État : Les nouvelles missions de conseil révélées par Matignon
Après deux ans et demi de polémique sur le recours par l’État à des cabinets de conseil privés, l’Inspection générale des finances (IGF), mandatée en ce sens par la Première ministre Élisabeth Borne, a fait le tour des ministères pour vérifier la mise en œuvre des garde-fous qui leur avait été demandés par l’ancien locataire de Matignon, Jean Castex. Certes, le document publié début mars 2023 confirme la forte croissance des dépenses de conseil en stratégie. Il révèle aussi un certain nombre de missions inconnues à ce jour.
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De 10 millions d’euros en 2015 à 129 millions d’euros en 2021 : telle est la hausse des crédits de l’État alloués à des missions de conseil en stratégie et organisation, ressort-il d’un rapport de l’Inspection générale des finances publié début mars.
En cela, il confirme la tendance très croissante du recours à des consultants privés dans les ministères publics — sur laquelle le Sénat avait alerté voilà un an jugeant qu’on assistait à « un phénomène tentaculaire ».
Une évolution que l’ancien Premier ministre, Jean Castex, avait voulu endiguer, enjoignant les administrations à se mettre à la diète côté conseil et à verrouiller à triple tour les futurs achats avec force comités Théodule ministère par ministère.
Un an plus tard, les instances internes et les -15 % attendus sont là, disent en chœur les ministères sondés par l’IGF (Défense, Agriculture, Intérieur, Culture, Affaires étrangères, Environnement, Éducation, Sport, Finance, Justice, Travail).
Le contraire eût été étonnant. Et baisser les dépenses de conseil en stratégie de -35 % en un an (2022 vs 2021), après avoir bondi de +1 139 % en 6 ans (2015-2021), reste mesuré.
Transparence, quand tu nous tiens
Plus instructifs sont les sujets, les montants et les ministères clients des quelques missions qui émergent au fil des 500 pages de ce rapport. Des informations basiques que, pourtant, les services de l’État rechignent encore à publier.
Chaque parution (le rapport du Sénat de mars 2022, plus récemment le document que l’État annexera désormais chaque année à sa loi de finances) est l’occasion de mettre en place publique un certain nombre de ces missions.
La synthèse de l’IGF ne fait pas exception. Le ministère de la Défense, qui a son propre marché de conseil (16 cabinets de conseil retenus sur 4 ans pour une valeur totale de près de 50 millions d’euros) a ainsi passé en revue 30 demandes de prestations de conseil pour les exercices 2022 et 2023. Seules 19 ont été agréées par son nouveau comité d’approbation des achats de conseil créé en application de la circulaire de Jean Castex.
Mandater des consultants sur le doublement de la réserve : c’est non
Certaines choses ne passent plus. Ainsi, une mission – dont on ne sait en revanche pas quel cabinet devait la réaliser et sur quoi elle aurait porté – devait être consacrée au doublement de la réserve des armées.
Aujourd’hui, 40 000 militaires réservistes sont disponibles. Or, dans son traditionnel discours à l’Hôtel de Brienne le 13 juillet 2022, comme le rappelait Le Monde, Emmanuel Macron appelait à développer les « forces morales » de la France et le lien « armée-nation », en particulier au regard de la guerre en Ukraine, notamment en doublant ces forces de réservistes. Au ministère de la Défense, le dossier sera finalement géré en interne : décision a été prise d’internaliser cette réflexion.
D’autres missions à plus de 500 000 euros d’honoraires ont en revanche été actées : sur les bénéfices du déploiement du travail hybride, sur la transformation de la Direction centrale du service d’infrastructure de la Défense qui entretient l’un des plus vastes domaines immobiliers de l’État, ou encore sur l’évolution de l’organisation de l’Atelier de Clermont-Ferrand, où la maintenance des avions de la Patrouille de France est réalisée.
Europe, sport, justice : les consultants touche-à-tout
Plus coûteuse encore, la mission que le ministère des Affaires étrangères avait confiée à Roland Berger dans l’organisation d’une consultation nationale sur l’avenir de l’Europe en préalable à la présidence française de l’Union européenne. Honoraires payés par le Quai d’Orsay au terme de l’opération citoyenne : 1,7 million d’euros (1 059 343 euros en 2021 et 661 518 euros) tout début 2022.
Au Sport, un cabinet – on ne sait pas lequel, pour quoi faire et à quel prix – a été mandaté pour accompagner la mise en œuvre du Pass' Sport, voulu par le président Emmanuel Macron pour aider les plus modestes à prendre une licence sportive.
À la Justice, c’est le Boston Consulting Group (ou Ernst & Young, le rapport cite alternativement les deux cabinets pour une mission à la même date, sur le même sujet et pour le même montant) qui a été retenu pour se frotter au délicat sujet de l’extraction judiciaire.
