les -35 % par rapport à 2021. Mais des données en trompe-l’œil au regard de l’explosion des dépenses de conseil depuis 2015 ? Et d’une année de référence 2021 qui a fait exploser les compteurs des dépenses. Le rapport de l’IGS de ce début d’année (confirmé par la Cour des comptes) rappelait que les dépenses de conseil étaient passées de 10 millions d’euros en 2015 à 129 M€ en 2021… soit une explosion de plus 1190 %… « C’est un jeu politique, un outil de communication. Tout cela pour laisser à penser que les dépenses ont été beaucoup moins élevées qu’auparavant. Face à une telle opacité, nous avons du mal à savoir si ces chiffres sont réels ou pas. Tout est noyé. Ce n’est pas un problème technique, mais politique. C’est un faux jaune budgétaire », s’emporte l’ancienne sénatrice Éliane Assassi.
Quel est l’avenir de ce jaune budgétaire ? Pour l’ancienne sénatrice Éliane Assassi, aucun. Selon elle, il n’arriverait pas en discussion au Parlement. « Si le budget, et particulièrement la deuxième partie qui concerne les dépenses, n’est pas débattu au Sénat, ce que je ne pense pas, car la majorité sénatoriale ne le votera pas, il n’y aura pas d’examen de cette partie. Ce que je déplore. »
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