Rapport sur le métier d’enseignant : McKinsey a-t-il fait le taf ?
Le rapport de 2020 réalisé par McKinsey sur les évolutions nécessaires du métier d’enseignant est public depuis peu. Un « enseignement » longtemps resté – sciemment – dans l’ombre, qui pose question tant sur la forme que sur le fond.
496 800 euros : tel est le montant du chèque reçu par McKinsey à la suite de son rapport réalisé en 2020 « Éclairer les évolutions du métier d’enseignant au XXIe siècle ». Ce rapport a été rendu public le 11 janvier dernier, après un an de demandes répétées à la CADA, Commission d’accès aux documents administratifs) de deux journalistes d’investigation, Marc Rees, du site L’Informé, et David Libeau, développeur, membre de l’association OpenKnowledge France. La CADA aurait-elle traîné des pieds à la demande du gouvernement ? C’est ce que pense en tout cas Éliane Assassi, sénatrice et rapportrice du projet de loi sur l’influence des cabinets de conseil dans la sphère publique.
Rappel des faits
Initialement, la Direction interministérielle de la Transformation publique, DITP, qui gère le principal marché de conseil de l’État, avait commandé à McKinsey (dans le cadre du contrat-cadre de la DITP 2018-2022 d’une enveloppe de 10 millions d’euros) l’organisation d’un séminaire début d’année 2020. Son but : « réfléchir à quelles étaient les évolutions du secteur de l’enseignement, des évolutions attendues du marché d’enseignant et, à ce titre, quelles pouvaient être les réflexions autour du métier d’enseignant », comme l’avait justifié lors de son audition par la commission sénatoriale le 18 janvier 2022, Karim Tadjeddine, l’ex-Monsieur « Secteur Public » de McKinsey. Ce séminaire physique, d’abord reporté à l’été 2020 pour cause de covid, a été finalement annulé et remplacé par un colloque à distance le 1er décembre 2020, « Quels professeurs au XXIe siècle ? », organisé par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Le cabinet Mc Kinsey a, quant à lui, rendu son rapport fin juin 2020 au terme de sa mission (une date confirmée par la ministre de la Transformation et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, lors de sa propre audition au Sénat).
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Mardi 18 janvier, lors de leur audition par la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques, deux partners de McKinsey à Paris ont dû répondre des tenants et aboutissants de deux missions dans le secteur public.
Les bonnes relations McKinsey/DITP
Pourquoi le cabinet a-t-il été préféré au BCG et à Roland Berger, autres cabinets attributaires de l’accord-cadre 2018-2022 de la DITP ? Depuis 2019, la DITP est dirigée par Thierry Lambert
« Nous travaillons depuis 20 ans maintenant sur l’analyse des systèmes d’éducation », avait alors justifié devant le Sénat Karim Tadjeddine, celui qui était encore associé du cabinet. McKinsey, présent dans 120 villes de 65 pays, doté d’une practice de référence sur le sujet au niveau mondial, apparaît objectivement totalement légitime sur le sujet de l’éducation. Pour preuve, ses nombreuses références à l’international sur le sujet pour les États et ses récurrents articles thématiques de fond, au moins un par mois, rédigés et signés par des équipes interbureaux et des senior advisors dédiés.
Dans ce rapport pour la DITP, rien n’indique que McKinsey en est à l’origine. Rien non plus sur l’identité des auteurs : est-ce un travail de la team franco-française ? Y a-t-il eu (ou pas) collaboration des experts éducation McKinsey à l’international ? Un livrable non identifiable donc… un manquement selon la mission parlementaire ; la proposition de loi rédigée par les sénateurs impose une identification claire des livrables, avec logo et charte graphique, des demandes intégrées dans le nouveau marché DITP.
Un rapport à 2800 € la page
Quid d’abord du coût de ce rapport devenu tout de suite polémique depuis sa publication ? C’est à première vue un copieux rapport de 204 pages rédigées, soit au total, d’après les calculs de Consultor, quelque 53 000 mots, quelque 373 000 signes tout compris (tableaux, notes…), près de 250 feuillets.
Moins 26 pages de photos d’illustration issues des sempiternelles banques de données et de pages vierges de couleur pour « aérer » le texte… soit près de 2800 € la page rédigée payée à McKinsey (pages de chapitres et titres inclus).
Sur la forme, McKinsey a proposé une (surprenante) présentation « a minima » : des graphiques et une mise en page des textes plutôt basiques, sans recherche sur la typo, ni la couleur, bien loin de leurs habituels livrables.