Cabinets et inspection missionnés en parallèle sur les mêmes sujets
Les transports des détenus, le plus souvent des prisons vers les tribunaux, ont été transférés du ministère de l’Intérieur au ministère de la Justice en 2010 — suscitant depuis une difficulté récurrente d’un manque de personnel pour assurer la totalité de ces transports sur l’ensemble du territoire (65 244 extractions en 2016, selon un chiffre du ministère de la Justice). L’objet de la nouvelle mission de conseil conclue en avril 2022 : « assistance au transfert intégral des missions d’extractions judiciaires à la DAP (direction de l’Administration pénitentiaire, ndlr). »
Coup de griffe à ce sujet de l’Inspection générale de la justice. L’IGJ s’émeut qu’une mission de conseil ait été achetée à l’extérieur, pour des honoraires de 324 000 euros TTC, alors qu’elle avait été elle-même mandatée par les ministres successifs sur le même sujet en 2012, 2016 et 2021. « L’IGJ disposait a priori des compétences et de l’expertise pour réaliser la prestation de conseil », écrit-elle.
Même constat pour les 269 000 euros d’honoraires payés à EY pour la « la simplification des procédures de l’aide juridictionnelle » : l’IGJ indique avoir elle-même réalisé plusieurs missions sur le sujet.
Pire, du point de vue de l’IGJ, la saisine de ses propres services en parallèle d’un cabinet de conseil en stratégie sur le même sujet et au même moment : accompagner la direction des services pénitentiaires d’outre-mer dans la mise en place d’un délégué territorial océan Indien. 220 000 euros d’honoraires alors que l’inspection interne « a pris ultérieurement le relais du prestataire lorsque le marché est arrivé à son terme ». Un doublonnage qui n’a pas l’air de ravir les hauts fonctionnaires.
L’UGAP au final très présent dans les ministères
Particularité de cette dernière mission : elle a été commandée via l’UGAP, une centrale d’achat des collectivités et de l’État et un important pourvoyeur de conseil en stratégie via un marché-cadre pluriannuel dont la dernière mouture est sur les rails depuis six mois. En l’occurrence, faute de date, impossible de savoir qui de McKinsey, l’ancien détenteur du marché, ou de PwC, le nouveau, a réalisé la mission.
Au-delà de cette seule mission, plusieurs ministères font remonter à Matignon le report vers l’UGAP « pour pallier l’extinction de l’accord-cadre interministériel de la DITP (direction interministérielle à la transformation publique, ndlr) », comme l’écrit par exemple l’inspection de l’éducation, des sports et de la recherche.
Pour cause : à l’aune de la commission d’enquête du Sénat et de la vive polémique sur la place des consultants dans les services de l’État, le gouvernement avait reporté pendant de longs mois la reconduction de son marché-cadre de référence (chose qu’il vient de faire).
Conséquence : « sur l’exercice 2022, les marchés portés par l’UGAP représentent ainsi plus de 55 % de l’ensemble des dépenses engagées au titre de prestations intellectuelles », écrit l’inspection des sports. De même au ministère du Travail : la mission à 560 000 euros TTC commandée par la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle sur la « sécurisation opérationnelle des processus France Travail » a été réalisée via l’UGAP « dans l’attente de la notification du prochain accord interministériel DITP », écrit l’inspection des Affaires sociales.
Pareil au ministère de la Culture des trois missions de conseil en stratégie (amélioration du dispositif de crise ministériel) et de conseil en stratégie IT (simplification et dématérialisation des démarches usagers) commandées entre les 8 septembre 2022 et le 10 janvier 2023 pour un total de 831 000 euros TTC : elles l’ont toutes été via l’UGAP.
De quoi relativiser les récents propos des dirigeants de PwC en France : ils indiquaient à Consultor s’être positionnés sur le marché UGAP pour servir davantage les collectivités territoriales que les ministères. De fait, le cabinet semble également beaucoup intervenir à ce niveau-là.
Établissements publics : la terra incognita
Dernier élément notable dans le rapport de l’IGF : le poids des établissements publics sous tutelle de l’État (800 établissements selon le Conseil d’État) dans les dépenses de conseil en stratégie. En 2022, elles étaient de 3,3 millions d’euros pour la transformation numérique à l’Agence des services et de paiement (ASP), sous la double tutelle des ministères de l’Agriculture et du Travail. Elles étaient de 1,2 million d’euros en 2022 à l’Office national des forêts, qui a indiqué à l’IGF s’adjoindre ces services, notamment pour définir la stratégie de l’établissement chargé de l’entretien, du développement et au renouvellement des forêts publiques.
« Les dépenses en prestations intellectuelles de ces établissements, parfois très importantes (les prestations informatiques de la Bibliothèque nationale de France, la communication internationale du château de Versailles…) sont une terra encore incognita sachant qu’il n’existe aucune remontée et agrégation de l’information », juge même l’inspection du ministère de la Culture (qui compte environ 80 établissements publics sous sa tutelle).
Les inspecteurs à la culture indiquent même vouloir y consacrer une de leurs prochaines missions. Ils ne seront pas seuls à le faire : l’inspection du ministère de l’Environnement et du Développement durable a déjà interrogé à ce sujet les 16 établissements publics les plus importants sous sa tutelle. Réponses attendues au premier trimestre 2023.
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