Avocat et consultant : la difficile équation
Ce sont des profils plutôt atypiques au sein des cabinets de conseil en stratégie. Certains avocats choisissent la strat’ plutôt que le barreau. Ils y sont recherchés, non pas pour leur connaissance du droit, mais pour leurs qualités personnelles, d’éloquence ou de rigueur. Les avocats-consultants Rémi Philippe, senior consultant chez Kea & Partners, et Grégoire de Vogüé, ex du BCG et d’Ares & Co, avocat chez Taj, donnent leur point de vue.
Les profils ne sont pas légion, dans un sens ou dans l’autre : des consultants qui se sont frottés au droit lors de leurs études ou dans la vie professionnelle ou, inversement, des profils qui ont endossé la robe d’avocat puis sont passés dans le conseil en stratégie.
Pourtant, les juristes de formation sont très appréciés par les cabinets, à l’instar récemment du BCG, et de Yann Senant, managing director du BCG qui, à l’automne dernier, postait sur LinkedIn un petit message qui leur était destiné : « Êtes-vous un étudiant en droit ou un jeune professionnel ayant une formation en droit ? Vous êtes-vous déjà demandé si le conseil était fait pour vous ? », s’enquerrait alors l’associé, promettant un échange à bâtons rompus avec deux consultants maison eux-mêmes diplômés en droit.
Un profil (pas) type
Chez Kea & Partners, depuis la création du cabinet il y a vingt ans, c’est également une typologie de profils recherchée. « Ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les doubles cursus en général, et celui droit/école de commerce en fait partie. Les juristes développent particulièrement certaines compétences qui sont de vrais atouts pour le métier de consultant : rigueur, structuration de pensée et éloquence. Cette formation leur apporte une ouverture et une vision dans leur façon de penser qui leur est propre », entérine Julie Pellerin, chargée du recrutement et de la marque employeur du cabinet.
L’avocat-consultant de Kea, Rémi Philippe, précise : « Notre façon de cadrer la réflexion est moins normée. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai passé mes études de cas. J’avais vraiment le sentiment que je ne les abordais pas comme les autres. »
Un aller-retour avocat/conseil
Qu’ont-ils de si particulier ces avocats devenus consultants, qui ont préféré la voie du conseil – en tout cas à un moment donné de leurs parcours professionnels –, à celle du barreau ?
Grégoire de Vogüé est avocat associé chez Taj depuis 2014, le cabinet d’avocats de Deloitte. Il a suivi une double formation à HEC et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, un DESS droit et fiscalité, en 2001, avant d’obtenir le CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat) et de prêter serment en tant qu’avocat. En parallèle, il rejoint Taj comme fiscaliste spécialisé en prix de transfert.
Pourtant, en 2006, Grégoire de Vogüé fait le choix du conseil en stratégie, au Boston Consulting Group, un cabinet où il officiera durant quatre ans. « Après quelques années, les aspects business me semblaient plus intéressants que de ne travailler que sur la fiscalité, et je voulais élargir mes compétences dans ce domaine. Je suis donc reparti presque de zéro au BCG en tant que consultant. Il m’a fallu une bonne dose d’humilité et accepter de réapprendre beaucoup. Pour le consultant, ce qui prime c’est plus l’ultra-synthèse et la quintessence du message, alors que le juriste vise plus une description complète des tenants et aboutissants d’un problème », reconnaît-il aujourd’hui.
Au BCG, l’avocat devenu consultant n’est cependant pas utilisé pour ses compétences de juriste, mais comme consultant polyvalent. « Ce n’est que de manière assez secondaire que mes compétences juridiques ont été utilisées, cela ne concernait pas les sujets fiscaux, mais par exemple, dans le cadre de missions de restructuration et un peu en M&A, où l’on échangeait beaucoup avec les avocats, ça aidait ! En effet, ma maîtrise du Code général des impôts ne servait en rien aux missions classiques. C’était plutôt un vernis juridique sur certains sujets. Mon passé apportait plus un éclairage additionnel dans le traitement de certains sujets et représentait plutôt de la culture générale », ajoute l’ancien project leader du BCG.
Ce qui n’empêche pas Grégoire de Vogüé de rejoindre ensuite Ares & Co, cabinet de conseil spécialisé en services financiers comme principal (entre 2010 et 2014), avant de retourner chez Taj exercer son métier d’avocat. « Je m’épanouissais en tant que consultant, mais un concours de circonstances m’a donné l’opportunité de retourner chez Taj. Et la vision de plus en plus business et éco de la fiscalité internationale me permet d’utiliser au mieux mon savoir-faire de consultant et de fiscaliste. Ce parcours de carrière m’a donc permis de construire des compétences très complémentaires. »
Après la robe d’avocat, le costume du consultant
Même complémentarité pour Rémi Philippe chez Kea : il a, tout comme Grégoire de Vogüé, décroché un double diplôme en 2016, de commerce à HEC et de droit, master droit des affaires à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avant de passer par l’École de formation du barreau de Paris (2017).