496 800 euros, une facture salée ? Cette somme correspond à la rémunération de 124 à 142 journées cumulées de travail pour un consultant chez McKinsey ; la moyenne jour pour ce type de profil se situant entre 3500 et 4000 €. Soit 1,5 équivalent temps plein de poste de consultant lissé sur les cinq mois de la mission. Sachant que le géant McKinsey dispose aussi d’une équipe dédiée pour collecter des données et produire des études et des infographies, pas forcément des consultants donc, à des rémunérations moindres.
La plus-value McKinsey en question
Sur le fond, que penser de ce rapport plutôt fourni ? Avec à l’appui moult graphiques, tableaux, études de cas comparatifs des systèmes éducatifs et autres données socio-économiques internationales. Amendés régulièrement par les spécificités « frenchies ».
Les références, citées en pied de page, sont des sources… publiques. Seules quelques données sont issues de travaux du McKinsey Global Institute ou d’études réalisées en interne : p. 25 « Future of work » de 2018, p. 38, « How the world’s most improved school systems keep getting better » datée de 2010, p. 43, « How to Improve Student Educational Outcomes » de 2017. Et quelques sources plutôt surprenantes, comme la reprise d’une enquête réalisée pour la communication d’un cabinet d’architectes, qualifié d’étude par McKinsey (p. 106).
Autre absence surprenante. Quelque 200 pages, et aucune bibliographie détaillée en fin de rapport, une norme dans ce genre de travaux de fond, un gage de qualité du travail de recherches effectué, comme l’atteste par exemple l’un des rapports de l’Institut Montaigne, dont McKinsey est d’ailleurs l’un de ses partenaires privilégiés.
Aucune référence non plus aux « bonnes pratiques » issues de leurs publications sur l’éducation, par exemple, leur analyse publiée en juin 2019 sur la réforme de l’éducation en Norvège.
Les enseignants, au mérite !
Sur le fond toujours, il est d’ores et déjà mis au pilori par une grande partie des enseignants (et en premier lieu leurs syndicats). « Pourquoi confier ce sujet à des consultants issus notamment des grandes écoles de commerce formés durant toute leur scolarité à l’idéologie néo-libérale et dont on voit bien les limites ? » s’énerve Thierry le Bihan, prof en sciences éco en lycée à Nantes, ex-secrétaire départemental du SNS-FSU, contacté par Consultor. Et un point qui fait particulièrement bondir les intéressés : la proposition de mettre en place une prime d’équipe au mérite liée à la réussite du projet d’établissement.
Plagiat, pas plagiat ?
Les journalistes d’investigation, David Libeau et Marc Rees, premiers destinataires du rapport McKinsey, sont allés fouiller dans ses données et métadonnées. Ils suspectent un plagiat de la part du cabinet, dont la victime serait Yann Algan, professeur d’économie. Ce doyen de l’École d’affaires publiques (EAP) à Sciences Po entre 2015 et 2021 a lui-même rédigé un rapport à la suite du colloque virtuel (du Conseil scientifique de l’éducation nationale) de décembre 2020. Un chercheur qui reconnaît l’utilisation de quelques graphiques réalisés par le cabinet ; en fait, la quasi-totalité est « estampillée » McKinsey. Des reprises qui auraient d’ailleurs été, selon la ministre Amélie de Montchalin entendue au Sénat, une façon d’amortir la facture salée.
En reprenant de nombreux éléments d’analyse du rapport de Yann Algan. « Les paragraphes sont similaires avec seulement quelques reformulations. On aurait pu croire à des citations prises dans les mêmes sources (comme des documents de l’OCDE souvent cités), cependant une erreur de copier-coller permet selon moi de qualifier ces similarités de plagiat », avance David Libeau. Plagiat, pas plagiat. C’est à la justice de le dire…
Maintenant, la question est de savoir à quoi a vraiment servi ce rapport de 2020 à près de 500 000 euros. La mission d’enquête sénatoriale, dans son rapport, s’avère des plus critiques. « Ce livrable de McKinsey se résume ainsi à une compilation – certes conséquente – de travaux scientifiques et à la production de graphiques fondés sur des données publiques… Quant au ministère de l’Éducation nationale, il indique que le rapport de McKinsey a pu alimenter sa réflexion sur l’accompagnement des professeurs par leurs pairs (mentorat), le besoin de repenser leur formation et la nécessité de mieux valoriser leurs compétences. Malgré le coût de l’étude…, la valeur ajoutée de McKinsey n’est donc pas démontrée, tant au regard du contenu des livrables que de l’usage qui en a été fait. »
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