« J’avais au départ une idée vague de ce que je souhaitais faire, alors je me suis tourné vers une formation généraliste, et utilisé mes stages pour préciser ma carrière. J’avais une curiosité pour le secteur du droit, j’ai un avocat dans mon entourage. Alors quand j’ai commencé mon parcours juridique, il m’était naturel et logique d’aller jusqu’au bout du challenge. »
Mais une fois ses études juridiques terminées, l’avocat fait le choix de ne pas poursuivre pour devenir stratège. « Je crois que j’ai été déçu de la pratique du métier au regard de ce que j’ai vu en tant que stagiaire. L’équipe de fiscalistes travaillait davantage comme avocat-conseil plutôt que dans la défense des intérêts des clients devant les juridictions. Aller dans le conseil, c’était conserver une posture d’avocat comme conseiller client, mais aussi avoir un rapport plus frontal et direct avec lui. »
Depuis trois ans maintenant chez Kea, l’avocat Rémi Philippe utilise lui aussi que très peu ses compétences juridiques, en étant affecté sur des missions des plus généralistes : de la transformation, à l’accompagnement au changement, en passant par l’analyse marketing. Et si son background juridique lui est utile parfois, c’est loin d’être une généralité : « Cela peut arriver lorsque je discute avec le conseiller juridique du client. Dans ce cas, la discussion est directe, car on parle le même langage, on se comprend tout de suite. » Les clients dissociant bien le conseil en strat’ et le conseil juridique : « Quand les entreprises ont ces besoins spécifiques, elles se tournent vers leur avocat. »
En somme : les avocats sont recherchés dans le conseil en stratégie, mais leurs compétences juridiques largement inexploitées.
Des métiers antinomiques ?
Plusieurs raisons l’expliquent.
De fortes différences d’approche d’abord. « Un consultant, devant un problème, émet des hypothèses et réfléchit à réaliser un livrable le plus efficace possible. Là où le juriste étudie et pointe chaque détail, et va au fond des choses, et réalise un rapport complexe et technique », dit Grégoire de Vogüé.
Puis, la plupart du temps, consultants et avocats ne travaillent pas ensemble sur les dossiers. Ces deux mondes restent assez hermétiques. Les Big 4 ont créé leur structure ad hoc… Un consultant à profil juridique n’est donc quasiment jamais en contact avec son secteur de formation initiale, a contrario des profils pharma/médecins par exemple. C’est encore plus vrai sur les sujets de due diligence, pour lesquels il y a d’abord une mission strat’ avant de faire appel aux avocats pour éplucher les dossiers.
Une association qui pourrait être efficace
Noro-Lanto Ravisy, avocate spécialisée en M&A, aujourd’hui partner chez ASAFO & Co, déplore cette situation de fait. Cette ancienne partner d’Andersen et d’EY estime qu’un regard croisé entre le conseil et les compétences juridiques et fiscales présente un intérêt majeur.
« Le projet du client n’est pas saucissonné en différents sujets, juridique, fiscal, organisationnel, financier, IT ou RH. C’est un seul et même projet qui a plusieurs dimensions. Il existe des différences d’approche entre ceux qui définissent la stratégie et ceux qui sont chargés de sa mise en œuvre juridique, ce qui rend la prise de décision du dirigeant très complexe. Un bon conseil doit donc appréhender en amont cette vision transversale. Et les profils d’avocats-consultants, encore trop rares, pourraient ainsi être très utiles. »
Une analyse que le consultant de Kea Rémi Philippe confirme. « La due diligence serait l’un aspects du business où l’hybridation des profils serait la plus utile : dans la façon de rendre des comptes au client, un double discours, analysé par une seule et même personne compétente sur les deux aspects, capable de réconcilier les problématiques des deux rapports, apporterait une forte valeur ajoutée différenciante. »
Par petites touches des rapprochements interviennent déjà. « De plus en plus, les clients attendent du juriste une solution opérationnelle plutôt qu’une présentation de solutions possibles, et la mise en œuvre des codes du consulting dans la manière de délivrer un message est un vrai plus », analyse par exemple Grégoire de Vogüé.
Tout en mettant en garde : « En France, il existe un monopole de la profession d’avocat sur le droit et la fiscalité. Pour un cabinet de conseil en stratégie, il y a des sujets sur lesquels il n’est pas possible d’aller. » Avec pour ceux qui s’y aventureraient le risque de ne pas être couverts par leurs assureurs voire d’être attaqués devant le Conseil de l’ordre des avocats.
Barbara Merle pour Consultor.fr
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